Je pris un moment pour consulter ma montre : nous n’étions même pas au milieu de l’après-midi.
Avant d’aller voir Serafia, je décidai de me rendre à l’Amirauté. Peut-être parviendrais-je à décrocher un entretien avec Ulrecht vor'Klehm. L’homme se distinguait par une opinion hypertrophiée de lui-même. Avec quelques flatteries, je pourrais sans doute obtenir d’être suffisamment dédommagé pour considérer l’avenir plus sereinement. Finalement, à des échelons différents, ma situation et celle de Klehon n’étaient pas si éloignées.
J’attrapai au vol un fiacre, qui me mena sans retard devant un grand bâtiment brun suprêmement disgracieux, témoignage éloquent des goûts architecturaux de la contrée. Avec un peu de chance, la sentinelle n’aurait pas encore été informée de ma déchéance ; d’expérience, les soldats de la région ne brillaient ni par leur zèle ni leur vivacité.
Pour la première fois de la journée, dame Fortune se plaça de mon côté. Devant la porte se dressait le militaire le plus endormi de toute la marine d’Ingarya ; à ses yeux mi-clos et son teint grisâtre, il souffrait d’une magistrale gueule de bois. L’armée de la principauté commettait l’erreur fatale de reléguer aux postes jugés secondaires ses éléments les plus incapables. Sauf que dans l’armée, il n'existait aucune fonction qui supportait qu'on s’y montre inepte, y compris curer les latrines. Ce soldat ne méritait qu’une seule chose, être jeté à la rue où il pourrait mendier et se saouler selon son bon plaisir. Même le capitaine supposément laxiste que j’étais ne pouvait tolérer un tel manquement.
Ce qui ne m’empêchait pas, bien entendu, de bénir sa présence en cet instant précis. Quand je lui déclinai mon identité et mon – ancien – grade, il me laissa passer sans vérifier plus avant, sans même prêter attention à mon habit civil. Très vite, je pénétrai dans un corridor sombre à l’odeur de renfermé. Les losanges de verre jaune laissaient filtrer une lueur malsaine sur les armes rouillées fixées au mur.
Même si je ne m’étais rendu dans ce bureau que quatre fois depuis mon arrivée à Ingarya, je me souvenais parfaitement du chemin. Ainsi que de la porte capitonnée, bien trop imposante pour ce couloir étriqué. Je fis jouer le heurtoir, soulagé d'entendre la voix rocailleuse de l’amiral.
Quand j’ouvris le battant, l’illustre officier ne se trouvait pas derrière sa table de travail, mais installé dans l’un des fauteuils qui lui faisait face, un verre de marden à la main, le regard perdu vers la fenêtre qui ne montrait qu’un morceau de ciel couvert.
« Refermez derrière vous, capitaine vor'Deiter. »
Je m’arrêtai sur le pas de la porte, interdit ; mais je retrouvai bien vite ma langue :
« Vous m’attendiez, amiral ? »
Son rire s’éleva, étrangement résigné :
« Décidément, vous n’avez jamais su suivre un ordre. »
Un peu contrit, je refermai le battant derrière moi.
« Venez vous asseoir un moment. Il n’est pas nécessaire de rester debout ainsi, jeune homme. Et servez-vous donc un verre. Je crois savoir que vous appréciez les bonnes choses. Oh, vous pouvez tester ce petit flacon rouge… Un cadeau de ma belle-sœur, qui n’est, hélas, pas à mon goût, mais cela pourrait bien vous plaire. »
J'ôtai mon chapeau et mon manteau pour les accrocher à la patère à côté de la porte, avant d’aller m’installer dans un confortable fauteuil capitonné de velours pourpre, certes un peu élimé, mais toujours du plus bel effet.
