Je me réjouissais de la présence d’un miroir en pied, qui avait été récemment installé dans mes appartements à la Nef blanche.
Non par prétention – même s’il était agréable de pouvoir vérifier l'ensemble de sa mise – mais parce que mon apparence jouerait sur la manière dont je serais perçu. La veste rouge du capitaine d’escorteur que j’étais devenu aux yeux du monde avait fait de moi un tout autre personnage qu’Herlhand vor’Deiter, qui subsistait malgré tout sous cette défroque.
Après mûre réflexion, j’avais choisi de garder une courte barbe qui dissimulait un peu ma jeunesse. Mes cheveux avaient été rafraîchis et attachés en catogan sur ma nuque. Sous la fameuse veste, je portais un gilet de cuir – ma seule concession à mon ancienne allure « civile ». Une culotte, de cuir également, et de hautes bottes noires complétaient ce costume. Je travaillais à changer mon maintien, qui n’était plus si rigide que l’avait exigé l’académie d’Harroldhem, mais moins relâché que celle du fuyard recherché par l’empire ; le fait de disposer de nouveau de deux jambes fonctionnelles y aidait quelque peu.
Herezan n’était pas tout à fait moi ; il représentait une facette de ma personne, un peu forcée, un peu altérée… Je le voyais plus brusque et plus arrogant, mais un peu plus rigoureux. Il était convaincu de ses compétences, mais à moins bon escient qu’Herlhand. Il n’aurait pas aimé Serefia de manière aussi absolue ni aussi dangereuse et, sans doute, l’aurait-il oubliée plus vite… Cela rendait Herezan plus facile à incarner qu’Herlhand.
Quatre mois complets s’étaient écoulés depuis mon arrivée dans la Confrérie, et j’allais pour la première fois tenir un rôle actif, après moult missions d’une affligeante banalité. J’avais fait mon chemin, de façon plutôt tranquille, mais l’opération constituerait un cap important dans ma carrière. Ce test reposerait en grande partie sur ma capacité à feindre l’impuissance. Ce qui ne manquait pas de provoquer en moi une certaine nervosité…
La solution que j’avais proposée n’avait pas conquis tout le monde. Certains avaient bien tenté de l'expérimenter, mais avec un bonheur inégal selon l’intérêt et l’investissement qu’ils voulaient bien y mettre. D’autres avaient refusé de s’y prêter. Au final, maître Karolys avait décrété que chacun restait libre de l’appliquer ou non, et que les duos attaquant et « canard » seraient composés en fonction de l'avis de chacun sur la question. J’avais eu la chance de tomber sur un partenaire assez sympathique, un dénommé Pirenze, Havrais de son état. Il ressemblait en tout point à l’idée qu’on pouvait se faire des habitants de la cité marchande : un homme de taille moyenne, mince, brun, le teint mat, l’esprit et le regard vif, matois et plein de faconde. Nous nous étions tout de suite bien entendus ; j’appréciai son caractère enjoué et pragmatique. Il ne faisait pas partie des favoris d’Harlon, ce qui expliquait sans doute pourquoi il s’était rapproché de moi. Notre duo fonctionnait ; il avait même accepté que nous répétions le combat sur un coin désert de la vaste plaine, où la Bravida et sa propre nef, la Cornuga, avaient joué au chat et à la souris.
Je vérifiai une dernière fois ma mise et je me dirigeai vers le port aérien, après avoir pris congé de Klehon, salué les membres présents de la Confrérie et subi une manifestation d’enthousiasme de la part de Merien, pour qui je devais être passé au rang de plus grand capitaine de tous les temps. C’était une enfant adorable, et le fait de vivre dans une auberge appartenant à des pirates n’avait en rien altéré son innocence. Je ne pouvais en dire autant d’Anya, certes plus âgée, mais dont l’esprit rusé me perturbait parfois. Elle n’avait visiblement pas reçu l’éducation soignée de Merien, mais je la pensais plus apte à faire son chemin dans la vie. Seul l’avenir pourrait le confirmer.
Le fiacre me conduisit vers ma nef et mon équipage sous un soleil de plomb. La saison chaude sévissait depuis deux mois et durerait un mois encore pour faire place à un froid impitoyable, si le climat ressemblait à celui de ma terre natale. Heureusement, une fois en altitude, l’air deviendrait bien plus vivifiant et ma veste cesserait de vouloir me cuire à l’étouffée. Je descendis avec soulagement de la boîte fermée que représentait le véhicule, pour entrer dans un autre type de fournaise. La vaste étendue de gravier du port aérien semblait concentrer toute chaleur de la ville ; même en tentant de rester dans l’ombre des nefs, je me demandai si j’arriverai à la Bravida sans être braisé à point. Je regrettai amèrement la fraîcheur relative de l’auberge.
