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tome 1, Chapitre 14 « La Valeur d'un équipage (2) » tome 1, Chapitre 14

Le bruit de la porte me tira de la somnolence dans laquelle je finissais toujours par retomber après un éveil laborieux. Je décidais d’y replonger ; il devait juste s’agir de Klehon, de retour de sa course. Mais en entendant la voix de la personne avec qui il conversait à voix basse, je sortis brusquement de cet état léthargique :

« Ar… Arzechiel ? »

Mon second s’avança vers moi ; il m’examina longuement, avant de s’approcher et de tirer un tabouret pour s’asseoir à côté de moi :

« Capitaine, soupira-t-il avec une lassitude audible, qu’avez-vous été faire pour vous retrouver dans cet état… ?

— Manquer de me faire tuer ? »

Il secoua la tête, incrédule :

« Je n’aurais pas cru que l’animosité du prince pouvait aller aussi loin…

—C’est plutôt celle du père de Serafia vor'Saldik. Mais il est très bien en cour et… »

La tristesse me saisit de nouveau, me laissant incapable de prononcer un mot de plus. Arzechiel se frotta l’arrière de la nuque, avant de demander d’un ton bourru :

« Vous étiez vraiment épris de cette petite, n’est-ce pas ? »

Je détournai les yeux, incapable de soutenir son regard. Contre toute attente, il m’adressa un sourire qui se voulait réconfortant :

« Allons, capitaine, que serait un aspirant pirate sans un amour dramatique dans sa vie et quelques blessures de guerre ? Ne me regardez pas avec cet air de chien battu ! J’ai vu des hommes se relever de bien pire qu’un cœur et un genou brisés ! »

Même si j’étais encore trop meurtri pour apprécier ces paroles à leur juste valeur, je laissai échapper un petit rire.

« Tu as raison… Mais assez parlé de moi ! Comment les choses se sont passées de votre côté ? Je suppose que vous avez pu décoller de l’arsenal ?

— Il n’a pas été bien difficile pour Rasvick de se faufiler sur la bonbonnière de Sirkis et récupérer quelques cristaux de stabilisation. Pendant que Castein les installait, il est parti s’occuper de la caisse de l’amirauté, après avoir vérifié que vous aviez déjà quitté les lieux. À vrai dire, nous nous attendions tous à ce que vous alliez roucouler avant de partir, mais nous n’avions pas songé que vous pourriez vous faire attaquer. Nous pensions plutôt que vous alliez revernir en compagnie de cette jeune fille… Les gamines, de nos jours, ont parfois des idées bizarres et rêvent de grande aventure ! Mais quand nous avons reçu le message de Klehon, je dois avouer que nous nous sommes fait du mauvais sang ! »

Il haussa les épaules, comme s’il cherchait à ne pas donner trop d’importance à cette inquiétude, mais son regard le trahissait. Comment avais-je pu autant craindre la défection de ces hommes qui avaient délibérément choisi de me suivre ? Pour un peu, j’en aurais eu les larmes aux yeux.

« Enfin… Bref. Je dois avouer que nous avons été surpris de découvrir l’étendue et la compétence du réseau familial de votre valet. Je n’aurais jamais cru qu’il saurait se montrer aussi loyal et débrouillard… Vous lui devez la vie.

— J’en ai été aussi surpris que toi. Je crois que je ne pourrai pas repartir sans un garçon de cabine.

— Ma foi… S’il continue à montrer autant de ressources, nous l’accueillerons avec plaisir !

— Je n’en attendais pas moins de toi. Mais revenons aux choses sérieuses… Est-ce que Rasvick a réussi son coup ? Comment s’est passé le départ de l’arsenal ?

— Il a réussi, comme un chef ! Nous avons donné le coffre à Castein, c’est probablement le seul d’entre nous qui ne cédera pas à l’envie d’y puiser… Et je vous mets dans le lot, sauf votre respect ! »

Je fronçai les sourcils, un peu vexé, avant de hausser les épaules avec résignation :

« Hum, tu n’as pas tout à fait tort… Mais pendant quelque temps, je vais avoir des difficultés à faire la tournée des tavernes.

— Ça vous fera du bien de mettre un peu d’ordre dans votre vie. D’autant qu’elle risque de devenir encore plus compliquée. »

Je fermais les yeux brièvement, sentant l’épuisement s’emparer de nouveau de moi à cette perspective. Je ne pouvais m’en prendre qu’à moi-même ; cette décision m’appartenait en grande partie.

« Comme je le disais, Rasvick est revenu avec la cassette et nous avons aussitôt mis les voiles. Sirkis prenait du bon temps dans sa résidence à la campagne ; personne ne pouvait nous suivre. Ce sale temps nous a permis de voler au-dessus de la couche de nuages. Nous avons atterri dans une zone boisée à environ deux lieues de là, pas très loin d’une cabane de bûcheron qui appartient à un cousin de Klehon. Les frondaisons cachent la mature, tant qu’on ne nous repère pas d’en haut, mais sans son cristal, la bonbonnière est incapable de voler correctement ! D’autant que le temps ne va pas en s’arrangeant. Il faudra sans doute plusieurs jours pour que le princelet puisse obtenir des renforts de l’Empire – s’il accepte même de se mêler de cette histoire.

