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tome 1, Chapitre 27 « Une retraite bucolique (3) » tome 1, Chapitre 27

1 – Où Herlhand retrouve un peu de paix dans une bucolique retraite (3)

Darsgau avait fait un très beau travail. Le charpentier se dressait devant son œuvre, son épaisse moustache fièrement redressée. Il devait faire la même taille que moi, mais en trois fois plus large ; ses bras croisés ressemblaient à des jambons, ses cuisses à des troncs d’arbre. Il possédait la peau la plus blanche que je n’avais jamais vue, plus pâle que celle d’une jeune donzelle qui ne mettait jamais le pied en dehors de sa chambre ; le soleil ne parvenait pas à le faire rougir, encore moins brunir. Sa chevelure d’un roux clair était retenue en tresses complexes sur son crâne.

Je m’étais toujours interrogé sur l’origine de cet homme. Les royaumes-frontière constituaient une véritable mosaïque de peuples divers, aussi variés en apparence et en langage que s’ils avaient vécu à deux bouts opposés du continent. Je n’avais jamais cherché à comprendre cette bizarrerie. Ni demandé à Darsgau d’où il venait. Cela n’avait aucune importance. Personne de mon équipage ne connaissait les racines tramondienne de ma famille ni les circonstances qui l’en avaient chassée, et c’était bien mieux ainsi.

« Alors, capitaine ? »

Je devais reconnaître que mes hommes n’avaient pas chômé. Tout le bois de la coque avait été teinté d’une couleur plus sombre, avec le revêtement résineux que les villageois locaux utilisaient pour protéger leurs maisons des intempéries. Une odeur douce et épicée, que j’avais pu sentir depuis ma cabine, en émanait toujours.

Darsgau avait modifié le bastingage, en remplaçant les barreaux artistiquement tournés qui entouraient le pont supérieur par des éléments bien plus simples, et cela suffisait à donner à la nef à la fois un petit coup de jeunesse et une certaine rusticité qui passerait mieux dans cette partie du monde. Je remarquai également les voiles, qui avaient perdu leur nuance beige-roussâtre au profit d’un gris-brun un peu moins voyant ; là aussi, Rasvick s’était adapté à ce que l’on pouvait trouver localement ; les paysans de Ragusau utilisaient ce genre de toile pour les ailes de leurs moulins. Elles présentaient une telle qualité qu’Arzechiel, avec son esprit pratique, avait suggéré que nous en fissions le négoce. Je ne me sentais pas vraiment l’âme d’un marchand, mais je ne pouvais écarter cette possibilité.

Mais le changement le plus manifeste à mes yeux était l’absence de la figure de proue, ce faucon aux allures de dragon contrefait, que Darsgau avait déposé dans un endroit discret de notre clairière. Ce serait sans doute compliqué d’en trouver une nouvelle ; je me demandai si Darsgau avait l’intention d’en tailler une. Je ne regrettais pas vraiment cette sculpture voyante et prétentieuse, mais sans cet élément familier, l’engin semblait incomplet.

Le charpentier me toisa, attendant ma réaction : « Très bon travail ! déclarai-je avec force. Personne ne pourra nous reconnaître avec ces changements. Je suppose que tu en as profité pour réparer tout ce qui devait l’être ?

— Dans la mesure du possible, grommela Darsgau. Bon, content que ça vous plaise, parce que je n’ai pas envie de tout refaire, et les gars non plus.

— Eh bien, c’est parfait. Il ne manque que la touche finale… »

Voyant mon regard fixer l’emplacement vide, il se frotta la nuque : « Pour ça, j’attends votre avis. Et peut-être le nouveau nom de la nef. Z'allez la baptiser comment ? »

À ma grande confusion, je n’en avais pas la moindre idée. Une douzaine de noms d’oiseaux, plus quelques prédateurs terrestres pour faire bonne mesure, me traversèrent l’esprit… Mais, finalement, après avoir exploré silencieusement un certain nombre de possibilités, une seule s’imposa à moi avec netteté : « Bravida… »

Il haussa un sourcil pâle : « Ça veut dire quoi, ça ? »

Je souris légèrement, en songeant au sentiment de liberté intense que j’avais éprouvé en quittant Trazzetia pour la capitale impériale. Je pensais avoir presque oublié le dialecte de ma terre natale, mais en ce moment si grave et si futile, il s’imposait comme une évidence. Et en attendant de me tenir dans la salle de commandement de la Nef Blanche, je ne pouvais que chevaucher les ailes de la liberté…

« Les ailes de la liberté… ? » répéta le charpentier comme s’il était sur le point d’éclater de rire.

Terriblement gêné, je m’aperçus seulement que j’avais prononcé ces paroles à haute voix. Les hommes qui m’entouraient me dévisagèrent, qui avec scepticisme – comme Arzechiel et Darsgau –, qui avec amusement – comme Rasvick et Klehon.

« Ce n’est pas pire que Paskiran », argumentai-je dans le vide – après tout, personne n’avait réfuté ma proposition.

Enfin, Darsgau hocha sa large tête : « Des ailes… Cela pourrait faire une belle figure de proue, ça ! Je dois même pouvoir vous tailler quelque chose qui fera l’affaire… »

Je le regardai avec surprise : après la discussion échangée avec Klehon, j’étais persuadé qu’il me tiendrait tête. Avait-il pitié de moi ? Ou trouvait-il, contre toute attente, l’idée plutôt bonne ?

De toute façon, je ne m’attendais pas à grand-chose : je doutais que son sens esthétique fût si développé – même si, dans toute sa simplicité, la nouvelle rambarde était joliment profilée.

