J'étais à présent autorisé à prendre des repas plus conséquents ; je n’aurais jamais cru qu'un ragoût de légume au lard pouvait être aussi savoureux. Il m’était un peu difficile de manger d'une seule main, surtout la gauche, mais je pouvais tout au moins tenir l'écuelle, tant que je ne bougeais pas mon bras droit. Chaque petite conquête pour retrouver mon autonomie m'offrait du réconfort et me confortait dans l’idée que ma situation s’améliorait.
Arzéchiel ne vint pas seul cette foi ; Brunman l'accompagnait. Le grand artilleur blond exprima avec émotion sa joie de me trouver en meilleur état, confirmant mon impression de l'avoir vu à mon chevet. Même si l'agitation fébrile qui m'avait brièvement saisi s’était évanouie, je commençais à me sentir impatient. Sans ce genou de malheur, j’aurais été en assez bonne forme pour me lever et circuler un peu. Mes autres blessures me gênaient toujours, sans toutefois me procurer d'inconfort majeur.
Enfin arriva le moment du changement d'attelle. Je n'étais pas certain d’avoir envie de subir cette opération ; quand Cererik pansait mes plaies, j'avais l'impression de n'être qu'un pantin que l’on manipulait à loisir, sans autre choix que de me laisser faire. Mais avec deux de mes hommes à mes côtés, sans conter Ejulia et Klehon pour plaisanter, deviser et me distraire, l’épreuve passerait plus vite.
Considérant qu'un canonnier devait avoir des gestes sûrs, Cederik sollicita l'aide de Brunman pour ôter la planche puis tenir ma jambe parfaitement raide pendant qu'il la bandait de haut jusqu'en bas. Puis il l'installa sur une nouvelle attelle plus légère et étroite, qui s'arrêtait à la cheville, mais aussi soigneusement molletonnée que la précédente. Il la fixa sommairement avant d'en ajouter deux autres, un peu plus minces, de part et d'autre du membre, pareillement matelassées d'étoupe. Le guérisseur se tourna vers Ejulia et lui tendit un panier qu'il avait apporté avec lui, que je découvris rempli d’oeufs :
« Peux-tu me séparer les blancs des jaunes et les mêler avec un peu de farine ? »
Je haussai un sourcil interloqué :
« Est-ce le moment de faire un gâteau ? »
Cederik éclata de rire :
« Eh bien, pourquoi pas ? Je pense que notre hôtesse ne manquera pas de garder les jaunes à cet effet. Mais le blanc de l'oeuf a pour particularité de durcir fort bien, et un bandage qui en est imbibé devient rigide. Il permettra de garder l'attelle parfaitement en place, même si vous vous lancez dans le style d'imprudence dont vous semblez avoir le secret. Par contre, vous devrez vous tenir totalement immobile pendant le séchage du mélange. »
La chose me paraissait si insensée que je me découvris avide de la voir.
« Y a-t-il donc tant de points communs entre la cuisine et la médecine ?
- Eh bien, nous faisons des mélanges et des préparations. Il nous arrive même de trancher dans la chair... »
À ces mots, je sentis mon estomac se soulever :
« C'est une chose dont je n'ai aucune envie d'entendre parler !
- Pardonnez-moi, mais la conversation y menait fatalement... »
Les yeux du médecin de fortune pétillaient d'amusement, ce qui me rassura sur ma condition. Rien ne semblait l'avoir particulièrement alarmé dans l'état de ma jambe, même s’il demeurait trop enflé à mon goût. Il prit soin de vérifier si les attelles étaient bien en place et ne risquaient pas de nuire à la circulation ni d'occasionner de l'inconfort, avant de débuter son ouvrage.
Avec l'aide de Brunman, il enroula autour de l’assemblage de longues bandes d'étoffes trempées dans l'albumine, y compris au-dessus du genou qu’il avait protégé par une épaisse compresse. Il y mit un tel soin que je commençais à croire que l’opération ne finirait jamais... enfin, quand il fut satisfait de son travail, il le déclara terminé et fit reposer ma jambe sur de petits étais de bois. Le membre blessé disparaissait presque totalement dans cette boîte blanchâtre.
