Initza patientait dans la salle commune, les genoux repliés et les pieds posés sur la chaise où elle avait dû rester percher durant tout l’entretien.
Je m’arrêtai devant elle et lui adressai un petit salut, en inclinant le buste avec une raideur caricaturale. À sa moue, je constatai que j’avais atteint mon but et qu’elle percevait le côté outré du geste ; malgré tout, elle ne savait si elle devait s’en offusquer.
« Quelles sont les prochaines formalités ? demandai-je pour dissiper son embarras.
— Je vais vous conduire à l’étage. Maître Lenagan vous y attend.
— Maître Lenagan ?
— Notre médecin. Mon père tient à vérifier votre état de santé avant de vous mettre en travail. »
Son haussement d’épaules montrait qu’elle jugeait la mesure superflue. Je le pensais également, mais la Confrérie semblait aussi procédurière, à certains aspects, que la marine impériale elle-même. Je la suivis dans l’escalier ; elle ne montait que quelques marches à la fois oui attendait que je la rejoignisse – un exercice qui l’impatientait au plus haut point, même si elle s’y pliait.
L’étage était celui d’une auberge confortable et bien tenue. J’avançai dans un couloir au parquet encaustiqué, plaqué de boiseries murales, percé de portes désignées chacune par un symbole plutôt qu’un chiffre. Celle qu’elle choisit portait la figure d’un corbeau – je me demandai si je devais y trouver une signification.
Initza frappa quelques coups discrets ; une voix grave répondit. Elle ouvrait le battant et s’écarta pour me laisser entrer le premier. L’homme, assis sur une chaise qui menaçait de se rompre sous lui, s’apparentait à un ours plus qu’à toute autre chose ; je m’immobilisai sous l’effet de la surprise. Il ne ressemblait pas à l’idée que je m’étais faite de maître Lenagan, avec sa large face barbue au nez camus, ses épaules épaisses et ses jambes semblables à des fûts de chêne. Mais ses petits yeux pâles brillaient d’une lueur amusée sous ses sourcils touffus.
« C’est vous, le jeune homme que je dois examiner ? » tonna-t-il en soulevant son énorme carcasse.
Il n’était pas gros, toutefois, juste extrêmement musclé et charpenté. Sa taille n’excédait pas de beaucoup la mienne, mais je me sentais écrasé par sa présence.
« Déjà, vous n’avez que la peau sur les os. Il va falloir remédier à cela. Jeune fille, laissez-nous. Je vais devoir vérifier des parties de son anatomie qu’une donzelle n’est censée voir qu’en des circonstances plus romantiques ! »
Je n’étais pas prude, ni Initza, sans doute, pour avoir grandi au milieu de pirates plus ou moins rudes. Malgré tout, nos deux visages se teintèrent de rouge avec un bel ensemble, ce qui fit hurler de rire maître Lenagan. La fille de maître Karolys s’éclipsa sans demander son reste. Même sa langue de vipère semblait s’être paralysée en présence du gigantesque médecin.
Je me retrouvais seul – piégé, littéralement – avec l’homme de l’art, qui me considéra avec une étincelle de pitié dans le regard.
« Je suis au courant de tout ce qui vous est arrivé, déclara-t-il. Vous allez vous installer sur le lit et je vais vérifier votre état de santé. Je ne crains pas tant vos blessures que les conséquences de ces fièvres. Elles sont bien plus pernicieuses que l’on veut bien l’admettre, et une fois qu’elles ont mis le grappin sur vous, elles peuvent repointer leur sale tête à tout moment. »
Cette idée ne m’était pas des plus agréables, mais je me demandai surtout si les séquelles de mes mésaventures n’allaient pas me rendre impropre au service qu’on attendait de moi.
Avec un soin méticuleux, j’ôtai mon manteau et ma redingote avant de m’installer, en chemise, sur le lit. J’en profitai pour regarder autour de moi. Je n’aperçus rien de surprenant ; juste une chambre nette, bien tenue et meublée avec sobriété.
