Ce moment marqua une différence d’attitude manifeste de la part d’Initza.
La jeune fille se montrait bien moins acerbe, même si elle ne se privait pas de se moquer de moi à l’occasion, mais ses paroles prenaient à présent un ton presque affectueux. De toute évidence, maître Karolys appréciait cette nouvelle entente.
Sous la tutelle d’Aspard, je commençai à récupérer la maîtrise de mon esprit comme de mon corps. Mes cicatrices ne disparaîtraient jamais, mais elles s’atténuaient et cessaient peu à peu de se rappeler à moi. Mon genou garderait toujours un peu de raideur, mais pas au point de me gêner si je devais combattre à l’épée. Pour la première fois depuis longtemps, l'existence me paraissait douce. Même la pensée de Serafia ne me perturbait plus autant… Je m’efforçais de conserver en mémoire les bons moments et de relativiser le reste : j’avais été bien plus amoureux d’elle qu’elle ne l’avait été de moi, voilà tout… Elle n’avait pas voulu me faire tuer, mais elle n'avait pas su résister aux pressions de sa famille. Devais-je la condamner pour cela ? De toutes les façons, je ne la reverrai plus jamais…
Mes hommes se faisaient fort bien à cette nouvelle vie. Certes, pour les habitants des grandes cités tramondiennes comme Orebrune, Marilisse ou Derrilun, Levantir n’était qu’une bourgade perdue au milieu de nulle part. Malgré tout, elle comptait plus d’âmes que bien des principautés, telles qu’Ingarya – Trazzetia possédait tout de même un peu plus de prestige. Pour les membres de mon équipage, elle faisait figure de métropole ; ils découvraient pour la plupart le bonheur de résider dans une ville peuplée avec les distractions qui allaient avec. Je ne parlais bien sûr pas de Castein, qui passait une bonne partie de son temps dans la bibliothèque princière ; la vénérable institution permettait l’accès à ses collections, à ceux qui pouvaient justifier d’une certaine érudition. J’ignorais comment Castein avait obtenu son admission, mais je me sentais heureux pour lui, même si sa conception des plaisirs me laissait perplexe. Certes, j’aimais lire à l’occasion, et je m’y prêtais sans trop de mauvaise grâce quand je devais m’informer sur un sujet donné, mais cela ne représentait pour moi qu’une occupation occasionnelle.
Ce qui n’impliquait pas pour autant que j’avais repris mes anciennes habitudes concernant la fréquentation des tripots, les dés, les cartes, les femmes et tout ce qui pouvait me soulager de mes fonds. Je demeurais particulièrement sage, même si cela me pesait ; je me trouvais encore en « observation » par mes aînés de la Confrérie et je ne voulais en aucun cas gâcher mes chances ni celles de mes hommes en me conduisant en godelureau inconscient.
Bien souvent, mes soirées étaient réservées à des conseils réduits où Karolys réunissait ses chefs de secteurs ; à savoir tous ceux qui avaient eu l’honneur de m’accueillir, à l’exception de cet invité spécial que je n’avais pas revu. Aspard et Marravin étaient devenus des camarades estimés dont l’expérience me semblait toujours bienvenue, même si le premier se montrait – non sans raison – sévère envers moi et que le second continuait à me brocarder gentiment, tout en me faisant passer de précieux enseignements. Les deux hommes manifestaient une franchise et une bienveillance qu’ils exprimaient de façon différente, mais qui m’avait incité à leur faire confiance. Je restais plus circonspect en ce qui concernait Kohler ; le comptable et moi ne possédions aucun point commun, et notre fréquentation demeurait courtoise, mais sans chaleur excessive. Le seul qui me causait un réel problème était Harlon. Je le soupçonnais de voir en moi un rival dans l’art du combat. Maître Karolys avait beau insister sur le fait qu’il ne sollicitait de moi qu’une approche bien plus large des situations, il ne manquait jamais l’occasion de me poser des questions qui me plaçaient en difficulté. J’avais cru un moment qu’il tentait, à l’instar de ses collègues et amis, de me transmettre à sa manière les connaissances nécessaires sur son secteur d’activité, mais plus le temps passait, plus je m’apercevais de mon erreur.
