Le Felledarna et la Bravida touchèrent terre au même moment, au milieu de hautes herbes mouvantes qui nous donnèrent l’impression de nous enfoncer dans une mer verte, parcourue de vagues soyeuses. Une fraction de seconde plus tard, la nef des douanes se posa non loin de nous, tandis que ses deux compagnes patrouillaient au-dessus de nous, prêtes à s’opposer à toute tentative de fuite ou de résistance.
Je tâchai de calmer ma respiration et me tournai vers Arzechiel, qui était revenu auprès de moi.
« Tu vas rester à bord pendant que j’accompagne le capitaine Marravin. Je prends Brunman avec moi. »
Mon second acquiesça et appuya les deux mains sur la rambarde, les yeux fixés vers la fosse des timoniers afin d’éviter de me regarder partir. Le connaissant, il devait se faire un sang d’encre !
Si la situation avait été différente, je serais volontiers allé faire une promenade sous le soleil, rafraîchi par une brise d’une surprenante douceur, dans ce paysage habituellement ravagé par des vents violents. Les herbes qui m’arrivaient aux genoux s’écartèrent sur mon passage, avec un léger froissement. J’avais laissé mes armes à bord et je me sentais comme nu ; mes doigts se resserrèrent sur le pommeau de ma canne, qui m’aidait à progresser sur ce terrain inégal. En cas de danger, elle pourrait servir de défense providentielle. La présence de mon maître-artilleur, deux pas derrière moi, me rassurait.
Les trois parties – Marravin, accompagné de Martens, nous-mêmes et trois officiers des douanes – se rejoignirent sur un promontoire non loin des nefs. Le contrebandier m’adressa un petit sourire encourageant, que je me gardai de lui rendre, tout à mon rôle de jeune escorteur débutant et passablement orgueilleux. L’air arrogant que j’affectai comportait l’avantage de dissimuler ma nervosité. Je m’arrêtai à la droite du capitaine de la Confrérie, en prenant soin de demeurer en retrait. J’avais hâte d’observer comment il s’en sortirait, mais je misais sur sa longue expérience pour noyer le poisson.
Le détachement des douanes suscitait tout autant mon intérêt : trois hommes dans des uniformes bleus soutachés, portant l’insigne à la lance qui, à Tramonde, symbolisait la défense – y compris commerciale – des frontières. Contrairement à ses subordonnés, le chef du petit groupe se démarquait par sa prestance. Sous son bicorne, ses cheveux coupés courts brillaient d’un éclat argenté, même s’il ne devait pas compter plus d’une quarantaine d’années. Ses traits réguliers n’estompaient pas la détermination dans l’angle de sa mâchoire et la fermeté dans son regard, d’un bleu acier qui aurait semblé froid sans les ridules qui rayonnaient au coin de ses paupières. À vrai dire, je ne savais comment juger ce chef de brigade ; je devinais que sous cette apparence débonnaire, devait se dissimuler un fin renard.
Marravin ôta son chapeau pour s’incliner avec panache :
« Brigadier Osmond ! C’est un tel plaisir de vous rencontrer, et en si bonne forme !
— C’est un plaisir de vous voir également, capitaine Marravin… Et en si bonne forme, comme vous le dites, et fidèle à vous-même. Comment se porte votre charmante fille ?
— Fort bien ! Elle n’a pas pu être de ce voyage, mais je lui transmettrai votre salut… »
Même si le sarcasme n’était pas absent de la voix des deux hommes, je ne m’attendais pas à cet échange digne de deux vieux amis autant que rivaux se retrouvant de façon impromptue.
« Brigadier, vous ne connaissez pas encore le capitaine Herezan ? Il vient juste d’obtenir sa licence d’escorteur au port de Levantir. »
Le brigadier haussa un sourcil en m’examinant de la tête au pied ; tout en le saluant avec raideur, je gardai un masque de morgue collé sur le visage.
« Heureux de vous connaître, capitaine, dit enfin le brigadier avec un sourire amusé.
— Moi de même.
— Je vous souhaite bonne chance dans votre profession, si nécessaire à la prospérité de notre commerce. C’est le meilleur endroit pour faire ses armes. Vous apprendrez beaucoup ! »
Je me sentis un peu froissé par cette présomption d’inexpérience. J’étais officier depuis quatre ans, capitaine depuis deux ans ! Je n’en étais plus aux balbutiements de ma charge !
« Qui vous dit que je ne possède pas une certaine habitude du métier ? laissais-je échapper non sans contrariété.
— Pardonnez-moi, mais… votre âge, capitaine. Il faut une bonne dizaine d’années pour être appelé « expérimenté » en ces contrées, et quand bien même vous auriez servi comme mousse dans votre enfance, cela ne fera pas de vous pour autant un capitaine d’expérience. »
Je rougis, autant de contrariété que de confusion. Marravin semblait contenir un fou rire ; même si j’outrais volontairement mes réactions, je ne m’en sentais pas moins vexé ! Malgré tout, je choisis sagement de me taire, pour fulminer en silence.
« Bien. Je suppose que vous n’exigerez pas que je sorte la lettre de mission officielle pour jeter un coup d’œil à votre cargaison ?
— Faites comme chez vous ! »
Le contrebandier se tourna dans ma direction :
« Souhaitez-vous vous joindre à nous, capitaine Herezan ? À moins que le Brigadier n’ait quelque objection ?
