16 - Où Herezan organise sa vie et celle de ses hommes (1)
À peine rembarqué sur la Bravida, je me retrouvai face à une rangée de visages curieux. Arzechiel, Rasvick, Brunman et Castein m’avaient patiemment attendu, afin que je pusse au plus tôt leur faire le récit de mon arrivée au sein de la Confrérie. Je me redressai avec toute la prestance du capitaine pirate que j’étais devenu et déclarai avec dignité :
« Le moment est parfait pour nous réunir pour parler sérieusement. Dans les jours qui viendront, nous aurons beaucoup de dispositions à prendre. Je vais avoir besoin de votre coopération pleine et entière. »
Ils échangèrent un regard, puis Arzechiel s’avança pour me tendre un petit livret soigneusement relié de cuir fauve, portant sur la couverture un médaillon doré : il représentait un corbeau perché dans un anneau. Je compris seulement qu’il devait s’agir du symbole de la Confrérie, sans doute un pied de nez à l’aigle royal tramondien.
« Il y a tout ce que nous devons savoir dedans, expliqua-t-il. En bref, c’est le règlement de la Confrérie. Il est bien mieux rédigé que le règlement militaire d’Ingarya, si vous voulez mon avis. Mais enfin, ce n’est pas difficile... »
Je levai les yeux au ciel :
« Très bien. Au moins, maître Karolys a pensé à tout. Peut-être aurait-il pu me le remettre en main propre ! »
À vrai dire, je me sentais un peu froissé de voir mon autorité ignorée. Arzechiel ne faisait pas mine de bouger ; de nouveau, un regard voyagea entre ses comparses et lui.
« Ce n’est pas tout, capitaine, poursuivit-il non sans hésitation. Le courrier qui l’a apporté a laissé autre chose. Une lettre… destinée au second de l’équipage. Je me suis donc permis de la lire en cette qualité. »
Ma curiosité commençait à se muer en irritation.
« Puis-je savoir ce qu’elle concernait ? »
Les quatre hommes s’intéressèrent brusquement au bout de leurs bottes. Ce qui était pour le moins étrange, vu que je n’avais jamais exigé qu’elles fussent parfaitement cirées. D’ailleurs, Castein portait de simples bottines.
« Il ne vaut mieux pas », grommela enfin Brunman en se frottant la nuque, l’air mi-gêné, mi-amusé.
Arzechiel lui lança un regard meurtrier avant d’expliquer laborieusement :
« Disons qu’il s’agit de recommandations particulières sur la façon de gérer… de servir notre capitaine. »
Rasvick esquissa un large sourire :
« Plutôt bien choisies, cela dit ! »
Du bout de ma canne, je tapai quelques coups agacés sur le plancher du pont supérieur :
« Arzechiel, tu étais censé en avoir seul connaissance, d’après l’adresse. Et tu n’as pas hésité à la transmettre à tes trois complices ? »
Mon second caressa son crâne chauve avec embarras.
« Il y avait marqué… pour en disposer comme il en jugera bon. »
À cette citation, leurs quatre paires d’yeux se mirent à luire d’un amusement qui ne pouvait exister qu’à mes dépens. C’était une véritable mutinerie ! Encore une fois, mon autorité face à ces hommes tous plus âgés et expérimentés que moi vacillait malignement. Je ne doutai pas de leur bienveillance, mais elle ne suffisait pas à asseoir le pouvoir d’un capitaine ! Ma faiblesse prolongée n’avait pas oeuvré en ma faveur et leur instinct de protection pouvait se retourner contre moi au moment le moins opportun.
Était-ce le but de Karolys ? Me tester indirectement ? Ou tout bonnement me ridiculiser ? Je devais trouver rapidement une parade sans jouer les enfants boudeurs ou capricieux. Il fallait réfléchir très vite…
Une idée s’imposa dans mon esprit… Mon unique échappatoire possible ! Cela valait le coup d’être tenté.
Je me redressai et plaçai ma main libre derrière mon dos, adoptant un air altier qui me donnait l’impression de reprendre un peu le contrôle de la situation. Ma taille y aidait, à dire vrai – seul Brunman me dominait d’une demi-tête ; et il n’était pas le plus rétif de mes hommes.
« Bien, messieurs. Je respecterai vos vues en la matière et je n’exigerai pas de consulter le contenu de la lettre. Mais à une petite condition : que vous m’en persuadiez avec des arguments susceptibles de me fléchir. »
Mes ouailles rebelles ne s’attendaient pas à cela. Devant leur hésitation à me répondre, je leur adressai un petit sourire qui se voulait encourageant. Au bout d’un silence d’une longueur notable, Arzechiel se décida à endosser le fardeau pour les autres – ce qui me parut de bonne guerre. Il se racla la gorge avant de déclarer :
« Eh bien… Pour être franc, capitaine, vous ne devez craindre aucune remise en cause de votre autorité de notre part. Ce document ne nous y incite pas, bien au contraire ! Certes, vous avez vos travers, mais nous avons aussi les nôtres… Tout comme nous connaissons nos forces mutuelles et la meilleure façon d’en tenir compte pour travailler ensemble au mieux.
