Ce fut avec un soulagement notable que nous nous trouvâmes de nouveau sous un ciel libre, bien plus clair que précédemment, même si aucune trace de bleu n’apparaissait.
Je poussai un soupir ; il était temps de lever les voiles, aussi bien au sens propre que de façon métaphorique. Nous étions désormais entrés de plain-pied dans le monde des fugitifs et des criminels. J’ignorais de quoi serait fait l’avenir, et si même nous en avions un, mais tant que la vie ne nous avait pas désertés, nous pouvions espérer !
Le moment de quitter la salle de commandement n’était pas arrivé ; nous devions auparavant nous mettre en sécurité. Le relief en dessous de la nef disparaissait presque entièrement, sauf par de vagues trouées. Heureusement, la pluie s’était calmée, et le vol se déroulait sans encombre. Alors pourquoi refusai-je de me détendre ?
Mon second vint m’annoncer que nous atteindrions bientôt la frontière dr Galseria. Chaque minute se changeait en siècle, mais chacune d’elle nous rapprochait de la liberté. Je devinais chez les hommes un relâchement qui ne me plaisait pas, même s’il me semblait naturel.
Au fur et à mesure de notre avancée, l’intuition se transforma une certitude : la nef verte se dissimulait quelque part et attendait ce moment pour nous fondre dessus.
Notre perte se présenta sous la forme d’un pic plus élevé que les autres, suffisamment large pour cacher notre ennemi. Quand finalement je le vis devant nous, immense et rutilant dans la lumière cristalline, je sentis mon cœur sombrer… Jusqu’à ce que je remarquasse un détail capital… La nef impériale arborait un pavillon reconnaissable entre mille, bleu frappé de l’étoile blanche du Haut Régnant. Le pavillon de la concorde, qui nous invitait à parlementer avant tout échange violent. Je restai quelques secondes interdit, avant de me tourner vers Arzechiel :
« Trouvons un endroit où nous poser.
— Mais, capitaine… remarqua nerveusement mon second. Vous ne pensez pas que cela pourrait être un piège ?
— Je ne pense pas. Il y a peu de règles sacrées dans l’univers des batailles, mais rompre celle-ci, même vis-à-vis de forban de notre espèce, signifie se condamner à un déshonneur pire que la mort.
— Mais vous ne pensez pas qu’ils vont vous soupçonner de les trahir, ou prendre n’importe quel prétexte pour vous éliminer ? »
J’esquissai un sourire nostalgique :
« Non, Arzechiel. J’ai le pressentiment que celui qui nous attend sait très bien qui je suis… et que malgré tous mes manquements, je ne trahirai pas des valeurs aussi essentielles. »
Les hommes présents dans la salle de commandement me lancèrent des regards emplis d’incompréhension. C’était l’un de ces rares moments où nos différences s’affichaient de façon aussi flagrante : ils étaient issus d’un univers populaire, voire crapuleux, ou l’engagement d’homme à homme prenait le pas sur des valeurs génériques et désincarnées. Les règles d’honneur en vigueur parmi les officiers et des aristocrates leur échappaient quasi totalement.
« Je vais faire de mon mieux pour ne pas vous mettre en danger, poursuivis-je. Je rencontrerai seul leur halterher.
— Capitaine ! protesta Arzechiel, vous n’êtes même pas en état de vous défendre !
— Je le sais. En un sens, cela peut tourner à mon avantage, en témoignant de ma bonne volonté et de la confiance que je place en la parole donnée. Et avec un peu de chance, ajoutai-je avec un demi-sourire résigné, on me prendra en pitié !
— C’est hors de question. Je vous accompagne ! »
Je n’aimais pas faire preuve de mon autorité de façon aussi brusque, mais je n’avais pas le choix.
« Tu ne veux pas que j’y aille seul ? Bien. Si je dois y aller accompagné, ce sera le cas. Mais certainement pas par quelqu’un qui détient un poste clef sur cette nef : il faut que vous puissiez fuir au cas où je serais capturé ou tué. À toi de trouver deux volontaires, de préférence des artilleurs. »
Mon second voulut protester, mais il comprit vite que pour une fois, je manifestais un semblant de bon sens difficile à contester.
« Bien, répondit-il avec résignation. Nous allons descendre. Je vais voir qui est d’accord pour venir avec vous. »
J’aurais préféré n’exposer personne d’autre au danger auquel j’allais affronter… Mais d’un autre côté, je craignais de me découvrir seul, abandonné de tous. À la mine d’Arzechiel, il m’enterrait déjà… ainsi que ceux qui auraient l’honneur de m’escorter. Je ne pouvais totalement le blâmer, tant ma confiance avait été malmenée ces derniers temps.
Finalement, notre nef suivit l’engin impérial jusqu’à une vaste zone dégagée, dans l’une des boucles de la rivière, où s’étendait une plaine herbeuse passablement détrempée.