Un second verre avait été déposé sur le guéridon qui trônait entre les deux sièges, avec deux bouteilles que leur contenu teintait de doré pour le marden, et de rouge profond pour la liqueur inconnue. Je plissais pensivement les yeux, considérant les deux ; finalement, mon tempérament aventureux prit le dessus. Le petit flacon empli de liquide grenat me brûlait la rétine ; je le soulevai et ôtai avec précaution le bouchon, pour en verser une larme dans le verre. Je le portai à mes narines, respirant l’effluve parfumé, à la fois familier et insolite, doux et épicé…
« Je vous reconnais bien là, remarqua l’amiral avec un patelin. Un sujet audacieux et remuant… Ingarya a toujours été trop étriquée pour vous. Vous auriez fini par y dépérir. »
Je ne pouvais pas prétendre que j’appréciais réellement Ulrecht vor'Klehm. Il devait sa position plus à sa situation de notable qu’à son talent ou son expérience et manifestait une arrogance souvent mal venue. Mais il fallait bien admettre que l’homme était rusé. Sa tentative pour adoucir mon sort s'expliquait davantage par son goût pour la tranquillité que par une éventuelle sympathie.
« Certes, répliquai-je, sarcastique. Je suis tellement audacieux que je suis ravi d’être ainsi jeté à la rue.
— Allons, ne le prenez pas comme ça. Voyez-le comme une opportunité ! »
Il sourit sous sa moustache rousse et broussailleuse. Sa veste se tendait dangereusement sur son ventre confortable. Je me demandai si, une fois dans sa vie, il avait dû lutter pour survivre…
À vrai dire, il en allait de même pour moi. La pauvreté de ma famille était toute relative. Je n’avais jamais connu ni la faim ni la misère… Malgré mes habitudes quelque peu dispendieuses, je consevai de quoi subsister une année ou deux si j’évitais la boisson, le jeu et les femmes. Par la suite, il me restait toujours la possibilité de rentrer à Trazzetia en gardant profil bas.
Je me décidai enfin à tremper les lèvres dans le breuvage ; je fus surpris par la puissance subtile de ce goût que je ne pouvais, étrangement, rapprocher de rien que je connaissais. Il en allait de même de cette couleur intense, trop pure et profonde, qui m’évoquait les vastes plaines couvertes de fleurs, au commencement de l’été… Je fis légèrement claquer la langue contre mon palais, explorant la saveur insolite.
« Du coquelicot… déclarai-je d’un ton triomphant. C’est de la liqueur de coquelicot !
— Je vous félicite pour votre sagacité ! Puisque cela semble vous plaire, je vous cède bien volontiers ce flacon ! »
Je n’avais pas besoin de la pitié de l’amiral, mais quelque chose, un instinct de survie bien ancré plutôt qu’un reste d’éducation, me souffla de ne pas lui lancer le liquide à la figure. Et je n’aimais pas gâcher les bonnes choses.
« Excellent, déclarai-je d’un ton dégagé. Je vous remercie… Mais comme vous vous en doutez, je ne suis pas venu que pour cela !
— Bien sûr… »
Il reposa son propre verre et croisa les doigts sur sa panse, laissant son regard errer sur le plafond.
« Si vous voulez mon avis personnel, deren vor'Deiter, je pense tout comme vous que Son Altesse commet une faute grave. Vous représentez de très loin son meilleur élément. Mais vous êtes ici entouré de médiocres. J’appartiens pour ma part à l’espèce la plus bénigne du lot, oserais-je dire… Celle des lâches. Je ne me battrai pas pour vous. Mais sachez tout au moins que je ne suis en rien responsable de votre renvoi et que je m’y suis même opposé… autant que possible, dirons-nous. »
J’esquissai un sourire sarcastique :
« Mais je n’en doute aucunement, amiral…
— Bien entendu. En ce qui me concerne, j’aurais mené les choses… de façon très différente. Vous chasser tel un vulgaire voleur me semble aussi dangereux qu’inadéquat. Tout d’abord, parce que vous avez rendu de grands services à cet état et que cela mérite un minimum de gratitude. Mais aussi, parce que je vous crois dangereusement tenace. »
Il reposa son verre vide en soupirant :
« Mais bien entendu, Son Altesse ne possède pas ma lucidité. »
J’avais presque oublié l’intense capacité de l’amiral à l’autosatisfaction, qui eut la vertu de me remettre en mémoire ma stratégie initiale. J’étais plus doué pour le sarcasme que pour les compliments, en règle générale, mais je savais tirer mon épingle du jeu en cas de besoin. Je n’avais pas la moindre intention de manifester de l'hostilité envers lui, pas quand j’allais envoyer mes hommes commettre un larcin à intérieur même de ses locaux.