- Vraiment ? Eh bien, cela fait plaisir de t’entendre parler de façon aussi ampoulée. »
Mon irritation s’érodait lentement face à son embarras. Il choisit de ne pas relever ma remarque mesquine et lança un coup d’œil nerveux à ses camarades. Comme ils demeuraient muets, il poursuivit :
« Sans entrer dans les détails, maître Karolys se préoccupe beaucoup de votre sort.
- Il semble fort soucieux de protéger son investissement, ajouta Rasvick non sans ironie.
- Nous sommes invités à vous éduquer dans certaines des... spécialités que nous avions mises en sourdine quand nous nous trouvions à Ingarya, précisa Brunman en haussant les épaules.
- Et nul doute que cela vous sera des plus utiles ! » termina Castein d’un ton nonchalant.
Un nouveau silence suivit cet éclaircissement ; je n’en avais pas espéré autant ! Aucun de mes hommes - à part Castein, sans doute – ne montrait de talent dans l’art des circonlocutions. Dans ce domaine, je les battais aisément. Pour une fois, je songeai avec attendrissement aux malheureux précepteurs qui avaient tenté de m’inculquer l’éloquence.
Et pour tout avouer, j'avais l'esprit plus libre ; le fait qu’ils me considérassent comme un gamin – surtout Arzechiel qui devait avoir deux fois mon âge – ne présentait rien de nouveau. Je pouvais y faire face. Par contre, les « cours d’illégalité » me semblaient plutôt judicieux. J’avais conscience de l’énorme différence entre mépriser les règlements et défier ouvertement la loi.
« Bien, reprit Arzechiel avec un soupir de soulagement. J’espère que vous saurez nous écouter quand cela sera nécessaire… et que vous n’irez rien commettre d’insensé sous prétexte que vous vous lancez dans… une nouvelle carrière ! »
Je trouvai l’éclipse de mon second plutôt drôle. Après tout, il n’avait jamais réellement mené une vie de hors-la-loi… Ou peu de temps, après la dissolution des compagnies de mercenaires. Même s’il avait connu une existence plus rude que la plupart d’entre nous, il possédait une fibre morale fort développée – à sa manière, bien entendu !
« Comme les manœuvres contre les impériaux ? » glissai-je malicieusement.
Brunman éclata de rire.
« Ah non, c’est très différent, ça ! Vous avez le droit de nous sauver la mise quand c’est nécessaire ! »
Avec cet échange de plaisanteries, l’ambiance s’était de nouveau détendue.
« Eh bien, je vous laisse toute latitude de me conseiller, tant que cela ne concerne pas ma vie personnelle ! »
Comme un couvercle retombant sur une soupière, le silence s’abattit de nouveau sur le petit groupe. Les regards que mes sous-officiers échangèrent ne m’échappèrent pas.
« C’est donc cela… », murmurai-je en songeant aux recommandations de l’ours…du médecin de la Confrérie.
Comme l’avait mentionné Rasvick, maître Karolys souhaitait protéger son investissement. Surtout de lui-même. Après tout, n’était-ce pas une tragique histoire d’amour qui avait bien failli me faire perdre la vie ? J’aurais dû me sentir flatté de voir tant de gens se préoccuper de moi, d’autant que je ne doutais pas de leur sincérité, à défaut de celle de mon mentor. Malgré tout, j’éprouvais une gêne sensible à cette idée ; s’il me fallait me réformer – ou un peu mieux couvrir mes traces – pour esquiver cette tutelle, je ferais le nécessaire. Pour changer de sujet, je brandis le fascicule que je tenais entre mes mains.
« Bien. Puisque nous sommes à peu près d'accord, je vous propose d'étudier ce fameux règlement ensemble. Il serait dommage de commettre des impairs dès notre intégration dans la Confrérie, vous ne croyez pas ? »
Arzechiel acquiesça avec zèle, Brunman avec indifférence et Rasvick avec résignation. Castein conserva un visage parfaitement neutre, mais le contraire m’eût étonné.
« Bien. Messieurs, en salle des cartes ! »
Je frappai le plancher du bout de ma canne pour appuyer mes ordres. Un sourire amusé voyagea entre mes sous-officiers, mais ils m’emboîtèrent le pas sans rechigner, tandis que je portais solennellement le livret. On aurait pu nous prendre pour les fidèles d'une étrange religion. Malgré tout, la vie commençait à retrouver une normalité qui n'était pas sans me déplaire. En dépit de mes tendances rebelles, je préférais agir dans un cadre bien régulé... n'était-ce que pour savoir quand il semblait judicieux d'outrepasser les règles !
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