La Bravida se posa au milieu d’une grande flaque hérissée de touffes jaunies. La pluie avait recommencé à tomber. Non plus ces violentes rafales qui précipitaient sur nous de milliers de minuscules poignards, mais de grosses gouttes qui s’écrasaient comme des crachats sur le paysage boueux.
Klehon avait tenu à faire partie de l’escorte. Le second brave à s’être déclaré était Harrfen, un artilleur aussi large que haut, sans doute aussi dangereux à mains nues qu’une dizaine d’hommes en armes. Malgré tout, le fait de devoir aller au-devant de mon homologue sans épée ni pistolet, avec juste ma drague d’officier cachée à l’arrière de ma ceinture, ne me rassurait nullement.
À côté de la magnifique nef à double pont, dont la peinture parvenait à étinceler même sous la faible lumière filtrant à travers les nuages, la Bravida ressemblait à un jouet d’enfant abîmé par trop d’usage. Les deux engins reposaient face à face, afin d’éviter un échange de tirs impromptu. Je quittai le premier mon bâtiment ; ce moment promettait d’être pénible, sinon mortel ; autant s’en débarrasser le plus vite possible.
Klehon me soutenait tandis que je clopinais sur la passerelle, avec toute la grâce d’une tortue rhumatisante. Face à moi, l’halterher se dressait, entouré de sa propre garde aussi désarmée que la mienne, mais qui présentait bien mieux. Tous trois portaient l’uniforme de l’Empire ellégien, vert et or. Je n’eus aucune peine à reconnaître celui qui se tenait au milieu… et sans doute, d’une certaine façon, je l’avais prévu.
Mon cousin.
Elhoïs vor'Drachneim.
Même si je le dépassais en taille, il bénéficiait d'une prestance naturelle indéniable. Je ne pus m’empêcher d’admirer son allure de parfait officier impérial. Il avait fait couper court ses cheveux châtain clair – une mode tramondienne qui ne cessait de s’étendre. Il possédait des traits nets et réguliers, éclairés par des yeux gris au regard incisif. Nous nous ressemblions peu… et cela était compréhensible, car notre parenté remontait à plusieurs générations. Il m'examina avec un sourire énigmatique :
« Herlhand… je dois reconnaître que tu n’as rien perdu de ton audace. Cela fut… intéressant de se mesurer à toi.
— C’est trop d’honneur, maugréai-je.
— Je ne plaisante pas. Je commence à regretter que tu n’aies pas trouvé ta place dans notre armée, quand j’observe tes prouesses ! »
J’éclatai d’un grand rire.
« Est-ce que tu es sérieux ? Tu étais le premier à ne pas vouloir de ma présence dans les rangs de la marine impériale ! À croire que tu craignais la concurrence ! À présent que j’ai un peu écorché tes précieux poulains, voilà que tu changes d’avis ? »
Elhoïs essuya la pluie qui lui coulait sur le visage en soupirant :
« Tu crois réellement que cela venait de moi ? Deux officiers de notre sang dans l’armée ellégienne, ce n’était pas vraiment souhaitable. Tu étais le plus talentueux, mais le moins prévisible.
— Tu en as la preuve, maintenant, et eux aussi… Ils doivent s’en délecter ! »
Mon cousin ne releva pas. Ses yeux gris me contemplaient avec une lueur de pitié :
« Quel gâchis… Dans quel état t’es-tu mis ?
— Cela ne devrait pas te surprendre, rétorquai-je, enhardi par la fièvre. Je n’ai jamais été taillé pour la dignité, comme toi. Si je te dis que le sort s’est acharné contre moi, tu vas me répondre que j’avais l’étoffe d’un gibier de potence depuis le début ! »
Il garda le silence, le visage sombre. J’étais sans doute en train de me ridiculiser, mais je n’en avais cure.
« Je sais ce que tu vas dire : je n’avais pas à voler la solde des troupes du princelet. Ni à emporter le Paskiran avec moi… J’ai mérité tout ce qui m’arrive. Je n’ai aucun avenir devant moi, j’ignore même si je ne vais pas rester infirme… Ou même survivre, qui sait. Si tu veux me faire prisonnier tout de suite, n’hésite pas. Par contre, n’inquiète pas mes hommes. Laisse-les partir à bord de la nef… Ils ne nuiront pas à l’empire, c’est promis !
— Capitaine ! protesta Klehon, tandis que l’artilleur se plaçait devant moi pour me protéger d’une éventuelle agression. »
Les hommes d’Elhoïs se raidirent à leur tour, mais il les arrêta d’un geste.
« N’aie pas d’inquiétude, je ne suis pas ici pour t’appréhender, pas plus que tes hommes ! J’ai un marché à te proposer. »
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