« À vrai dire, je n’en attendais pas moins de vous, amiral, déclarai-je d’un ton franc plutôt que mielleux. Il est malgré tout dommage que nous n’ayons pu en parler franchement, l’homme raisonnable que vous êtes aurait sans nul doute trouvé une solution à l’amiable. Nous sommes conscients de nos mérites respectifs, après tout… »
Je m’attendais à voir une certaine méfiance poindre dans ses prunelles gris-jaune, mais il n'en fut rien. Il semblait avoir avalé l’appât, l’hameçon et la canne avec.
Le moment était arrivé de tenter le tout pour le tout. Je poussais un soupir en me renfonçant dans le fauteuil, non sans avoir repris une généreuse rasade de liqueur rouge.
« Amiral, je n’ai pas la moindre intention de créer des problèmes ici… Je sais reconnaître une cause perdue lorsque j’en vois une. Malgré tout… »
Je levai innocemment les yeux au ciel, examinant les peintures noircies du plafond.
« Hélas, la perte de ma charge me place dans une situation difficile. Mes rapports avec mon père sont houleux… Si je retourne vers lui, il ne me donnera pas le bénéfice du doute et refusera de croire que je ne suis en rien responsable de ma disgrâce. Bien que ma fierté m’en dissuade, ma seule issue sera de faire appel à la branche aînée de notre famille, qui se trouve bien en cour à Harroldehm. »
L’amiral plissa légèrement les paupières, en me considérant comme un petit insecte que l’on avait poussé du pied avant de réaliser qu’il était venimeux. Notre parenté avec les vor'Drachneim, branche aînée de ceux qu’on nommait jadis les aur'Kelsere, était bien connue. Mais notre modeste fortune et notre position chancelante faisaient bien souvent oublier ce détail. Pourtant, nos prestigieux cousins ne nous avaient jamais – officiellement du moins – reniés. Sans doute, si ma lignée eût été plus habile, eût-elle pu partager le statut des vor'Drachneim en tant qu’épine dans le flanc de Tramonde. Mais ma famille, malgré sa persistance à ruiner aussi bien ses avoirs que sa réputation, souffrait d’une fierté presque maladive dont je n’avais hérité que d’une petite portion, ce qui me garantissait de meilleures chances de survie. J'espérai secrètement que vor'Klehm n’était pas au fait des relations à peine cordiales entre nos deux branches.
« Mais j’espère bien ne pas avoir à courber mon orgueil, ajoutai-je d’une voix joviale. Je crois qu’il est dans l’intérêt de tous, aussi bien le mien que celui d’Ingarya, que l’on ignore les circonstances exactes de mon départ. Après tout, comme vous l’avez dit vous-même, cette province est bien trop étriquée pour moi, et je serais parti tôt ou tard tenter la chance ailleurs… »
À la moue de l’amiral, je compris qu’il n’était pas totalement dupe.
« Cela va de soi, finit-il par admettre. Mais nous nous quittons bon amis, n’est-ce pas ce qui compte finalement ?
— Bien sûr… Mais on empêche difficilement les racontars de circuler… »
Je secouai la tête d’un air chagrin, avant de poursuivre :
« La situation serait sans doute plus aisée pour moi si je pouvais produire la preuve de votre bienveillance… »
Vor’Klehm tirailla songeusement sa moustache :
« Vous voulez parler… d’une lettre de recommandation ?
