L’entrevue avait été prévue en milieu de matinée, à une heure où la fatigue ne me terrasserait pas comme c’était invariablement le cas après le déjeuner.
J’avais reçu l’autorisation de m’installer dans un fauteuil confortable près de la fenêtre, ma jambe immobilisée supportée par un tabouret capitonné. Un autre siège avait été dressé en vis-à-vis, légèrement décalé compte tenu de ma condition encombrante. La présence d’Arzechiel avait été acceptée, ce qui me rassurait quelque peu : non que je craignais d’être assassiné sur place sans pouvoir me défendre – je voyais mal quelqu’un qui s’était donné la peine de me sauver la vie, puis me rendre la santé, m’éliminer froidement.
Quand la porte tourna, j’aurais volontiers bondi de ma chaise si j’avais disposé de deux jambes valides. Arzechiel entra le premier, avant d’introduire un homme de taille moyenne, à la silhouette râblée, mais donc la façon de se mouvoir trahissait une agilité que les années n’avaient pas émoussée. Il était vêtu avec sobriété, mais non sans goût, dans une gamme de couleur discrète qui tirait vers le gris et le beige. Malgré tout, son visage attirait l’attention : ses yeux en amande brillant de malice, son nez légèrement pointu, sa bouche sinueuse, tout évoquait en lui un caractère facétieux et une vive intelligence. Même s’il s’approchait de la cinquantaine, il demeurait chez lui un côté presque intemporel.
Il s’avança d’un pas énergique et me tendit une main solide et déliée :
« Messire vor'Deiter ? Non, ne bougez pas. Je suis Ilvar Karolys. Je conçois que mon nom ne doit pas vous dire grand-chose… Mais bientôt, vous saurez tout ! »
Durant cette entrée en matière, je n’avais pu placer un seul mot ; malgré sa déférence apparente, il montrait qu’il menait la danse. Il s’installa dans le fauteuil en face du mien, tandis qu’Arzechiel tirait à son usage une chaise qui se trouvait au chevet du lit. Le dénommé Karolys m’observa de fond en comble, avec rapidité et sans doute efficacité :
« Vous semblez aller beaucoup mieux. C’est une bonne chose. À votre âge, vous devriez être rapidement remis ! »
Pour le moment, je me sentais surtout assommé par son discours, mais sans doute aurait-il été discourtois de le préciser. Profitant d’une légère pause dans son flux verbal, je pris enfin la parole :
« Je vous remercie, monsieur Karolys. Je suis conscient que je vous dois la vie ! Malgré tout, permettez-moi d’être intrigué : comment avez-vous repéré ma présence en cette ville ? »
Il éclata d’un rire jovial et puisa dans sa poche un papier usagé, plié en quatre, qu’il déploya avec précaution. Avec dépit, j’y reconnus l’avis de recherche lancé à mon encontre.
« Je me tiens très bien informé, mon jeune ami. Voilà un moment que je m’interroge sur vos faits et gestes…
— Je ne savais pas que je disposais d’une telle popularité ! »
Karolys éclata de rire :
« Oh, votre coup d’éclat a eu bien plus d’écho que vous le pensez ! Notamment auprès du bon peuple qui n’en peut plus de subir tous ces petits princes de comédie qui ne pensent qu’à paraître au détriment de toute autre chose.
— Je suis le fils d’un de ces princes de comédie, au cas où vous ne le sauriez pas…
— Peut-être, mais vous avez volontairement tourné le dos à ce destin. Il ne faut guère plus pour vous transformer aux héros auprès des petites gens ! »
Je n’en avais aucune idée… au point que je me demandai si Karolys n’était pas de train de me mener en bateau.
De toutes les façons, cet homme conservait la haute main sur la situation. Je me retrouvais endettée envers lui, et j’avais gardé assez d’honneur pour ne pas en faire fi. Je ne pouvais qu’écouter et tenter de comprendre où il voulait en venir.
« Tout cela pour dire que votre personnalité est des plus intéressantes : un jeune rebelle plein de panache tel que vous, intelligent et brillant, aurait beaucoup d’avenir dans ma petite… entreprise. »
Intelligent ? Brillant ? Je haussai un sourcil incrédule.
« Je ne suis pas des plus sensibles à la flatterie, messire Karolys. Vous insultez l’intelligence que vous avez la bonté de m’attribuer…
— Bien sûr que non, je suis parfaitement sincère ! »
Je haussai les épaules ; il me parut agréable d’effectuer ce geste anodin sans tirer sur des sutures ou agiter des cicatrices trop récentes. Pendant ma maladie, mes points avaient été défaits, et mes blessures refermées ne m’occasionnaient plus qu’un peu de douleur et quelques raideurs passagères, y compris celle de mon bras.
