Aussitôt, nous lui emboîtâmes le pas vers l’intérieur de la salle d’armes. L’espace avait été réaménagé pour figurer une sorte de tribunal – du moins, je le supposais, étant donné que je n’avais jamais eu l’occasion de pénétrer dans ce genre d’endroit. Plusieurs grandes tables avaient été disposées, derrière lesquelles siégeaient les autorités de la Confrérie : maître Karolys, Aspard, Marravin, Kohler et Harlon. Même si j’en mourais d’envie, j’évitai de solliciter du regard ceux que je savais susceptibles de me témoigner une certaine bienveillance. Leur avis personnel n’aurait pas sa place lors de cette séance.
Les membres des deux parties demeureraient debout, comme des enfants sommés d’avouer leur faute. Au moins le capitaine inconnu n’avait-il pas reçu un traitement meilleur que le mien.
À ce moment où je ne pouvais plus reculer, je sentis la peur me rattraper, comme si tous les organes à l’intérieur de mon corps se liquéfiaient. Mes jambes tremblaient et ma bouche s’était brusquement asséchée. Même les figures les plus sympathiques de cette assemblée avaient pris à mes yeux l’apparence de redoutables censeurs. J’avais beau savoir que le soutien de maître Karolys m’était tacitement acquis, j’étais conscient du fait qu’il ne pouvait risquer sa position pour moi.
Mon mentor se leva et me regarda droit dans les yeux :
« Capitaine Herezan. Vous avez été appelé devant le conseil de la Confrérie pour désobéissance aux consignes qui vous ont été données, celles de simuler votre défaite pour entraîner la reddition de notre proie. Vous êtes accusé par le capitaine Derkhan, ici présent, d’avoir refusé ce rôle et d’avoir adopté celui de défenseur, que vous ne deviez en aucun cas assumer. Nous allons laisser dans un premier temps la parole à votre accusateur, afin que vous soyez bien informés des faits retenus contre vous. »
Derkhan s’avança d’un pas. Il devait connaître bien mieux que moi le déroulement de ce genre de procédure, ce qui n’augurait rien de bon… tout comme son assurance manifeste.
« Moi, Arlen Derkhan, accuse le capitaine Herezan, ici présent, non seulement de n’avoir pas tenu le rôle qui lui avait été assigné par le conseil, mais aussi d’avoir infligé des dégâts à ma nef et blessé deux de mes hommes. »
Je soupirai de soulagement : personne n’était mort…
« Qu’avez-vous à répondre à ces accusations, capitaine Herezan ? »
Je me redressai, tentant de montrer une assurance que j’étais très loin d’éprouver.
« Comme vous le savez sans doute, mon adversaire désigné devait être le capitaine Pirenze. Nous avions revu ensemble en détail le déroulé de l’opération. Mes hommes et moi avons éprouvé une surprise légitime en voyant apparaître une autre nef dans le rôle de l’attaquant. »
Je vis Harlon ricaner et songeai que je creusais sans doute ma propre tombe. Ma proposition de répéter les attaques simulées n’avait pas été du goût de tous, et je restais convaincu d’avoir été la victime d’un coup monté destiné à montrer qu’en dehors de cette préparation soigneuse, je perdais tous mes moyens.
« Malgré tout, poursuivis-je dans l’espoir de redresser le tir, je n’ai jamais eu peur de m’adapter circonstances. En ce qui concerne les combats réels, je demeurai un partisan de l’improvisation. N’ai-je pas toujours soutenu que l’étude des batailles anciennes ne servait qu’à illustrer le champ de possibilités, mais certainement pas à guider chacun de nos mouvements ? »
Derkhan se crispa :
« Capitaine Herezan, nous ne vous avons pas demandé une leçon de stratégie, mais que vous reconnaissiez vos erreurs devant le conseil de la Confrérie ! »
Ces paroles firent naître en moi une rage profonde :
« Et moi, capitaine Derkhan, je suis venu justifier mes actions et montrer que si quelqu’un a commis des erreurs, ce n’est certainement pas moi !
— Insinuez-vous…
— Je n’insinue rien du tout ! Je vous laisse une chance de vous défendre de vos propres actes… Peut-être avez-vous reçu des consignes contraires à celles qui m’étaient parvenues ? En ce cas, il nous suffira de mettre en lumière ce souci de transmission… »
Son visage se renfrogna. J’avais repris la main pour le moment. Mais ce petit triomphe, je m’en doutais bien, ne représentait qu’une brève respiration dans une course haletante.
