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tome 1, Chapitre 31 « Un Combat acharné (1) » tome 1, Chapitre 31

11 – Où Herlhand mène un combat acharné, à l’issue inattendue (1)

Tous les capitaines de nef ressentaient un frisson d’excitation quand ils posaient le pied sur la plate-forme de commandement, même quand ils avaient conscience de voler vers une mort certaine.

Tout le monde se trouvait à son poste : les timoniers dans leur fosse, la vigie dans son perchoir et Arzechiel à mes côtés, prêt à relayer les ordres. Sans oublier, bien sûr, notre maître-cœur dans les entrailles de la nef, où seules les commandes cristallines sous mes mains pouvaient l’atteindre. La verrière m’offrait une large vision du relief autour de nous : des corridors torturés entre de hautes falaises à demi noyées de brume. Un champ de bataille pour le moins difficile !

J’avais assez volé sur mon baquet pour avoir repéré sa faiblesse majeure, une certaine instabilité en sestre. Mais il ne manquait pas de points forts, comme sa courte taille qui lui permettait de virer rapidement de bord. Ma formation dans l’Empire me donnait une connaissance approfondie de nos adversaires, qui possédaient des engins puissants, véloces, mais lourds et peu maniables. Je gardais le souvenir d’un débat mémorable avec l’un de mes professeurs, à l’académie d’Harroldehm ; j’avais vanté les évolutions initiées par le grand ministre Ferris aur’Commara dans la flotte tramondienne, qui basaient une bonne partie des stratégies sur des nefs légères et mobiles. On m’avait fait comprendre sans prendre de gants que j’avais sans doute raison, mais que ce genre d’opinion n’avait pas sa place entre les murs de l’académie impériale. Je haïssais ce style d’hypocrisie. Un jour, elle mènerait l’empire tout entier à sa perte, même si je ne serais plus là pour le voir.

« Qu’allons-nous faire, capitaine ? »

Je m’efforçai d’avoir l’air confiant :

« Puisque nous avons l’avantage du terrain, nous allons l’utiliser ! Nous avons tout bénéfice à combattre en basse altitude. Nous sommes bien plus mobiles et ils ne pourront pas nous attaquer à plusieurs dans les gorges. »

En dépit de notre position de faiblesse évidente, nous étions bien décidés à nous défendre. Nous profitâmes du couvert d’une falaise pour nous glisser dans une vallée latérale, qui bénéficiait d’un large surplomb ; l’arrière s’évasait suffisamment pour que l’endroit ne se transformât pas en nasse.

Les nefs ennemies pouvaient choisir entre plusieurs stratégies : adopter une formation lâche pour ratisser le territoire, se déployer largement ou rester groupées pour agir en force. Ma connaissance de leurs méthodes et mon analyse de la situation se basaient sur quatre années d’enseignement à l’académie d’Harroldehm, et l’audace ne rentrait pas dans leur approche des choses.

Nous devions les séparer. Si elles attaquaient ensemble, mon sabot finirait en petit bois. La meilleure solution consistait à les obliger à circuler en file dans un passage étroit. Je les frapperais comme les congres d’eau douce, qui sortaient la tête de leur tanière pour mordre et retournaient aussitôt se cacher. Mais pour cela, il importait de bien choisir notre position initiale.

« Nous allons entrer dans le corridor puis pivoter sous le surplomb. Ainsi, nous pourrons faire face à nos attaquants – ils ne s’y attendront pas. »

Arzechiel ramassa ma béquille et me la tendit avant de filer transmettre les ordres. La nef s’ébranla de nouveau, descendant légèrement pour gagner la bonne altitude. La pluie qu’tombait de plus en plus drue brouillait la verrière. Je déplaçais légèrement labéquille pour qu’elle reposât plus confortablement sous mon aisselle, de façon à soulager ma jambe valide qui commençait à fatiguer. Des piques de douleur fusaient dans mon genou blessé, assez intense pour me mettre les larmes aux yeux. Toutes mes articulations m’élançaient et ma peau était devenue si sensible que le moindre frôlement m’insupportait. Je n’avais pas besoin d’avoir étudié la médecine pour comprendre que la fièvre m’accablait de nouveau. Pourtant, mon esprit demeurait remarquablement clair.