« Maintenant, il faut juste laisser le temps aux bandages de sécher. Ce type d’appareil était bien utile sur le champ de bataille, quand il fallait évacuer des blessés dans des conditions précaires. Je ne pensais pas l’appliquer de nouveau, mais au moins ai-je le sentiment que mon expérience sert à quelque chose !
- Et j'en suis heureux, répondis-je avec sincérité. C'est presque miraculeux de tomber sur quelqu’un d’aussi compétent, dans une situation aussi précaire. J'ai presque envie d’embarquer avec moi toute la famille de Klehon, mais je crains de ne pas avoir assez de place sur le Paskiran ! »
Ejulia éclata de rire :
« Oh, cela ne me déplaira pas, mais face au danger, je serais un fardeau pour vous ! Je ne suis pas sûre d’apprécier ce style de vie ! »
Il était impossible de ne pas rendre son sourire à la jeune femme ; son tempérament lumineux avait constitué un soutien indéniable durant ces derniers jours. Ses paroles avaient su un peu atténuer la souffrance que Serafia avait instillée dans mon cœur. Quand je ne l’aurais plus à mes côtés, comme une sœur bienveillante, vers qui pourrais-je me tourner, si la douleur devenait trop aiguë ? Klehon ? Arzechiel ? J'y répugnais bizarrement, sans doute en raison de ma fierté masculine qui refusait de se mettre à nu face à un autre homme.
Voyant ma mine pensive, mes compagnons crurent à une soudaine fatigue ou une légère rechute et m'ordonnèrent de me reposer tant que je le pouvais encore. J’obtempérai docilement ; après tout, ils n'avaient pas tout à fait tort. J'avais subi une rude épreuve, et même si j'étais jeune et de bonne constitution, j'avais besoin de recomposer mes forces. Pour l'instant, cela passait par le repos. La rapidité avec laquelle je plongeai dans le sommeil témoignait de mon épuisement.
Quand je m'éveillais, de pâles rayons de soleil s’insinuaient dans la demeure. En regardant le plafond noirci, les murs de pierre brute garnis d’étagères, la cheminée où mijotait le ragoût du soir, les herbes séchées pendues aux poutres et les autres détails de ce tout petit univers, je ne pus m'empêcher d'éprouver un pincement au coeur. Bientôt, il me faudrait quitter ce hâve de paix et de réconfort. J'avais le sentiment d'y avoir vécu plusieurs années plutôt que quelques jours. Même dans la situation de dépendance totale où m'avaient plongé mes blessures, j'avais eu l'impression de trouver la douceur d'un foyer.
Certes, je savais que je n'étais pas un de ces hommes qui aspiraient à une vie domestique ; à long terme, sans doute aurais-je fini par fuir de mon propre chef cette sérénité presque écœurante qui atténuait ma soif de liberté sans réellement la faire disparaître… Mais elle m’avait beaucoup aidé à un moment où j'en avais particulièrement besoin.
De même que Klehon, Arzechiel, Brunman et, à leur façon, mes autres membres d'équipage. Mais je redoutais malgré tout la perte de cette présence à la fois si douce et si forte. Peut-être parce qu'elle était l'exact contraire de Serafia… Ce qui ne signifiait pas qu'elle exerçait sur moi le même type d'attirance, loin de là ! Elle m’inspirait une profonde tendresse, une immense amitié. J’avais appris à l’apprécier en tant que personne…
Avais-je pris la peine de le faire pour Serafia ? De comprendre ce que cachait réellement son joli visage et la liberté qu'elle affichait ? D'explorer la sincérité de ses sentiments ?
Mon cœur se serrait encore un peu quand je songeais à ma perfide maîtresse, mais je le supportais un peu mieux. Sans doute parce que j'avais bien d'autres sujets de préoccupation !
Pendant mon sommeil, Arzechiel et Brunman étaient repartis vers le Taskavian. Mais je retrouvais opportunément à mon chevet quelques cartes repliées qui représentaient la frontière et les terres au-delà. L'intention me parut parfaitement claire. J'esquissai un petit sourire ; je me sentais à présent assez bien pour me concentrer de nouveau sur les affaires en cours.
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