— Il est bien possible qu’il le fasse… Même si notre baquet n’a rien de bien reluisant, les impériaux n’apprécient pas trop qu’une nef armée se balade sans maître. Il faudra rapidement trouver un état indépendant qui acceptera de nous héberger. Certains apprécient de faire quelques pieds de nez à l’Empire, de temps à autre. Et les Ellegiens réagissent mollement, de crainte d’entraîner l’alliance de ces états avec le royaume de Tramonde. »

Je laissai mon regard errer sur les poutres noircies par la fumée :

« Mais d’un autre côté, si ces états louchent du côté de Tramonde, ils ne seront pas disposés à accueillir le descendant d’une famille exilée pour traîtrise. »

Arzechiel se pencha en avant, les coudes appuyés sur les genoux :

« Capitaine, je n’y entends rien en politique. Mais je suis certain que la plupart des gens ne font pas le rapprochement entre les vor’Deiter et une famille tramondienne qui portait un nom totalement différent. Et puis… si votre nom est si gênant, vous n’avez qu’à le changer ! Vous croyez qu’Arzechiel Lauss est celui qu’on m’a donné à la naissance ? »

J’écarquillai les yeux, surpris, mais aussi conquis par la simplicité de la solution. Parfois, un raisonnement basique se révélait plus efficace que des réflexions compliquées. Ce n’était pas comme si je tirais une gloire profonde de ma lignée… Ou comme si je projetai de succéder à mon père. Un nouveau nom serait le dernier pas vers une liberté à laquelle j’aspirai si intensément. J’éclatais de rire :

« Arzechiel, tu es un génie ! »

Mon second grimaça un sourire :

« Je n’aurais jamais cru qu’on me dirait cela un jour. »

Il se redressa un peu, me couvrant d’un regard presque attendri :

« Nous aurons tout le temps de réfléchir à tout ça. Pour le moment, tâchez d’aller mieux. Il est hors de question que nous prenions les airs tant que vous serez fiévreux. »

Sa main rude et carrée se posa brièvement sur mon épaule :

« Reposez-vous. Je vais y aller. Les hommes seront contents d’avoir de vos nouvelles. Je vais tâcher de repasser pour vous porter quelques affaires. »

Je fermai les yeux, rasséréné par le soutien d’Arzechiel. La présence de cet homme solide à mes côtés me calmait les nerfs de façon remarquable.

« Je suis navré d’être un fardeau pour vous, laissai-je échapper presque malgré moi. Surtout à un tel moment.

— Capitaine… Si du jour au lendemain, moi, ou Brunman, ou Rasvick, bref, si l’un d’entre nous se trouvait blessé ou estropié, est-ce que vous le laisseriez tomber ? »

Mes paupières se rouvrirent brusquement ; je me redressai, oubliant mes blessures :

« Bien sûr que non ! Je n’y songerais même pas ! »

Mes blessures, quant à elles, ne m’avaient pas oublié, et je retombai sur le lit en serrant les dents.

« Calmez-vous, capitaine. Je le sais parfaitement. Alors pourquoi pensez-vous que nous ferions de même ? Arrêtez de trop penser, ce n’est jamais bon. De toute façon, un capitaine n’a pas besoin de ses jambes ni de ses bras… Il a juste besoin d’avoir les idées claires. »

Sur ce, il se leva, m’adressa un salut formel et se dirigea vers la porte, échangeant quelques mots avec Klehon. À la façon dont son dos s’affaissait légèrement et aux brefs coups d’œil qu’il me lançait par-dessus son épaule, je voyais qu’il s’en faisait pour moi.

Et la seule manière de dissiper cette inquiétude était d’aller mieux… aussi bien physiquement que moralement.

***

La pluie tombait sans trêve sur la petite maison, comme un rideau liquide qui l’isolait du reste du monde. Il faisait nuit à présent ; seuls le feu dans la cheminée et quelques chandelles tiraient la pièce de l’ombre. Depuis le départ d’Arzechiel, j’oscillais entre éveil et sommeil, navigant parmi des fragments de réalités et les perceptions éparpillées de rêves sans queue ni tête. Cette sensation de confusion ne me permettait aucun véritable repos. Non seulement mes blessures me lançaient, mais tout mon corps était douloureux. La position à laquelle l’attelle me contraignait me procurait un inconfort tel que je ne parvenais pas à me détendre. Je me sentais accablé de chaleur, pour frissonner la minute suivante. Je n’avais pas besoin d’être médecin pour comprendre que ma fièvre empirait.

Ejulia faisait son possible pour me soulager : elle passait l’essentiel de son temps à mon chevet, à rafraîchir avec de l’eau froide mon visage brûlant, à redresser mes oreillers et remonter mes couvertures, à faire couler dans ma gorge les décoctions prescrites par Ciderik, mais mon malaise persistait. Finalement, elle se résolut à tirer de la poche de son tablier une petite fiole emplie d’un liquide d’un vert noirâtre, légèrement sirupeux. Je reconnus la substance comme de l’extrait de sève de gabirae, une mixture importée des comptoirs coloniaux. Certains en usaient comme d’une drogue, pour ses facultés à procurer des sensations de sérénité et de détachement à faible dose, un sommeil profond à plus fortes quantités. Elle était peu employée, en raison de l’accoutumance qui découlait de prises répétées. Mais je n’en avais jamais consommé – l’alcool me suffisait bien.

Ejulia en versa quelques gouttes dans un gobelet d'eau avant de me le faire boire ; même dilué, le goût était puissant, aromatique, légèrement amer aussi. Il s'attardait dans la bouche pendant un long moment. Mais l’effet me parut si souverain que je compris pourquoi ceux qui voulaient fuir leur quotidien en abusaient de façon coutumière. Je me sentis flotter dans un monde cotonneux, l’esprit envahi d’une étrange euphorie. Je ne souffrais plus des entraves de mon corps blessé. Mais je n’eus guère le loisir d’en profiter, car je sombrai rapidement dans un sommeil sans rêves.


Texte publié par Beatrix, 14 février 2019 à 01h00
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