La nef descendit vers la nappe de pluie et de brouillard, qui nous cacherait suffisamment pour couvrir notre manœuvre. Je serrai la rambarde au point de faire blanchir mes jointures. Il fallait que je tinsse debout jusqu’à l’issue de la bataille… et après…

Je n’avais pas envie de penser à ce qui se passerait après. La situation me paraissait bien trop incertaine.

La Bravida tanguait sous les rafales ; les parois rocheuses s’élevaient autour de nous, inconfortablement proches, d’autant plus menaçantes que l’averse brouillait les distances. Le bruit de l’eau qui déferlait sur la nef noyait tout le reste. Les gabiers avaient réduit les voiles au maximum et nous utilisions la propulsion cristalline, moins rapide mais plus sûre compte tenu des circonstances.

Sous l’abri sous roche s’ouvrait un vaste renfoncement qui non seulement nous protégerait en partie de la pluie, mais nous permettrait d’opérer ce fameux demi-tour sur lequel reposait en grande partie ma stratégie.

La manœuvre était d’autant plus délicate que la Bravida gîtait naturellement vers la sestre, et nous n’avions pas d’autres choix que pivoter sur ce côté-là. Si la nef penchait trop, avec les rafales qui tournaient dans cet espace presque enclos, nous courions le risque de nous renverser. Certes, il s’agissait d’un accident très rare pour les nefs aériennes : elles tenaient mieux le gros temps que les sabots des barbotins qu’une vague pouvait retourner. Malgré tout, la situation demeurait dangereuse. J’avais envie de fermer les yeux et d’attendre que tout fût passé pour les rouvrir, mais jusqu’à preuve du contraire, je restais le capitaine de cette coque de noix.

Dans la partie la plus délicate du virage, la Bravida tangua fortement, mais reprit vite son équilibre. Avec soulagement, je vis apparaître devant la verrière la sortie – ou plutôt l’entrée du corridor. L’équipage ramena la nef sous le surplomb. Je serrai les dents en entendant le mât latéral racler la roche.

À présent, nous devions attendre et nous fier à la vision aiguë de la vigie. Et à mon intuition…

Certains mystiques de Gundraj pensaient que chaque homme était doté d’un œil intérieur capable de discerner ce qui échappait à son regard. Je n’y croyais pas, mais j’avais parfois le sentiment de sentir approcher les nefs. C’était léger et confus, comme un frémissement dans mes os… Peut-être le fruit de mon imagination.

Mais compte tenu des circonstances, je ne pouvais négliger même une impression diffuse !

« Nefs ennemies en approche ! Avancez en exposant le flanc destre, avec tous les canons prêts à tirer ! »

Arzechiel me lança un regard surpris et inquiet ; sans doute pensait-il que je délirais, mais il avait pu constater que mes initiatives les plus folles pouvaient se révéler payantes. Je sentis la Bravida osciller sous mes pieds tandis qu’elle se portait en avant, laissant le vent accrocher la surface, même réduite, des voiles.

L’ennemi nous avait vus disparaître dans la gorge, mais il ne s’attendait pas à ce que nous pussions si aisément manœuvrer et encore moins à ce que nous fissions face plutôt que fuir. Il nous présentait sa proue, une erreur presque enfantine. J’avais entendu le sifflement de notre batterie qui se chargeait. Elle était prête à lâcher sa salve sur notre poursuivant.

« Feu ! »

Les canons miaulèrent, lançant leurs projectiles droit dans la verrière du lourd vaisseau ellégien. Même depuis la Bravida, je pus entendre le tintement des vitrages brisés. Un frémissement me parcourut quand je songeai aux conséquences de ce tir, mais en combat, les états d’âme étaient superflus. Si les éclats de verre n’avaient pas infligé aux timoniers trop de dégâts, la nef pouvait encore manœuvrer, mais l’exercice devenait risqué et inconfortable. En d’autres termes, un seul coup avait suffi pour neutraliser un de mes trois puissants poursuivants. J’éprouvais un peu de regrets – après tout, ces hommes auraient pu être mes compagnons de promotion, – mais ils ne me laissaient pas le choix.