« Jeune homme, ne prétendez pas connaître ces consignes mieux que moi ! Voici quinze ans que je sers dans la Confrérie ! »
Je conservai mon calme, en grande partie parce que la réponse germait déjà dans mon esprit :
« Certes, mais si vous les connaissez si bien, pourquoi donc les avez-vous violées ? Vous avez agressé mon employeur, alors même que les attaques directes sont bannies pour les risques qu’elles font courir autant aux transporteurs qu’aux escorteurs de la Confrérie. D’autant plus si le client est armé et qu’il sait se servir de ses canons, ce qui était ici le cas. Les actions répétées et rapprochées ne pouvaient pas permettre la distance de sécurité qui devait empêcher l’implication du transporteur. »
Un temps de silence suivit mes paroles. Derkhan m’adressa un petit sourire méprisant :
« Cette affirmation n’engage que vous. Lorsque la nef de Pirenze a subi une avarie et qu’il m’a demandé de le remplacer, il m’a bien prévenu que vous n’étiez qu’un jeune trublion inexpérimenté et imbu de sa soi-disant valeur. Il a bien précisé que vous étiez incapable de sortir du schéma prévu, en dépit de toutes vos vantardises d’officier issu de l’académie ! »
Je sentis mon cœur sombrer. Ainsi, Pirenze m’avait bel et bien trahi… Le regard goguenard que Derkhan tournait vers moi ne laissait aucun doute sur la malice contenue dans cette affirmation, qu’elle fût vraie ou fausse. Ce qui finalement importait peu. Je voyais déjà Harlon sourire comme chat qui venait de voler de la crème.
Une main se posa sur mon épaule ; Arzechiel se pencha vers moi :
« Ne vous faites pas avoir, capitaine. Vous avez la vérité avec vous. À vous de prouver votre sincérité… »
Je me redressai : mon second avait raison. Il était hors de question de se laisser avoir par ce fat !
« Eh bien, déclarai-je avec hauteur, expliquez donc à tout le monde comment s’est déroulé ce combat… »
Derkhan me lança un regard assassin :
« Je ne vois pas en quoi j’ai besoin de m’expliquer, déclara-t-il d’une voix pompeuse. Au lieu et au moment convenus, j’ai approché la Bravida et la nef qu’elle escortait… »
Je levai la main, sollicitant la parole.
« Capitaine Herezan, vous avez quelque chose à dire ? intervint maître Karolys.
— Je voulais juste préciser que la nef du capitaine Derkhan est survenue bien plus loin que convenu. Je trouve d’ailleurs fort dommage que le capitaine Pirenze n’ait pas pu nous rejoindre ce matin. Son écho serait peut-être différent de celui que nous a laissé à entendre la capitaine Derkhan. Cela dit, ajoutai-je, mû par une inspiration soudaine, d’après le règlement de la confrérie, le changement d’adversaire n’aurait-il pas dû m’être notifié à l’avance ? »
Maître Karolys se tourna vers Harlon :
« En avez-vous été averti, cher ami ? »
Le responsable de la « branche militaire » plissa légèrement les yeux :
« J’en ai en effet été notifié, de façon parfaitement régulière.
— A priori, le capitaine Herezan prétend ne pas en avoir été averti.
— C’était au Capitaine Derkhan de l’en informer. »
Cette fois, mon accusateur me lança un regard si agressif qu’il semblait vouloir m’embrocher avec.
« Le capitaine Herezan peut affirmer tout ce qui lui plaît. Il a largement montré qu’il n’était pas fiable… rétorqua-t-il violemment.
— Vraiment ? répondis-je en plongeant mes yeux dans les siens. Pouvez-vous me dire, dans ce cas, qui est l’homme d’équipage que vous avez envoyé me prévenir ? »
Derkhan marqua un temps d’arrêt, visiblement indécis. Je voyais un petit sourire se dessiner sur le visage de Marravin. Aspard opina avec une satisfaction non dissimulée. Quant à Harlon, il semblait attendre avec plus d’intérêt que de colère l’issue de cette affaire. Avait-il vraiment trempé dans cette mise en scène ? Je commençais à éprouver quelques doutes à ce sujet.