« Quant au panache… poursuivis-je en baissant les yeux sur ma jambe, il est un peu difficile à manifester quand on clopine sur une béquille…
— Vous en guérirez, capitaine ! Et quand bien même vous deviez en garder quelques restes, en quoi une légère boiterie pourrait-elle nuire à votre image de capitaine, sinon témoigner de vos faits d’armes ? »
En songeant aux circonstances de mes blessures, j’éclatai d’un rire chargé d’amertume et d’ironie :
« Mes faits d’armes ! Certes… Eh bien, cessez de me passer de la pommade, messire Karolys, et venez-en aux faits ! »
Mon interlocuteur leva les yeux au ciel, mais je notais son petit sourire en coin :
« Je viens de Tramonde… Plus particulièrement, de la ville de Levantir, qui représente l’un des principaux ports aériens des Marches dardaniennes, avec la ville de garnison de Korind… »
J’acquiesçai, l’encourageant à poursuivre.
« Depuis quelques décennies, une tradition s’est mise en place… certains… gentilshommes de fortune se sont rassemblés afin de s’assurer une protection et une entraide mutuelle en cas de souci. Cette Confrérie, comme nous l’appelons, prend soin des blessés, des enfants de ceux qui ont été tués, aide les équipages à se compléter, à financer des réparations s’ils n’ont pas les moyens de le faire… Notre champ d’action est venu, avec le temps, à inclure des… transporteurs indépendants. Le tout, bien entendu, contre une contribution aux bénéfices, mais l’arrangement n’est pas sans intérêt et permet de faire face à la concurrence, dirons-nous. »
En dépit des circonlocutions de Karolys, je n’étais pas dupe ! Une confrérie de pirates et de contrebandiers tramondiens me proposait d’entrer dans ses rangs.
Je ne savais comment prendre la chose.
« Et vous avez été envoyés en tant que messager ? »
Il m’adressa un large sourire :
« Oh, mieux que cela, mon jeune ami : je suis le maître actuel de la Confrérie. »
Peut-être aurais-je dû être impressionné… Mais à vrai dire, je peinais à exprimer une émotion adéquate face à cette découverte.
« Je reconnais que je ne le porte pas sur moi, ajouta-t-il en riant. Mais c’est un avantage, en un sens. Cela me permet de bénéficier d’une certaine tranquillité ! »
Je ne pus qu’en convenir.
« C’est une position élective. Nous sommes choisis par l’ensemble des capitaines membres de la Confrérie, quand notre prédécesseur n’est plus en mesure d’assurer cette fonction, que ce soit du fait de la mort, la maladie, la vieillesse… ou le désir d’une retraite paisible. »
Je me demandais pourquoi il me racontait tout cela…
« Malgré tout, il arrive fréquemment que certains, bien qu’ayant fait le serment de s’en tenir à notre règlement, tentent de… brûler les étapes. »
Je voyais un peu mieux la situation.
« Et vous attendez quoi ? Que je vous serve de garde du corps ? » demandai-je d’un ton sarcastique.
Les yeux noirs s’élargirent :
« Oh… non, jamais je n’attendrais de vous un service aussi vulgaire. Ce dont j’ai besoin… c’est d’un allié fiable. Malgré votre situation délicate et la perte de votre position, vous demeurez de noble extraction… Un prince – même si cette denrée n’est pas si rare dans votre contrée d’origine. Cela ne vous attirera pas que des amitiés, mais même les membres de la Confrérie ne pourront s’empêcher d’éprouver pour vous un certain respect. De plus, connaissant le sens de l’honneur qui a dû vous être inculqué depuis le plus jeune âge, je crois en votre loyauté… Certes, il y a de tristes individus parmi les vôtres, mais je tends à penser que vous n’êtes pas de l’étoffe dont on fait les traîtres.
— Et vous croyez réellement que je vais entrer sur ce territoire sous mon vrai nom ? rétorquai-je, incrédule. Puisque vous êtes si bien informé, vous devez connaître le petit problème que ma famille rencontre quand il s’agit du royaume de Tramonde ? »
Il plissa légèrement les paupières :
« Bien sûr que oui, Capitaine… Mais il y a une chose dont vous devez être conscient. Entrez à Tramonde sous le nom que vous portez de par votre naissance, et votre tête reposera tôt ou tard sur le billot. Venez sous un faux nom et avec un profil bas, et personne ne vous inquiétera. Et certainement pas les autorités des Marches dardaniennes. La famille aur'Commara est actuellement réduite à un enfant de dix ans qui n’ira certainement pas vous poursuivre de sa vindicte… Seul le roi pourrait en être courroucé, mais il ne s’entend pas très bien avec le prince des Marches dardaniennes. »
Tout ceci ne me disait rien qui vaille ; certes, j’avais toutes les raisons de penser que cet homme, à qui je devais la vie, ou tout au moins la santé, se montrait sincère. Mais je n’appréciais pas d’être utilisé dans de sombres querelles de pouvoir et de rivalité, encore la vindicte qui opposait le prince des marches dardaniennes au souverain de Tramonde. Mais avais-je seulement le choix ?
