La matière m’apparut bien moins austère que j’aurais pu le penser, grâce à une rédaction enlevée et parfois imagée.
Après tout ; elle devait rester abordable pour des recrues qui ne possédaient pas mon habitude des pointilleux règlements militaires. Je ne pouvais m’empêcher d’admirer l’exhaustivité parfaite de l’exercice.
En ce qui concernait la tenue des équipages, l’essentiel était laissé au choix du capitaine, en précisant malgré tout que les hommes devaient être traités de façon bienveillante et recevoir une rémunération adéquate à leur fonction. Les châtiments corporels ne s'appliquaient que pour les fautes les plus graves. En cas de désaccord entre le commandement et le reste de l’équipage, la Confrérie se réservait la compétence de trancher avec équité et de résoudre au mieux les dissensions. En contrepartie, la mutinerie prenait un statut de crime majeur qui ne pouvait se justifier que par un danger immédiat pour l’équipage ou pour des civils impliqués dans son « commerce ».
Tout cela relevait d’un pur bon sens. Cette règle protégeait autant les capitaines que leurs hommes. Je ne craignais pas ce style de conflit, mais qui pouvait savoir où le destin le menait ? J’avais appris à mes dépens à ne rien tenir pour acquis.
Personne ne pouvait s’engager à la légère dans la Confrérie ; s’y enrôler équivalait presque à entrer dans les rangs des desservants du Haut Régnant. Les mesures de discrétion et de concurrence se révélaient bien plus coercitives – comme il convenait dans le cadre d’une entreprise officieuse. Je connaissais bien des armées plus laxistes sur le plan de la loyauté. Les principautés impériales et périphériques faisaient rarement figure de modèles en la matière. Quand bien même elles promouvaient un fonctionnement original ou intéressant, il n’était applicable que dans le contexte restreint de ces minuscules états.
Pour quelqu’un qui, comme moi, avait renoncé à sa vie précédente et coupé toutes ses attaches, franchir ce pas n’impliquait pas d’autre sacrifice que celui d’une part de liberté. J’envisageai mal, pour le moment, de tisser des liens en dehors de l’institution qui m’avait recueilli. Mais sans doute serait-il plus difficile d’expliquer cela à mes hommes.
En me suivant, ils avaient fait le choix de laisser le passé derrière eux, mais je ne les connaissais pas tous assez intimement pour en avoir la certitude. Je songeai à Klehon et à son immense famille. Certes, elle ne dépendait pas uniquement de lui ; il n’avait pas abandonné une femme ou des enfants, mais il manquerait à ses frères, sœurs, père, mère, oncles, tantes et innombrables cousins. Il accepterait sûrement de dissimuler le nouvel aspect de son existence aux siens, mais ce genre de situation pouvait se révéler compliqué. Je n’avais jamais eu à cacher quoique ce fût à mon père, en raison du peu de soucis qu’il avait de moi, mais serais-je parvenu à taire tout un pan de vie à une épouse ou un autre proche ? À vrai dire, je n’en savais rien !
Il semblait plus délicat de quitter la Confrérie que de disparaître en son sein : en cas de malheur, elle assurait aussitôt la substance de la famille et n’hésitait pas à recueillir les orphelins. C’était ainsi que Merien et Anya était arrivées en ses rangs, ou du moins le supposais-je. Elle offrait également des obsèques décentes même aux plus modestes et isolés des hommes d’équipage.
Toute trahison et tout manquement au règlement entraînait une punition sévère. Reprendre sa liberté sans accord du conseil pouvait entraîner la mort. Certes, messire Karolys n’était pas un gouvernant aveugle, contrairement au princelet d’Ingarya ! Toute faute, tout comme la mutinerie ou la maltraitance de son équipage, débouchait sur un jugement devant le fameux conseil qui m’avait reçu à la taverne. Il s'exerçait donc une certaine justice et, avec de très bons arguments, chacun disposait d'une chance de sauver sa vie.
Le départ de la Confrérie ne devenait envisageable qu’au bout de cinq années de service, et au prix d’un contrat écrit qui comportait plus de causes qu’un contrat de mariage ellégien. Ne pas trahir son existence, ne pas lui faire de concurrence, ne rien révéler à son sujet, ne pas dévoiler l’identité de ses membres… Il y avait des pages et des pages. Je me contentai de les parcourir d’un œil, en me disant que j’approfondirais la question quand elle se poserait pour moi. En attendant, je conserverai soigneusement ce livret dans le tiroir de mon bureau – non pas sur la Bravida, où je ne devais laisser aucune trace de notre véritable allégeance, mais dans ma chambre à la Nef blanche.
« Bien, il me semble que nous avons épousé cette belle dame d’une union forte et solide », musa Rasvick.
Lorsqu’on connaissait son avis mitigé sur le mariage, on comprenait qu’il déchantait un peu, quand bien même c'était lui qui avait manifesté le plus d'enthousiasme sur la question. Je n’avais pas le cœur à me montrer compatissant sur ce point.
« Eh bien, déclarai-je en lui assénant une tape sur l’épaule, nous n’avons plus qu’à profiter de la nuit de noces ! »
Le rire de mes hommes fusa autour de moi, dégringolant comme une fraîche cascade qui apaisait mes derniers doutes. Même mon maître-gabier esquissa un sourire résigné. Nous restions un équipage, soudé, uni et, pour la première depuis les débuts de cette tragique affaire, dans une sécurité relative. Nous ignorions de quoi l’avenir serait fait, mais, tout au moins avions-nous l’assurance d’en avoir un, et c’était déjà bien plus que ce que nous avions espéré au plus fort de notre calvaire.