À présent, il fallait espérer qu’un second ennemi ne nous attendait à la sortie du vallon. Mais même s’ils s’étaient séparés assez tôt, il était peu vraisemblable que l’un d’entre eux eut déjà atteint l’autre côté de la gorge.

La position qui nous avait permis une rapide victoire devenait inconfortable, car la Bravida devait pivoter de nouveau pour quitter sa retraite. La marche arrière pouvait se révéler dangereuse en situation de combat ! Je transmettais mes ordres à Arzechiel, qui se hâta de les transférer au reste de l’équipage. Devant moi, l’engin impérial se désengageait. Je fus presque tenté de la poursuivre, mais nous n’étions pas en guerre. Fuir était notre seule alternative, à défaut d’être la plus digne !

De nouveau, la nef bondit, tandis que je maintenais mon équilibre avec application. Mes bras tremblaient de fatigue, tout comme ma jambe valide. Une douleur sourde pulsait dans mon genou blessé, comme pour me rappeler qu’un estropié n’avait pas sa place sur la plate-forme de commandement. Un choc retentit, suivi du grincement caractéristique du bois contre la roche. Mon esprit enfiévré me souffla de façon intempestive que nous n’appartenions plus aux rangs des fugitifs ou des voleurs : nous étions officiellement devenus des pirates. J’aurais dû en être navré, mais mon imagination malade choisit cet instant pour me montrer mon père, mon avis de recherche entre les mains, en train de tempêter. Je ne pus retenir un éclat de rire.

« Capitaine ? »

Je me tournai pour vers mon second, qui me regardait avec une profonde inquiétude.

« Quelle est la situation ? » lançai-je sans lui laisser le temps de faire une remarque sur mon état mental.

— Nous avons réussi à virer, mais je crains que le mât latéral à sestre ne soit faussé. Une bourrasque un peu violente lors de la manœuvre… »

Je levai la main, lui intimant de se taire :

« Pas la peine de te justifier. Je sais bien que ce n’est pas une négligence. Nous allons essayer de prendre un peu de vitesse. Dis à Rasvick de rajouter de la voilure, autant qu’il est prudent de le faire. »

La nef accéléra bientôt, bondissant entre les parois sombres. La pluie, qui n’avait pas faibli, s’écrasait sur la verrière avec une régularité admirable.

Le boyau se resserra soudain ; là où nous pensions avoir la place de circuler assez largement, une excroissance rocheuse rétrécissait le couloir. Je laissai échapper un juron : fallait-il donc que tout se retourne contre nous ?

« Ramenez les mâts latéraux. Nous allons franchir le passage en propulsion cristalline, aussi lentement qu’il le faudra.

— Mais capitaine, cela va prendre…

— Un temps certain ? J’en suis conscient… Mais nous n’avons plus la place de faire demi-tour, et sortir de ce goulet en marche arrière prendrait encore plus de temps ! »

Arzechiel opina :

« Je comprends. Nous allons détacher les cordages et replier les mâts. Par contre, les stabilisateurs risquent de frotter également…

— Ils sont moins fragiles. Il en faudrait plus pour les fausser. »

Je m’accrochai à la rambarde avec une prière muette pour la Bravida ne s’en sortît pas trop mal… et nous avec. Mes hommes, quant à eux, avaient bien compris qu’il n’y avait plus lieu d’hésiter ni de tergiverser.

Le repli des mats latéraux dura une éternité. Je savais que les gabiers s’échinaient sous la pluie et que chaque minute qui passait rendait le travail plus pénible encore, mais la nervosité me gagnait. Après tout, nous avions deux autres nefs bien mieux armées que nous à nos trousses, qui devaient guetter notre sortie. Notre talent, notre audace, rien ne pourrait y faire !


Texte publié par Beatrix, 30 octobre 2019 à 07h51
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