Je levai les yeux vers Arzechiel, qui s’était tenu silencieux, debout à mes côtés. Il s’éclaircit la voix avant de prendre la parole :
« Messire Karolys, votre proposition nous honore. Mais vous devez être conscient que’elle nous place, mon capitaine, moi-même et tout l’équipage, en position de totale dépendance envers vous. Et ce, pour une durée indéterminée. Vous faites courir à messire vor'Deiter un risque important, qui peut rejaillir sur nous… sans que nous sachions d’ailleurs quels seront les avantages que nous en tirerons… »
Bien sûr… Je pouvais compter sur mon second pour formuler exactement ma pensée, sans que je passasse pour un homme mesquin ; cette dette était la mienne, pas celle de l’équipage – au-delà de leur loyauté voire de leur attachement envers moi, mais Azechiel bénéficiait pour la même raison d’une parole bien plus libre que moi.
« Je vois… Et je comprends parfaitement votre inquiétude… Monsieur ?
— Arzechiel. Je suis le second de la Bravida.
— Bien sûr. Je ne peux qu’être impressionné de voir qu’un officier aussi jeune que messire vor'Deiter a su retenir à ses côtés un homme de votre trempe. Eh bien, puisque vous êtes celui que je dois convaincre, monsieur Arzechiel, je vous propose de voir cette association comme une sorte de contrat.
— Un contrat peut être rompu, remarqua Arzechiel. Je sais que notre capitaine a une dette envers vous désormais, mais je préfère pour ma part que les choses prennent la forme d’un arrangement écrit, avec des termes clairs et précis, pas de vagues promesses et l’exploitation sans la moindre limite de la reconnaissance que vous avez suscitée ! »
Le maître de la Confrérie l’écouta gravement, puis se tourna vers moi, présentant un visage trop sincère pour être honnête :
« C’est un second bien avisé que vous avez, décidément, capable de voir les failles dans notre arrangement. Mais je souhaite vous rassurer, capitaine : il n’est pas dans mon intérêt de vous piéger ! Je veux un allié, pas un obligé, un courtisan ou un serviteur. Vous êtes libre de refuser si vous le souhaitez. Vous n’aurez qu’à me rembourser de mes frais. Je suis même prêt à vous en donner le temps… Et je suis même persuadé que votre logeur, qui semble vous vouer tant d’admiration, sera tout prêt à vous aider ! »
Je devais admettre que tant de bonnes grâces me laissaient songeur. Je n’avais rien fait pour les mériter. Sauf, peut-être, présenter l’apparence de l’outil idéal. Mais avais-je le choix ? Une solution à mes problèmes frappait à ma porte, il me faudrait être bien délicat pour refuser…
« Qui me dit que ce ne sera pas une sorte de piège ? »
C’était une accusation faible et basée sur peu de fondement. Juste le dernier éclat d’une résistance qui n’avait pas lieu d’être.
« Bien. Je vais consulter mon équipage pour connaître son avis. Vous aurez ma réponse dès que je pourrai me rendre sur ma nef et le rassembler pour poser la question. Cela vous va ?
— Comme je vous l’ai dit, Capitaine, je suis tout disposé à attendre ! »
Le reste de l’entrevue se déroula en échange d’amabilités et de platitudes qui plongèrent Arzechiel dans une quasi-somnolence, puis maître Karolys prit son congé. Je demeurai seul avec mon second, terrassé par une extrême fatigue. Klehon m’aida à regagner mon lit, afin que je pusse me reposer un peu avant le déjeuner.
« C’est à croire que je ne retrouverai jamais mes forces, pestai-je tandis que mon serviteur me bordait comme un enfant.
— Ne soyez pas si impatient. Vous avez été très malade. Depuis que vous avez été blessé, vous ne vous êtes jamais donné le temps de vous remettre. Vous retrouvez peu à peu la santé, mais vous avez vraiment besoin d’un temps de convalescence si vous voulez recouvrer vos forces.
— Je déteste être aussi dépendant des autres !
— C’est temporaire, et vous le savez, intervint Arzechiel. Et si vous souhaitez que je parle de la proposition de ce Karolys à l’équipage…
— Non, rétorquai-je tant que j’étais assez éveillé pour le faire, c’est à moi de m’en charger.
— Tel que je vous connais, remarqua mon second avec un mélange d’affection et d’exaspération, vous allez vous ronger les sangs tant que vous ne serez pas en capacité de le faire – et je pense qu’il faudra bien cinq ou six jours pour que vous puissiez envisager de vous rendre au chantier. »
Décidément, il me connaissait bien ! Si mon père avait montré n’était-ce que le dixième de l’attention que ce vétéran au poil gris me témoignait, jamais je ne serais parti dans une si folle équipée.
« Je te remercie, mais je tiens à garder un reste de crédibilité face à eux…
— Eh bien, que diriez-vous de faire venir demain vos sous-officiers ? Vous pourrez déjà leur annoncer ce projet et voir leur réaction… »
Sa proposition ne manquait pas de jugeote…
« Je vais y réfléchir », déclarai-je en étouffant un bâillement.
Bien entendu, je plongeai dans les doux bras du sommeil avant de pouvoir y songer davantage, mais je savais que l’idée ferait son chemin…
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