15 – Où Herlhand gagne un nouveau nom et touche presque son rêve (1)
Bien vite, le fiacre s’enfonça dans les ruelles tortueuses de la vieille ville.
Par moment, il devait se frayer un passage dans des venelles si étroites que je m’étonnais de ne pas entendre ses flancs racler contre la pierre ou le torchis. Les pavés inégaux faisaient bringuebaler le véhicule. Les roues cerclées de fer n’absorbaient aucun cahot. Je m’efforçais malgré tout de demeurer stoïque, soucieux du regard d’Initza sur moi. Après tout, si elle était bien la fille de Karolys, son jugement valait celui de son père et je ne désirais nullement être considéré comme un fat obsédé par son confort.
Enfin, la voiture tourna dans une rue un peu plus spacieuse, pour s’arrêter devant ce qui ressemblait à une façade d’auberge. Par la fenêtre du fiacre, je pouvais voir des baies vitrées de verre jaune et une porte de bois arrondie. Je remarquai deux hommes de faction près du bâtiment ; à leur mine couturée et patibulaire, je supposais qu’ils tenaient lieu tout à la fois de gardiens et de videurs.
« Nous sommes arrivés ! » lança la jeune fille.
Je faillis lui dire que je l’avais compris seul, mais ce genre de réflexion gratuite ne servirait pas ma popularité auprès d’elle.
Une fois extirpé du véhicule, je levai les yeux pour regarder l’enseigne qui se balançait doucement au-dessus de ma tête, dans un grincement de chaînes. Avec surprise, je découvris l’image d’une nef totalement blanche, de ses voiles immaculées et ses mâts éburnéens jusqu’à sa coque étincelante. En dépit de la peinture défraîchie et du style naïf, je remarquai surtout l’exactitude du modèle, en tout point semblable à la représentation que m’avait montrée Anton, en moins artistique.
Et si je devais nourrir le moindre doute, le nom qui surplombait l’engin, en lettres pâles sur un fond sombre, devait me l’ôter :
La Nef Blanche.
« Vous comptez rester le nez en l’air toute la journée ? »
Je sursautai et me tournai d’instinct vers la voix importune, pour rencontrer le visage moqueur d’Initza.
« Je m’interrogeai juste sur l’origine de ce nom… C’est assez inhabituel pour une taverne !
— Ce n’est pas une taverne ordinaire », répliqua la jeune fille avec un haussement d’épaules.
Elle poussa la porte et entra dans l’établissement ; je la suivis avec curiosité.
La pénombre relative de l’intérieur m’accueillit de son odeur de fumée, de viandes grillées et de pain frais, où s’attardait la note plus amère de l’alcool. Un bois sombre et encaustiqué avec soin couvrait chaque surface visible. Sans nul doute, l’endroit était ancien, mais parfaitement entretenu. S’il s’agissait, comme je croyais le deviner, du quartier général de Karolys, il ne manquait ni de goût ni de sens du confort.
Je me dirigeai vers la partie dégagée qui menait au comptoir, entre les tables rondes entourées de chaises et de tabourets qui occupaient en grande partie la salle. À peine m’étais-je avancé qu’une petite silhouette déboula vers moi ; je parvins tout juste à me tourner pour que le choc atterrît sur ma jambe valide. J’attrapai le projectile par l’épaule et contemplai la frimousse d’une fillette de six ou sept ans, qui me fixait de ses grands yeux bleus horrifiés :
« Je… je suis désolée ! bafouilla-t-elle. Je vous ai fait mal ? »
Je desserrai avec douceur ma prise sur la robe de lainage pervenche et l’épaule frêle en dessous.
« Tout va bien, mais fait attention la prochaine fois ! »
Ma réprimande manquait sans doute de conviction. Je me sentais plus désolé pour la fillette que réellement fâché.
« Merien ! Excuse-toi immédiatement ! »
La voix qui venait de retentir appartenait à une fillette plus âgée, de dix ou douze ans tout au plus, aux cheveux aussi blonds que ceux de sa cadette étaient sombres. Même si elles ne présentaient pas de ressemblance particulière, je me demandais si elles étaient sœurs. Et la nature de leur relation avec Initza, si même il en existait une.
Je n’avais pas une grande habitude des enfants ; les seuls que j’avais croisés étaient mes cousins, pour la plupart plus jeunes que moi. Les rares fois où je les avais côtoyés, je les avais trouvés profondément ennuyeux. Je devais reconnaître que ces gamines possédaient quelque chose de touchant, surtout la petite qui regardait sans vergogne ma canne et l’attelle autour de ma jambe :
« Qu’est-ce que vous avez ? »
Je me penchai vers elle pour lui murmurer à l’oreille :
« Eh bien… J’avais envie de devenir un vrai pirate, avec une jambe de bois, mais ça n’a pas vraiment marché ! »
Elle plaqua les deux mains sur sa bouche, les yeux encore plus larges si possible. Elle avait visiblement envie de pouffer de rire, mais elle ignorait si je plaisantais vraiment.
« Arrêtez de dire des sottises ! lança Initza derrière moi. Merien, excuse-toi et remonte tout de suite avec Anya ! »
La fillette serra les deux mains sur sa jupe et murmura en contemplant le bout de ses souliers :
« Je vous prie d’accepter mes excuses…
— Elles sont toutes acceptées ! »
Je notai qu’elle devait avoir une certaine habitude de l’exercice pour les formuler aussi bien. J’assortis ma réponse d’un léger clin d’œil qui fit rosir ses joues. Tandis que la blonde Anya l’entraînait vers les escaliers, elle me lança un sourire par-dessus son épaule, avant de disparaître de ma vue. Initza me foudroya du regard :
« Vous ne pouvez donc pas vous tenir tranquille ?
— Je n’ai rien fait de mal, protestai-je. Et c’est vous qui m’avez traîné là ! Je n’ai aucune idée de ce que vous attendez de moi ! »
Elle haussa les épaules :
« Vous le verrez bien assez vite ! Suivez-moi. »
Elle se dirigea d’un pas vif vers l’arrière-salle ; je la suivis en boitillant.
« Attendez un peu ! protestai-je. Je suis encore invalide ! »
La jeune femme se retourna vers moi ; son visage s’adoucit :
« Je suis désolée. »
Elle ralentit l’allure et m’ouvrit la porte en grand, pour me permettre d’opérer une entrée à peu près digne dans la pièce. Je notai d’emblée son aspect bien plus précieux que la partie réservée à la clientèle. Les murs disparaissaient sous des boiseries sculptées de rinceaux élégants. Une belle cheminée de marbre rosée devait offrir sa chaleur par temps froid. Autour d’une table basse étaient disposés des fauteuils confortables. Une petite poignée d’individus s’y trouvait installée, un verre à la main. Au milieu du groupe, je reconnus maître Karolys.
Initza m’adressa un sourire féroce avant de m’abandonner dans la cage aux fauves, en refermant le battant derrière elle.
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