« Un marché ? »
Pendant un instant, je crus avoir mal entendu, mais l’élocution parfaite d’Elhoïs laissait peu de doutes.
« Explique-toi… », soupirai-je.
Il se redressa, en dépit de la pluie qui trempait son bicorne et inondait son visage comme des larmes malvenues. Je n’imaginais pas, cependant, mon très fier cousin pleurer pour moi…
« Herlhand, de mon point de vue, tu n’as rien fait de si grave. Tu n’as tué personne… Et de toute évidence, le prince d’Ingarya s’est montré injuste envers toi. Il n’avait aucune raison de te renvoyer de la sorte. »
Je ne pus retenir mon hilarité, tant ce discours me semblait hypocrite. Mon lointain parent fronça les sourcils, offusqué, mais poursuivit malgré tout.
« Je n’approuve pas son geste, même si je peux… dans une moindre mesure, le comprendre. Tu n’es pas quelqu’un qui laisse indifférent. J’ai toujours pensé que tu étais mieux taillé que moi pour faire de grandes choses. »
Cette fois, je sombrai dans le fou rire ; je me serais sans doute effondré si mes compagnons ne m’avaient pas retenu.
« Oui, des grandes choses… Comme chaparder des soldes et tirer sur des nefs impériales ! Si tu es tellement persuadé de mon bon droit, pourquoi me poursuis-tu comme un voleur ? Vous ne m’avez guère laissé le choix, tes compagnons et toi-même…
— Herlhand, je t’ai dit que le prince d’Ingarya était en tort… pour moi. Mais l’Empire n’est pas d’accord. L’alliance avec certains de ces petits états reste importante à ses yeux. Hélas, Trazettia n’en fait pas partie… Il a repoussé les demandes de grâce envoyées par ton père. »
Cette fois, je demeurai interdit :
« Mon père ? Il est vraiment intervenu en ma faveur ?
— Cela peut te sembler étrange, mais il l’a fait… même si je ne saurais dire si c’est par amour paternel ou pour sauver la réputation de ta lignée ! »
Je levai les yeux au ciel. J’étais tenté de croire que mon père éprouvait toujours un certain attachement envers moi, mais je n’étais pas naïf non plus.
« À présent que j’ai réussi à mettre à terre tes petits amis, je vais devenir un vrai renégat ! »
Un doute me saisit :
« Ils avaient bien ordre de faire feu sur ma nef ?
— En effet, nous avions pour mission de t’abattre. »
Je remarquai l’emploi du « nous ».
« Ne vas-tu pas avoir des ennuis pour ne pas m’avoir abattu comme un pigeon ? »
Les paupières de mon lointain cousin s’abaissèrent sur son regard gris :
« A la vérité, Herlhand… Même si nous n’avons jamais été vraiment proches, je ne voulais pas être celui qui allait te descendre…
— C’est trop touchant. C’est pour me dire cela que tu m’as demandé de quitter nef ? Pour me mettre un carreau dans la tête ?
— Non, Herlhand ! Comme je l’ai déjà dit, j’ai un marché à te proposer. Je ne pense pas que tu représentes un danger sérieux, mais tu comprendras que si tu continues à te promener dans le secteur, je ne pourrai pas longtemps fermer les yeux. C’est pourquoi je te propose la chose suivante : je dirai dans mon rapport que tu t’es échappé, mais pour être certain de ne plus te croiser, je te demanderai de partir dans le seul endroit où l’empire n’ira pas te chercher… »
Il marqua une pause avant d’annoncer :
« Le royaume de Tramonde… »
Je demeurai interdit à ces paroles. Il me fallut un long moment pour reprendre mes esprits.
« Capitaine ? »
La voix alarmée de Klehon me ramena à la réalité.
« Que se passe-t-il, capitaine ? »
Je tentai de me redresser au maximum, en dépit des béquilles :
« Il se trouve que ce personnage ici présent souhaite que je m’exile dans un lieu où notre famille a interdiction de se rendre sous peine d’exécution immédiate… »
Le visage rond de mon valet se rembrunit :
« Et donc… vous envoyer à une mort certaine ?