Arzechiel m’attendait au pied de l’appareil, accompagné de Murnach Harpel, le propriétaire de la cargaison que j’allais garder. J’éprouvais un peu de peine pour lui. Il se retrouverait dépouillé de ses biens d’ici peu. Le choix des navires à cibler s’opérait avec un très grand soin. Maître Karolys tenait à ce qu’aucune attaque ne précipitât la ruine de ses victimes. Les négociants, en un sens, se révélaient plus vulnérables que les transporteurs. Pour cette raison, ils se regroupaient pour entretenir des fonds de protection destinés à indemniser ceux dont la condition devenait difficile du fait d’un accident ou d'un acte de piraterie. Encore fallait-il que cette situation ne se répétât pas trop souvent.
La Confrérie veillait avec une attention toute particulière à ce qu’aucune nef ne fût assaillie plusieurs fois de suite à trop bref intervalle. Dans cet objectif, Kohler et ses collaborateurs se renseignaient grâce à des complices dans l’administration du port sur les engins en partance, leurs propriétaires, leurs armateurs et les négociants qui leur confiaient leur cargaison. Ils tenaient des registres fort précis qui leur permettait de déterminer quelles nefs avaient fait l’objet d’attaques récentes et ne devait pas en subir d’autres avant un certain temps, quels commerçants étaient trop démunis pour constituer une cible rentable, ou assez prospères pour offrir des ressources intéressantes sans dommages durables… Ce travail minutieux me rendait fort admiratif.
Durant les quatre derniers mois, j’avais peu à peu assis ma réputation d’escorteur, avec l’aide de Marravin et d’autres contrebandiers de la Confrérie. Je n’avais essuyé aucune agression, ni réelle ni simulée, mais la satisfaction dont mes « clients » s’étaient fait l’écho m’avait servi à acquérir une petite notoriété. J’aurais de loin préféré que mon « baptême du feu » me conduisît à la victoire plutôt qu’à la défaite, mais l’usage à la Confrérie voulait que les nouveaux entrants fussent vaincus avant de vaincre.
« Ah, capitaine Herezan ! Je suis bien aise de vous voir ! Comment faites-vous pour rester si présentable par une telle chaleur ? J’ai déjà l’impression de fondre ! »
Harpel était un petit personnage, dont le nez atteignait à peine mon épaule, mais il compensait ce qui lui manquait en taille par la quantité de paroles qui sortaient de sa bouche. Il faisait partie de ces hommes qui parlaient beaucoup, mais écoutaient peu… Notre première entrevue, qui avait conduit à la signature de notre contrat, m’avait semblé un interminable calvaire. Malgré tout, je conservai mon calme.
« Je viens d’aller voir notre capitaine, poursuivit Harpel. Il m’a dit qu’il avait vérifié avec vous les modalités du trajet. J’espère qu’il vous a bien tout expliqué ! »
Je forçai un sourire :
« Oui, bien sûr. Nous avons vu ensemble, avec nos navigateurs respectifs, l'itinéraire projeté et les risques probables. »
Le négociant opina avec enthousiasme :
« Très bien, très bien ! Mais je ne suis pas surpris ! On m’a dit le plus grand bien de vous, mon jeune ami, si, si, c’est vrai ! Certes, vous débutez tout juste, mais il faut laisser leur chance à ceux qui commencent dans le métier, n’est-ce pas ? Ah, quelle chaleur ! Je sens que je vais mourir ! »
En le voyant tirer un large mouchoir blanc d’une poche intérieure pour s’éponger le front, j’avais envie de lui répondre, en premier lieu, qu’il ne m’avait pas engagé pour offrir sa chance à un débutant, mais bien parce qu’en tant tel, mes tarifs restaient modérés… Et en deuxième lieu, qu’il aurait eu moins chaud avec un simple habit de toile de lin qu’avec sa prétentieuse redingote couleur moutarde qui lui allait, en outre, fort peu au teint.
« Eh bien, je vais vous laisser, mon jeune ami. Je sais qu’entre le capitaine Valkir et vous-même, ma fortune est entre de bonnes mains ! »
Avec soulagement, je le regardai regagner sa voiture, laquée de la même couleur que son habit, et disparaître dans la forêt des nefs posées sur le port. Je me sentais toujours un peu coupable, mais si je voulais progresser dans la carrière, je ne devais pas me laisser envahir par ce genre de sensiblerie.
« Capitaine ! Si vous avez terminé, nous vous descendons la passerelle. »
En levant la tête vers le pont, j’aperçus Arzechiel, qui m’observait avec un air harassé. Pour une fois, il avait posé un tricorne de paille sur son crâne chauve, pour lui éviter de cuire comme un œuf.
« C’est bon, vas-y ! »
Ce fut avec soulagement que je retrouvai la Bravida, même si elle s’était transformée en four. Je décidai de tomber ma redingote, pour rester en chemise et gilet. De toute façon, personne ne pouvait se tromper sur mon grade, sur un engin aussi petit. Je ressentis un pincement au cœur en songeant que mon pauvre sabot risquait quelques dommages lors de la rencontre planifiée avec la Cornuga, mais je m’étais arrangé avec Pirenze que les atteintes fussent minimes. Elles devaient se limiter à la mâture, bien plus facile à réparer que la coque, et dans des zones que mes hommes auraient désertées avant les coups fatidiques. Une heure plus tard, après toutes les vérifications d’usage avant un trajet d’importance, nous prîmes enfin les airs.
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