— C’est en effet un bon début : en plus de quelques subsides supplémentaires qui me permettront de faire face à l’avenir de façon plus sereine... Certes, on m'a promis quelques mois de solde, mais c'est trop peu pour attendre des jours meilleurs. »
Je jouai ma dernière carte. Je n’aurais pas été surpris si ce cher amiral m’avait sorti par la peau des fesses de son bureau, mais j’avais vu juste en pensant qu’il serait attentif à sa réputation, non seulement à l’intérieur, mais également à l’extérieur du pays.
« Vous êtes décidément aussi insolent qu’on le prétend, fit-il mine de déplorer. Et je tiens à montrer qu’au sein de la marine aérienne d’Ingarya, nous ne sommes pas des ingrats !
Le terme de « marine aérienne » me parut grandiloquent pour désigner une centaine d’hommes, deux nefs fonctionnelles et l’épave que nous avions si largement pillée.
« Si vous me laissez dix minutes, je devrais pouvoir vous arranger cela.
— Mais faites donc… Après tout, ajoutai-je en désignant les flacons, je suis en bonne compagnie. »
L’amiral eut la bonne grâce de rire avant de se glisser derrière son bureau et d’attraper de quoi écrire. Pour ne pas paraître impatient, je m’obligeai à me détendre, en finissant les dernières gouttes écarlates au fond de mon verre. Le breuvage me plaisait décidément beaucoup. Je pourrais très vite m’y habituer… Après un temps de réflexion, je vérifiai que le flacon était bien bouché puis le fourrai dans la poche intérieure de ma veste… J’y reviendrai sans aucun doute avec plaisir, mais certainement sans nostalgie.
Finalement, le crissement de la plume sur le papier cessa et l’odeur aromatique de la cire s’éleva tandis que l’amiral apposait son sceau. Il vint me remettre la recommandation promise – qui ne servirait sans doute pas à grand-chose une fois que nos larcins auraient été effectués - mais aussi un autre plis :
« Présentez-le à la trésorerie en sortant du bureau ; j’y donne l’ordre de vous remettre cinq cents goelders ellégiens. »
Ce qui présentait à peine deux mois de subsistance avec un train de vie normal pour un noble de rang mineur, mais je n’étais pas en mesure de négocier plus. Et puis, ce n’était qu’un acompte sur ce que Rasvick nous rapporterait… et une assurance au cas où il raterait son coup.
Pendant un instant, tandis que ma main se refermait sur a texture solide et rassurante du papier, je me pris à douter de ma décision. Il n’était pas trop tard pour renoncer à un plan aussi risqué. Je pouvais encore choisir de rester respectable, de tenter ma chance dans un autre état avec la lettre de recommandation et cette petite avance.
Je maudis en silence cette naïveté profonde qui persistait à fausser ma vision des choses.
Aucune principauté d’un peu de prestige ne voudrait jamais de moi… Ou alors à des postes médiocres, où mon expérience de capitaine n’aurait pas la moindre valeur. Malgré tous mes manquements probables, j’étais un officier d'élite, qui avait réussi à constituer un équipage loyal, même si atypique.
Une lignée maudite…
Peut-être qu’avec un peu de chance, mon père serait assez embarrassé pour me renier. S’il accordait assez d’intérêt à ce que je pouvais devenir… Peut-être avait-il enfin réussi à produire un héritier avec sa nouvelle femme et ma destinée l’indifférerait intégralement. C’était le pire que je pouvais lui souhaiter.
« Eh voilà, messire vor'Deiter. Nous vous souhaitons une nouvelle vie aussi riche que la précédente… »
Il me tendit la lettre de recommandation. Je m’inclinai, avec un temps de retard dans mon geste… Mon manque d’opportunité et probablement d’expérience pesait particulièrement lourd, finalement. Fourrant les précieux documents dans ma poche intérieure, je quittai le bureau. J’avais une autre visite à faire, bien plus importante à mes yeux.
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