« Bien sûr ! répondit enfin mon accusateur. Il s’agissait de mon maître-gabier, Terrun, ici présent ! »
L’homme approuva d’un hochement de tête.
« Je peux en témoigner… »
Je haussai les épaules :
« Je ne me souviens pas vous avoir vu aux abords de ma nef, monsieur Terrun. Dans ce cas, vous vous êtes sans doute adressé à l’un de mes hommes ? À mon second, peut-être ? »
L’homme ouvrit la bouche et la referma plusieurs fois, avant de déclarer enfin :
« Bien… bien sûr… »
Je fis alors signe à mes sous-officiers de s’avancer ; je savais que leur physionomie ne s’oubliait pas si aisément, surtout pour Brunman et Rasvick.
« Pouvez-vous me dire, alors, lequel de ces messieurs est mon second, puisque vous êtes censé l’avoir rencontré ? »
Le sbire resta immobile, la bouche ouverte. Marravin éclata de rire. Aspard arborait un petit sourire. Le visage de Derkhan avait pris la couleur de la cendre.
« Mais je… » bafouilla-t-il.
J’ignorai quel heureux hasard – ou coup de pouce du destin – avait voulu que je relève cet infime détail qui avait fait tourner les tables en ma faveur, mais je lui étais profondément reconnaissant.
« À présent, poursuivis-je, je vais vous donner ma version de l’incident. Telle que je l’ai vécu et qu’elle a été validée par mes hommes ici présents !
— Eh bien, faites, mon garçon ! » déclara Karolys, les yeux pétillants.
Je me lançai dans le récit qui avait été revu autant par moi que par mes subordonnés. Les faibles tentatives du capitaine adverse pour m’interrompre furent vite repoussées par l’assurance de notre propos. Au bout de la troisième tentative pour nous mettre en défaut, je me tournai vers le jury :
« Je vous propose une chose : je vais quitter la pièce avec mes sous-officiers, et pendant ce temps, prenez à part le capitaine Derkhan, puis ses hommes, l’un après l’autre, et voyez s’ils vous raconteront la même chose ! »
Mon antagoniste se redressa, rouge comme un coq en colère :
« Je suis sûr qu’ils se sont mis d’accord sur un conte quelconque !
— Je peux vous assurer que ça n’en est pas un, répondit Arzechiel d’un ton grave. Chacun d’entre nous peut raconter ce qu’il a vécu depuis son poste, et même s’il peut y avoir quelques variations, dues à la nature différente de nos tâches ou quelques petits défauts de mémoire, nous rapporterons une histoire identique ! »
Maître Karolys se tourna vers le responsable de la branche « militaire » :
« Qu’en pensez-vous, capitaine Harlon ? Cela pourrait être intéressant… »
Son interlocuteur prit un air pensif, avant de se lever et de déclarer d’une voix forte :
« Il suffit ! Je n’ai pas de sympathie particulière pour le nobliau et ses velléités de révolutionner nos usages, mais il est évident que vous avez tenté de piéger le capitaine Herezan. Vous nous avez déconsidérés par vos mensonges. Nous réunirons un autre conseil pour statuer sur votre cas et examiner l’implication du capitaine Pirenze. En attendant, si maître Karolys en est d’accord, nous pouvons estimer que le capitaine Herezan n’a fait que répondre à une action irrégulière et le libérer de tout soupçon. Il devra se contenter de nous livrer un rapport complet sur cette histoire. »
Je n’en croyais pas mes oreilles, pas plus qu’Arzechiel et mes autres hommes ; après un moment de confusion, nous réalisâmes enfin que nous étions totalement blanchis.
Je n’osais même pas m’en réjouir, soudain saisi par un profond épuisement.
« Capitaine, ajouta maître Karolys, je vous donne congé. Vous avez un rapport à écrire ! »
Je faillis lui répondre qu’il était déjà rédigé avant de me raviser. Il le savait aussi bien que moi, mais il désirait que nous restions discrets sur ce fait. J’opinai avec un sourire las. Après avoir pris congé des membres du conseil, je rentrai dans ma chambre en traînant des pieds, suivi par une petite troupe profondément soulagée.
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