Nos premiers jours à la Confrérie furent marqués par un véritable tourbillon d’activité.
Il nous fallait prendre toutes les dispositions requises pour enregistrer la Bravida auprès de l'office du port en tant qu’escorteur, avec une autorisation spéciale pour conserver un armement suffisant à cette tâche. Mon baquet poursuivrait sa carrière comme couverture pour notre profession réelle, tout en gardant mon équipage en forme entre deux expéditions.
Maître Karolys n’employait jamais des termes aussi crus que « vol », « pillage » ou « piraterie ». Il s’agissait d’opérations parfaitement organisées, d’autant plus que certains des engins qui protégeaient nos proies potentielles appartenaient eux-mêmes à la Confrérie. Les intéressés devaient planifier une stratégie pour faire croire à un véritable combat. Dans un premier temps, je ferais partie de ceux qu’on appelait avec un humour discutable les « canards » – les victimes supposées –, avant d’être admis parmi les « corbeaux » – les attaquants victorieux.
Venait ensuite la situation de mes hommes : étant donné les circonstances, les laisser en permanence sur la Bravida semblait bien trop risqué. Après tout, Levantir constituait désormais son port d’attache. Certes, pour l’année à venir, ma nef servirait de « canard », mais si tout se déroulait bien, je recevrais au terme de cette période d’essai l’autorisation de commander un des vaisseaux d’attaque de la Confrérie. Si je devais vider ma nef de ses occupants avant chacune de ces opérations, ces mouvements deviendraient très vite suspicieux ! J'avais dû trouver de quoi les loger en ville, de façon dispersée, pour éviter d’attirer l’attention.
Je bénéficiais seul – avec Klehon, en tant que mon valet –, du droit de résider à la Nef blanche. Pour mes hommes, des chambres avaient été louées un peu partout à Levantir. Ils devaient s’y entasser à deux, trois voire quatre selon leur rang et la taille des appartements, mais à défaut d'être spacieux, ces lieux présentaient une salubrité plus que décente. Rasvick et Castein, l’un en raison de son indépendance, l’autre de sa réserve, avaient exprimé le souhait de demeurer seuls, mais Brunman et Arzechiel avaient décidé de partager leur modeste tanière sous les toits de Levantir, où je les soupçonnais de refaire en paroles leurs batailles du passé.
La plupart de mes forbans n’avaient jamais connu mieux et si certains s’élevèrent contre le principe de payer un loyer, alors qu’il ne leur coûterait rien de chauffer leur paillasse à bord de la Bravida, je leur rappelai que leur solde serait plus généreux qu’à Ingarya… Et, surtout, qu’on ne leur laissait pas le choix !
Même si l’autorité derrière ma voix était celle de la Confrérie, j’appréciai d'exercer mon pouvoir de capitaine. Je me sentais gagné par ce rôle. En l’espace d’une semaine, déjà, mon allure avait changé ; je commençais à reprendre du poids. De bonnes nuits de sommeil, de même que l’absence de fièvre, de perte de sang ou de douleurs lancinantes avaient effacé les cernes autour de mes yeux et les creux dans mes joues. Je présentais de nouveau le visage trop juvénile à mon gré de mes vingt-deux ans, mais la prestance propre à cet âge avenant jouait en ma faveur. Mon genou redevenait fonctionnel, un peu trop lentement sans doute, mais je n’avais plus à craindre une infirmité durable. Je gardais par-devers moi ma canne, car ma jambe fatiguait encore, mais tandis que ma démarche retrouvait une certaine souplesse, on pouvait croire qu’il s’agissait d’une simple affectation liée à la mode et non d’une aide indispensable.
J’avais décidé d’adapter mon apparence à celle d’un jeune et fougueux capitaine d’escorteur qui pensait que le ciel lui appartenait – un rôle de composition, car si j’avais pu entretenir ce genre de fantaisies, elles m’avaient déserté par la force des choses. Karolys m’avait présenté à son tailleur, un artisan expérimenté et diligent, qui semblait posséder un véritable don pour créer un personnage à partir de morceaux d’étoffes. Il correspondait parfaitement à l’image que tout un chacun pouvait se faire de sa profession : vif comme un oiseau marcheur, le nez chaussé de lorgnons, les cheveux long et gris, la langue et les doigts agiles. À peine avait-il posé les yeux sur moi qu’il avait su ce qu’il en tirerait.
« Vous êtes un homme fier, sans nul doute, mais je vous ferai orgueilleux. Vaniteux, même, compte tenu de votre âge. N’hésitez pas à faire pousser quelques poils de barbe, d’autant qu’elle n’est pas encore des plus fournies ! Entretenez-la comme un comme un chef-d’œuvre de la pilosité. Gardez vos cheveux longs, mais noués d’un ruban de soie. Pour la teinte de votre habit, je vous conseille un rouge profond, qui ira à merveille avec votre chevelure sombre et la nuance particulière de vos yeux. Une coupe militaire, qui mettra en valeur votre taille étroite, mais étoffera vos épaules. Quand votre jambe sera guérie, conservez la canne comme accessoire. Il peut être utile d’y dissimuler une lame… ou quelques flacons d’alcool ! »
Certaines de ces remarques ne me flattaient guère, mais je me laissai faire de bonne grâce. J’aurai un peu de peine à quitter mes longs manteaux et mes tricornes de cuir, mais à présent que j’étais un véritable forban, je n’avais plus besoin de me vêtir comme tel. Je pourrai toujours les réserver pour le jour où je pourrais commander une attaque en tant que capitaine pirate !
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