Osmond éclata de rire :
« Pas du tout, il est bon d’édifier la jeunesse ! »
Je serrai les dents et offris le plus crispé des sourires avant de me tourner vers Brunman :
« Reste ici. Ça ne sera pas long.
— Vous êtes sûr… ? »
Je levai les yeux au ciel :
« Tout ira bien ! »
J’emboîtai le pas à Marravin, à son second et aux trois douaniers qui semblaient aussi détendus que s’ils partaient cueillir des baies dans les sous-bois. La désinvolture générale me portait sur les nerfs. Pendant ce temps, le contrebandier et le brigadier échangeaient des considérations sur le temps et les choses de la vie. Je ne doutais pas une seule seconde que cette rencontre avait été prévue par Marravin, et que cette mésaventure constituait pour moi une étape initiatique de plus.
Je remarquai que Martens était resté à ma hauteur ; m’avait-on adjoint une bonne d’enfant pour parfaire l’humiliation ? Mais quand il me fallut de nouveau négocier la coupée qui menait à la cale, il se pencha discrètement vers moi :
« Capitaine, passez-moi votre canne, je vais vous aider si besoin. »
Je regrettais ma mauvaise humeur. Ma jambe me causait encore quelques tracas, et cette attention me parut bienvenue, même si elle mettait à mal ma fierté. Le regard d’Osmond se posa sur moi, comme je mettais enfin pied à terre après une descente quelque peu pénible :
« Avez-vous subi quelque blessure, capitaine ? »
Sa sollicitude semblait sincère.
« Une mauvaise fracture qui m’a trop longtemps tenu loin de ma plate-forme de commandement, répondis-je avec dignité. Mais je m’en remettrai. »
J’éprouvai un peu de soulagement en lisant dans son regard un peu plus d’estime, ou du moins de compréhension. Déjà, ses deux subordonnés commençaient à examiner les cargaisons – sans doute avaient-ils depuis longtemps abandonné toute velléité d’explorer les parois. J’évitais de porter les yeux vers la localisation des caches, en concentrant mon attention sur les deux douaniers, d’autant que celle d’Osmond restait braquée sur moi.
Au bout d’un moment, l’un des hommes se redressa :
« Brigadier ! Venez voir ! »
Les deux sbires avaient ouvert une caisse remplie de fines étoffes de laines de la province de Tallais, connu pour la magnifique race de mouton élevée dans de vastes prairies. Leur toison noire et luxuriante était particulièrement prisée par les membres de l’administration royale. Avec précautions – ils avaient sans doute reçu pour consigne de ne pas abîmer la marchandise –, ils sortirent les coupons, pour en révéler le fond. Avec un stylet, l’un des douaniers souleva quelques planchettes, pour laisser apparaître une multitude de petits sacs de toile. Il en tendit un à Osmond, qui dénoua la cordelette qui le fermait pour le porter à ses narines :
« Ah… De l’herbe de feu de Ceilerin… Le seul vrai concurrent du thé des Comptoirs… Vous ne me décevrez jamais, capitaine Maravin ! »
Je me tendis involontairement, tout à ma surprise de voir le vétéran se faire piéger comme un béjaune. Marravin conservait un calme absolu ; un sourire joua sur ses lèvres :
« Que voulez-vous, brigadier, les temps sont durs… et les taxes un peu trop élevées pour beaucoup de petits commerçants. Il faut bien dynamiser l’économie des Marches dardaniennes.
— Pas pour cette fois. Nous allons devoir explorer le reste des caisses et vous soulager de cette petite cargaison non déclarée… »
Après avoir exploré quelques caisses supplémentaires, les douaniers récupérèrent une dizaine de ces petits sacs. Osmond les fit rassembler dans une gibecière avant de se tourner vers Marravin, qui avait observé l’opération avec une tranquillité stupéfiante.
« Eh bien, capitaine… Si j’en crois ce que nous avons observé, une caisse sur trois contient ce genre de petits surplus. Je vais donc me voir contraint de vous infliger une amende en proportion de ce que vous devez transporter illégalement.
— Cela va sans dire… répondit sereinement Marravin. Je me plie sans souci à ce genre de formalité… »
L’opération se passa fort plaisamment ; le contrebandier eut même le droit de conserver ce que les douaniers avaient trouvé, moyennant une allonge. La somme, quelques quelques centaines de guldrens, me parut très élevée, mais je ne connaissais pas les tarifs en vigueur pour cette substance dans cette partie du monde.
Plus tard, quand la nef de la Couronne prit son envol après des salutations courtoises de part et d’autre, je me tournai vers Marravin, mais il leva la main pour prévenir ma remarque et répondit posément :
« S’il ne trouvait jamais rien, ce serait louche… Tous les transporteurs indépendants se livrent à ce genre de petit trafic. C’est la raison pour laquelle il est bon, de temps à autre, de leur donner à la douane ce qu’elle veut. Disons que cela entretient les bons rapports ! »
Il sourit de mon air éberlué.
« Vous avez encore bien des choses à apprendre, capitaine, mais ce n’est que naturel. D’ici quelques mois, vous serez aussi à l’aise que nous dans ce monde certes complexe, mais passionnant… »
Il asséna une tape cordiale sur mon épaule avec un large sourire ;
« Bienvenue parmi nous, capitaine Herezan ! »
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