— Tu as tout compris. »
Elhoïs garda toute sa contenance :
« Ce n’est pas si tragique, Herlhand. Si tu changes de nom, personne ne fera le rapprochement entre toi et les aur'Kelsere. Personne ne se doutera que tu es tombé si bas… »
Je souris froidement :
« Et moi qui pensais que tu étais devenu généreux ! »
L’halterher eut la bonne grâce de sembler offusqué :
« Herlhand, je prends un sacré risque pour sauver ce qui reste de ta peau.
— Bien, répondis-je narquoisement. Je te remercie beaucoup pour ton sacrifice. Je saurai m’en souvenir. »
Elhoïs opina, sans que je pusse déterminer s’il avait saisi l’ironie, mais il se garda bien de répondre. Je peinais à lire ses motivations. Il n’avait jamais été particulièrement expressif, encore moins prompt à manifester ses émotions. Toute son éducation avait contribué à faire de lui un parfait officier ellégien : stoïque, imperturbable, impitoyable… un authentique homme d’acier, tels qu’étaient perçus les halterhers. Si la marine impériale m’avait accepté, jamais je n’aurais jamais pu atteindre cet idéal guindé.
Ses yeux ressemblaient à des pierres de silex, aussi durs et aussi froids en apparence. Malgré tout, je crus y voir passer furtivement une sorte de désespérance profonde. S’inquiétait-il pour moi ? Ou pour lui-même ?
« J’espère que tu pourras te justifier de ne pas avoir capturé une nef branlante et son équipage de canards boiteux ! »
Je laissai le sarcasme me gagner de nouveau :
« Ou bien as-tu peur que mon sabot n’inflige une branlée à ta belle nef, comme il a esquinté tes petits amis ? Tu cherches à nous envoyer à la mort sans te salir les mains ?
— Herlhand… »
Il m’examina de la tête aux pieds :
« Encore une fois, je tente de trouver la meilleure solution pour tout le monde. Je ne veux pas te voir mourir aussi bêtement… Malgré ce que tu peux croire, tu mérites bien mieux que ça. Si tu poursuis cette fuite en avant, tu perdras tout espoir d’échapper à un destin tragique. À Tramonde, personne ne viendra te chercher. Il te suffira de faire profil bas… de te faire soigner, de réparer ta nef en réfléchissant à ce que tu veux faire de ton avenir. Car je reste persuadé que tu en as encore un ! Tu es brillant, Herlhand, bien plus brillant que je ne le serai jamais ! Tu viens encore de le prouver. Alors, arrête les frais, ici et maintenant… »
Il paraissait sincère. Même si je pouvais mesurer la distance qui nous séparait, plus que jamais… et la suprématie qu’il invoquait sur moi, le cousin crotté, le mouton noir. Je fermai brièvement les yeux, laissant cet argument sombrer dans ma conscience.
« Pour l’instant, je vais te laisser un délai de deux mois. Ce qui te laissera le temps de réparer la mature et de guérir autant que possible. Cela risque de devenir plus compliqué à votre arrivée à Tramonde, quand il vous faudra organiser votre existence. Je ferai tout mon possible pour te conférer une totale immunité durant cette période. Mais une fois ce délai écoulé, je cesserai de te protéger et tu redeviendras un criminel recherché… même à mes yeux.
— Tu as ce pouvoir ? m’étonnai-je.
— Je me suis porté volontaire pour te poursuivre, ce qui a profondément soulagé les autorités de l’Empire. Tu es un cas gênant à leurs yeux. Tu restes l’héritier d’un prince de l’Empire, et un jugement contre toi risque de mettre en difficulté leur poulain d’Ingarya, même s’il continue de réclamer ton arrestation à cor et à cri. En rentrant, je consignerai dans mon rapport que je n’ai retrouvé que quelques débris et que j’ai supposé que ta nef s’était écrasée quelque part dans les montagnes ; avec les intempéries et le secours à porter aux deux autres nefs, je n’ai pas pu poursuivre indéfiniment les recherches. Cela devrait te donner assez de latitude pour te recréer une existence légale à l’abri des poursuites. »
Je n’avais rien à lui répondre. Il se mettait clairement en danger pour mon salut. Mon regard erra sur les deux sous-officiers qui l’accompagnaient.