« La chemise aussi doit partir. »
Je m’exécutai à contrecœur. Dévoiler un torse maigre et bardé de cicatrices n’avait rien de bien flatteur, même si maître Lenagan en avait vu d’autres. L’ours haussa un sourcil en lorgnant mes côtes apparentes. Je m’étais un peu remplumé lors de mon séjour chez Anton, mais j’avais toujours possédé une carcasse osseuse, et je n’avais pas repris mon poids initial. Il examina avec attention mes blessures, qui ne me causaient plus qu’une gêne superficielle, à part celle de mon bras, sources de douleurs occasionnelles.
« Pensez à l’exercer, recommanda-t-il. C’est votre main dominante tout comme votre bras armé. Il n’y a aucun dommage permanent, mais en le ménageant, vous risquez de l’atrophier sans le vouloir. Ne forcez pas pour autant. Il restera fragile pendant quelques mois, sans doute… »
Il passa ensuite à ma jambe, après avoir débouclé l’attelle de métal et de cuir.
« Je vous donnerai le même conseil que pour votre bras. Vous pourrez laisser de côté cet appareil à présent, sauf en situation de combat sur votre nef, pendant encore quelques semaines. Votre genou devrait retrouver sa fonctionnalité par l’usage autant que par l’exercice, même s’il gardera sans doute un peu de raideur. »
Tandis que je me rhabillai, je lui lançai un regard plein d’espoir :
« Je me porte au mieux étant donné les circonstances, alors ? »
Le médecin se rassit sur son tabouret en soupirant :
« On peut considérer que oui. Malgré tout, comme je vous le disais, les fièvres qui ont failli vous emporter ne sont pas sans conséquence. Il est très possible que l’année prochaine, à la même saison, vous en subissiez un nouvel accès. Il faudra sans doute plusieurs années pour que les miasmes cessent de voyager dans vos humeurs. Et durant ce temps, vous pourrez être victimes de crises occasionnelles. Pour les affronter au mieux, vous devez faire en sorte de recouvrer des forces. De l’exercice, une nourriture saine, un sommeil régulier… cela vaut souvent mieux que tous les remèdes du monde ! »
Ses yeux clairs s’animèrent d’une lueur goguenarde :
« Et surtout, vous devez éviter les excès de tout ordre et les ambiances malsaines ou agitées. Je ne sais si vous pratiquez ces travers fréquents parmi la jeunesse, mais la boisson, le jeu et les femmes ne vous aideront guère à passer ce cap ! »
Je m’attendais plus ou moins à ce genre de propos, mais je ne les appréciais pas pour autant.
« Je suppose que maître Karolys a insisté sur cet aspect des choses », grommelai-je.
Les deux énormes mains de maître Lenagan se posèrent sur mes épaules ; avec douceur, il m’obligea à lui faire face :
« Pensez ce que vous voulez, capitaine Herezan. Je suis un médecin et il n’est pas de mon devoir de vous mentir, même pour faire plaisir au maître de la confrérie. Vous savez comme moi à quoi vous avez réchappé. Votre existence a été suspendue pendant plusieurs jours au plus ténu des fils d’araignée, mais je crois aussi qu’une part de vous était prête à se laisser emporter, malgré votre persévérance naturelle. J’ignore le détail, mais vos pires blessures ne sont pas visibles, et une vie calme en compagnie de personnes soucieuses de votre bien, même si vous semblez en douter, vous aidera à recouvrer la santé du corps et de l’âme. J’ai vu trop de jeunes gens sapés par la négligence qu’ils avaient d’eux-mêmes, et je vous crois trop valeureux pour prendre le même chemin. »
Il m’adressa un sourire paternel, avant de me lâcher et de m’asséner une petite tape amicale.
« Je vais pendre congé. Avant, je dois vous donner cela… »
Il me tendit une clef attachée à une plaque gravée d’un corbeau, le même que celui qui figurait sur la porte de la chambre.
« Sachez que cette pièce est désormais la vôtre, en tant que membre exceptionnel du conseil de la Confrérie. Vous pouvez y résider quand bon vous semblera. En attendant, prenez soin de vous, mon jeune ami. »
Il se leva et quitta la pièce, me laissant tout à la fois perdu, reconnaissant et confus. Si maître Karolys avait orchestré le déroulement de cette rencontre, il savait précisément où appuyer pour toucher au plus profond de moi… J’ignorais si je trouverais la volonté de suivre ses conseils, mais je me promis de faire de mon mieux.
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