Cet homme qui ressemblait plus à un marchand qu’à un pirate me laissait mal à l’aise, sans que je pusse me l’expliquer. Certes, nous n’étions pas obligés de nous apprécier, mais j’avais l’impression qu’il voyait ma présence dans les rangs de la Confrérie comme un affront personnel. Même si je n’avais pas le droit de prendre la parole sans y être convié et que je me contentais de donner des avis quand Karolys me sollicitait, il considérait chacune de mes interventions comme une remise en cause de ses capacités. Très certainement, ma jeunesse, et sans doute aussi ma qualité de noble, devaient jouer en ma défaveur…
Un soir où nous étions réunis dans le salon où le maître de la Confrérie m’avait reçu pour la première fois, Karolys m’interrogea sur le rôle du « canard » que je devais bientôt endosser :
« En tant que militaire de vocation, mon jeune ami, vous sentez-vous disposé à demeurer passif si vous subissez une attaque ? Et même de faire croire à votre défaite ?
— Il me paraîtrait plus efficace de me concerter préalablement avec l’agresseur. À l’académie d’Haroldhem, nous suivions des exercices où il fallait passer par des séries de manœuvres, ce qui nous permettait de nous habituer au maniement des nefs… Il est tout à fait possible de mettre en scène un combat avec des dommages mineurs de part et d’autre, mais qui semblera aussi grandiose que dangereux pour le profane… Et bien entendu, si son escorteur effectue un atterrissage forcé, la nef marchande se posera également pour ne pas se risquer seule dans les airs.
— Parce que vous pensez que votre attaquant sera trop stupide pour savoir frapper sans trop abîmer votre engin ? intervint Harlon d’un ton caustique.
— Non. Mais nous pouvons éviter qu’il y ait des dégâts involontaires et des victimes accidentelles.
— Vous êtes jeune encore. Je conçois que le rôle du canard ne vous plaise pas…
— Il n’est pas question qu’il me plaise ou pas, répliquai-je vertement. Je suis tout à fait capable de considérer cela comme un exercice. Mais je souhaite protéger mon équipage et celui d’en face. Je tiens aussi à ma crédibilité d’escorteur. Demander une préparation de l’exercice ne me paraît pas outrancier. »
Maître Karolys, qui suivait l’échange avec intérêt, plaça son verre de vieux marden sur le guéridon à côté du fauteuil et se pencha en avant, le menton reposant sur ses mains jointes.
« Poursuivez, Herezan. L’argument me semble recevable. Vous sentez-vous d’en exprimer le pour, mais aussi le contre ? »
Harlon me lança un regard noir, mais il savait qu’il serait malvenu de me couper quand mon mentor lui-même sollicitait mon avis.
Je ne m’attendais pas, tant d’années après l’académie, que ce style de démonstration redeviendrait mon quotidien, mais j’avais fait mes premiers pas dans la Confrérie et les circonstances étaient différentes.
« Eh bien, repris-je posément, voici comment je vois la situation. Commençons par les inconvénients. Cela nécessite de planifier les choses. Il ne s’agit pas, bien sûr, de faire une répétition avec les nefs, mais de prévoir les phases du futur simulacre de combat. Il me faudra mieux connaître les engins qui seront employées, et si possible aussi celui qui sera escorté. Les deux capitaines, l’attaquant comme le canard, doivent se rencontrer et discuter de leur expérience… et en cas de changement d’un paramètre – que ce soit le lieu, les nefs, leur commandant... – nous devrons tout revoir. D’un autre côté, cela permet, comme je le soulignais, de ne rien laisser au hasard. L’attaquant saura à quel moment tirer pour infliger des dégâts apparents, et à quel endroit… cela peut-être être déterminé par avance pour simuler des avaries plus importantes qu’elles le sont vraiment. Il existe des méthodes pour cela, employées dans des combats d’entraînement… La Confrérie dépensera moins de temps et de moyens pour la remise en état de l’escorteur. Moins de danger pour les hommes : pas de blessures, pas de dédommagement par la Confrérie… qui a donc tout à y gagner. »
Un temps de silence suivit mes paroles ; Kohler, en tant que trésorier de la Confrérie, semblait très intéressé par cette vision des choses. Aspard paraissait juste appréciateur, de même que Marravin.