« Et tu es sûre que tes subordonnés sauront se taire ?
— J’ai choisi des gens sûrs, qui me sont sans doute aussi dévoués que tes propres hommes envers toi. Au moins as-tu réussi à trouver des compagnons loyaux… c’est la seule chose qui me rassure vraiment. »
J’esquissai une ombre de sourire. Je ne pouvais nier que je me débattais dans une profonde cuve de pois… mais du moins avais-je l’insigne honneur de ne pas m’y débattre pas seul.
« Bien, je crois que nous avons fait le tour de la question », déclarai-je enfin en réalisant que je me détrempais de plus en plus sous l’averse qui se faisait drue.
À présent que la tension s’était relâchée, mon état se rappelait à moi d’une façon plus que désagréable. L’appareil autour de ma jambe se relâchait dangereusement – et je passerai sur les innombrables maux qui m’affligeaient en cet instant. Malgré tout, je gardais les idées claires. Les paroles d’Elhoïs touchaient un point sensible… Je me savais pris à la gorge. J’aurais pu rejeter l’ultimatum de mon vague cousin et regagner les airs pour poursuivre la lutte, mais je me sentais épuisé, incapable de réitérer un coup d’éclat, à moins d’une chance inouïe. Je devais penser à mes hommes ; j’ignorais comment ils verraient cet exil. Au moins disposions-nous de deux mois pour y réfléchir.
« Bien. Je te remercie pour ta proposition. Si tu n’entends plus parler de moi, soit je serai mort, soit j’aurai réussi à me faire oublier, où que ce soit. »
Je lui tendis ma main, qu’il prit après avoir ôté son gant. Sa peau me parut glacée sous mes doigts brûlants.
« Que le Haut Régnant te garde, Herlhand. »
Après un dernier regard où je crus lire un bref instant un intense regret, l’halterher tourna les talons pour regagner la somptueuse nef posée sur un terrain plus sec que celui où trempait la Bravida. Je suivis des yeux le dos droit sous le manteau vert orné de galons dorés, tandis qu’il s’éloignait de moi, dans tous les sens du terme. Je me sentais épuisé, autant nerveusement que physiquement.
« Capitaine, est-ce que ça va aller ? »
Je respirai profondément avant de me tourner vers Klehon :
« Il le faut bien. Je vais devoir trouver un moyen d’annoncer tout cela à l’équipage… De toute façon, notre prochaine étape sera Galseria. Nous n’aurons qu’à dire que des pirates nous ont attaqués », ajoutai-je en posant un regard découragé sur la mâture en partie démantibulée de la nef.
La perspective de devoir m’expliquer devant l’équipage m’effrayait plus que faire face à mon cousin. Si je perdais leur soutien, que resterait-il de moi ? La peur n’évitait pas le danger, comme le disait fort justement l’adage, mais combien d’épreuve et de vexation pouvais-je encore subir sans être totalement brisé ? Je n’étais pas armé à l’acier ellégien…
En faisant demi-tour pour revenir vers la Bravida, je manquai de trébucher sur une aspérité du terrain détrempé. Harffen me rattrapa de justesse, mais une douleur vive fusa dans mon genou blessé. Je soupçonnais l’appareil de se déliter sous l’effet de l’eau. Ma jambe immobilisée était redevenue un poids mort et je ne parvenais même plus à soulever la béquille assez haut pour la déplacer.
« Capitaine ? »
Cette fois, c’était Harffen qui s’inquiétait de mon état. Mais ses paroles ne me parvenaient que de très loin. Mon esprit s’était mis à tourner sur lui-même, ou plutôt autour de ce choix qui n’en était pas un, de cet ultimatum qui me privait de tout libre arbitre… à moins de préférer le suicide à long terme.
La pluie détrempait mon visage, dégoulinant sur ma peau brûlante ; mon chapeau, en dépit de ses larges bords, avait cessé de me protéger.
J’entendais les voix de Klehon et d’Harffen, urgentes et paniquées… mais elles ne devinrent bientôt plus qu’un vague brouhaha. J’étais si fatigué…
je devais lutter, encore un peu, le temps de me regagner la nef…
Le temps de…
Mes paupières se fermèrent et je me sentis tomber vers des limbes glacés.
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