« Bien… Je te laisse donc la responsabilité de la nouvelle figure de proue ! Fais ce que bon te semblera. Tu as déjà accompli un sacré travail ! »

Darsgau grommela dans sa barbe avant de siffler ses hommes ; je savais qu’il se mettrait au travail dans les minutes qui suivraient. Pour ma part, j’avais envie d’explorer un peu plus notre retraite. Le surplomb et les frondaisons apportaient une agréable fraîcheur qui me changeait de l’air étouffant de ma cabine. Je cherchais du regard les buissons de baies qui avaient fourni leur richesse pour agrémenter mon petit déjeuner, mais sans doute avaient-ils été totalement dépouillés par l’équipage.

Je m’avançais jusqu’au cours d’eau, observant avec curiosité les trous plus profonds entre les rochers. J’y vis passer des formes argentées vives et rapides. Si j’avais eu douze ans, je n’aurais pas perdu de temps à me confectionner une canne à pêche… Je me tournai vers Kléhon : « Dis-moi, ça te dirait de taquiner les poissons ? Je sais que les hommes sont partis plusieurs fois chasser, mais cela changerait notre ordinaire !

— Je doute que nous puissions pêcher assez pour tout l’équipage, mais si cela peut vous aider à passer le temps… »

Je le pris immédiatement au mot. Je ne doutais pas qu’avec sa ressource habituelle, mon valet possédait l’étoffe d’un fin pêcheur. Mais à ma grande surprise, il se révéla plutôt débutant dans la discipline et suivit attentivement mes conseils pour couper et tailler un rameau suffisamment souple et solide, puis choisir un fil adapté et tordre quelques vieux clous pour en faire des hameçons. Enfin, nous parvînmes à obtenir deux cannes vaguement fonctionnelles, que nous appâtâmes avec des vers extirpés des berges sablonneuses. Arzechiel, qui s’était attardé pour parler au charpentier, nous trouva en train de parachever notre ouvrage. Son regard se mit à briller.

« Je vous cède volontiers ma place, déclara Klehon en lui mettant sa canne entre les mains. Les rares fois où j’ai pêché, j’ai eu l’impression de perdre mon temps ! »

Mon second accepta avec un plaisir mal dissimulé. Il s’assit à côté de moi sur un rocher surplombant la rivière.

« Est-ce que cela va aller… ? Je veux dire… pour votre bras ? »

Je dégageai le membre blessé de son écharpe, le bougeant avec précaution ; la plaie s’était refermée, mais il restait raide et douloureux. J’essayais de l’exercer avec douceur, afin d’assouplir la cicatrice. Il manquait encore de force, mais les poissons que nous sortirions de la rivière ne seraient sans doute pas plus longs que la main. Je décidais d’ôter le triangle de toile pour le poser sur la rive. Il était temps de cesser de me ménager comme une vieille dame maladive et impotente.

Quand je saisis la canne, je surpris Klehon à m’observer subrepticement du coin de l’œil pour voir comment je m’y prenais. Arzechiel lui proposa de rendre l’instrument pendant qu’il s’en fabriquait un. Bientôt, trois lignes pendirent dans l’eau vive. Je fermai à demi les yeux, goûtant cet instant de quiétude qui me ramenait à mes années d’enfance, lorsque mes seuls camarades étaient les fils des domestiques et les petits valets du château, dont je partageai les plaisirs simples. J’avais exploré les bois, je m’étais bagarré dans la boue, j’avais fait la course sur les chemins de terre, j’avais maraudé dans les champs… Mon père réprouvait fortement ces activités – il attendait de moi que je me conduisisse comme le prince héritier de Trazzetia, mais je n’en avais ni le goût ni l’inclination.

J’appréciais la compagnie des hommes ordinaires qu’étaient Arzechiel et Klehon, bien plus que celle de mes pairs. Était-ce ce qui avait détourné Serafia de moi ? Mon incapacité à paraître, qu’elle m’avait souvent reprochée ? Comment avais-je pu croire qu’elle accepterait de m’accompagner pour vivre au milieu des roturiers ?

La mélancolie me saisit de nouveau ; ma sérénité s’était enfuie ; je regardai l’eau couler avec morosité.

« Capitaine ? Que dois-je faire ? »

Je sursautai légèrement, me tournant vers Klehon qui regardait, un peu incrédule, le fil de sa canne à pêche boucher et le long rameau se ployer.

« Il fait que tu le ramènes ! Doucement… »

Oubliant totalement mes blessures et mon vague à l’âme, je me penchai pour saisir la canne de mon valet, usant de toute mon expérience pour ne pas perdre la proie crochée à l’hameçon. À notre grand plaisir, nous ramenâmes une prise deux fois longue comme la main, frétillante et argentée. Je la jetai dans le seau qu’avait apporté Arzechiel, à demi rempli d’eau, avant d’appâter de nouveau et de la rendre à Klehon.

À son tour, mon second sortit un poisson des flots, un peu plus petit que celui du domestique, mais tout de même d’une taille appréciable. Je commençais à me sentir humilié de rester bredouille… Je décidai de bouger un peu en amont, vers un autre groupe de rocher. Arzechiel et Klehon me reprochèrent d’être vexé, et ce n’était pas faux.

Comme pour me donner raison, ma ligne s’enfonça à son tour, mais pour ne ramener qu’une misérable friture qui me valut des moqueries de mes compagnons. Je grommelais pour la forme et redoublai d’efforts : hors de question de faire mauvaise figure dans un exercice ! Un grand sourire sur le visage, je lançai de nouveau l’hameçon dans les flots.


Texte publié par Beatrix, 20 mai 2019 à 17h21
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