Le rire d’Harlon s’éleva, forcé et chargé de dérision :
« Excuse-moi, mon jeune ami, je n’ai franchement rien contre toi… Mais tu crois vraiment qu’un petit aristocrate prétentieux peut nous faire changer nos habitudes parce qu’il a traîné avec des uniformes ? »
Aux mots du pirate, une bouffée de rage me saisit tout entier ; je tâchai de contrôler au mieux ma colère. Si quelqu’un devait rappeler Harlon à de meilleures manières, c’était maître Karolys. Le chef de la Confrérie se redressa et lança vers l’intéressé un regard glacial :
« Même si Herezan n’a pas encore un droit complet à la parole, il a au moins celui de voir ses opinions respectées. Pour ma part, je ne saurais dire si cela peut effectivement apporter un quelconque avantage à la Confrérie, mais nous devons être capables d’évoluer si nous ne voulons pas péricliter. »
Harlon se replia dans son fauteuil, le visage fermé. Je ne m’étais pas fait un ami…
« Eh bien, puisqu’Harlon nous a donné son avis, qu’en pensent les autres ? »
Kohler haussa ses épaules massives :
« Ça ne coûte rien de tenter le coup. Juste une perte de temps… Et nous pouvons en trouver, entre deux missions. Si cela nous apporte un peu d’économie, cette procédure mérite au moins un essai ! »
Karolys se tourna vers Aspard ; je ne doutai pas de sa réponse, ni de celle de Marravin. Et même s’ils n’allaient pas dans mon sens, au moins sauraient-ils donner des arguments valides. La responsable de la sécurité esquissa un sourire :
« Je t’avoue que ce n’est pas mon domaine, mais il est intéressant d’expérimenter de nouvelles façons de faire. Les traditions sont importantes… Pouvoir s’adapter aussi !
— Je ne suis pas contre non plus, déclara le contrebandier. Cela n’empiète même pas sur nos activités coutumières. Et puis, cela peut être assez amusant finalement… Personne n’est jamais heureux de jouer les canards… et cela pourrait rendre cette fonction un peu moins pénible ! »
Maître Karolys hocha la tête, avec une expression satisfaite :
« Soit ! Nous ferons quelques tentatives, mais pas avec toi, Herezan. Je vais désigner deux personnes susceptibles de tester l’exercice et je leur demanderai un retour…
— Ce serait plutôt ma mission d’opérer ce choix… objecta Harlon.
— Je suis navré… Je t’estime et j’ai confiance en tes compétences. Personne ici ne les remet en cause… Mais tu t’es montré un peu trop véhément envers notre jeune ami pour que je te laisse les commandes. »
Je connaissais le regard qu’Harlon me lança… Je l’avais essuyé à l’Académie et dans mes différents postes militaires. Personne ne m’avait jamais pardonné de manifester des capacités en quoi que ce soit. Oublier cette part de moi-même m’aurait offert un peu de paix, mais elle faisait partie de moi. Mon désintérêt pour les aspects les plus formels de ma formation et mes habitudes relâchées avaient limité les dégâts… ou peut-être avaient-elles aggravé la situation, car seules les personnalités plus exemplaires possédaient le droit – comme le devoir – de se montrer brillants.
Karolys passa à autre chose, mais je savais que l’état de grâce était terminé et que je devrais désormais assurer mes arrières…
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