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Petite Allumette

© Rose P. Katell (tous droits réservés)

Le code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur est illicite et constitue une contrefaçon, aux termes de l’article L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Erika se faufila dans la cuisine de son logeur sur la pointe des pieds, puis y jeta un coup d’œil à la dérobée. La cuisinière avait le dos tourné… C’était maintenant ou jamais !

À pas de loup, elle s’approcha du garde-manger, s’interdit de regarder son contenu, et ouvrit le premier tiroir. Elle en tâtonna le fond, à la recherche de l’une des nombreuses boîtes d’allumettes qu’il renfermait. Son trophée en main, elle sourit et quitta la pièce aussi vite qu’elle y était entrée.

Elle avait réussi ! Il ne lui restait plus qu’à prier pour que ses ventes soient fructueuses.

Courage, ma fille. Tu tomberas bien sur deux ou trois braves gens qui te prendront en pitié et t’achèteront une allumette.

Cela faisait cinq mois qu’Erika pratiquait son petit commerce afin de payer le loyer et de se nourrir au compte-gouttes. Si détrousser le propriétaire des lieux la rongeait par instants de remords, elle ne regrettait pas sa décision. Des aliments volés se remarquaient en un rien de temps – et d’expérience, elle savait qu’on échappait rarement à une bonne correction. Alors que quand on subtilisait un paquet d’allumettes à l’occasion, on passait inaperçu…

Tout en replaçant une boucle blonde derrière son oreille, la jeune femme franchit les mètres qui la séparaient de l’entrée, puis sortit. Le vent d’hiver lui arracha un frisson. Elle frictionna ses bras. Déjà, les dalles froides de la rue lui congelaient la voûte plantaire ; elle dansa d’un pied sur l’autre afin de s’y habituer – elle n’avait pas le choix, ses vieux chaussons avaient rendu l’âme et elle était loin d’être capable de s’en payer des neufs, sans parler d’un manteau chaud !

Pense au printemps, à la chaleur du soleil sur ta peau. Il finira par revenir, comme chaque année.

Elle s’arma de sa moue la plus avenante, tira un peu sur son haut pour se mettre en valeur. Ensuite, elle s’engagea dans la rue à la recherche de ses premiers acheteurs.

Le Nouvel An approchait et recevoir une pièce était rare, car tous préféraient investir dans leur futur repas et refusaient de dépenser plus que nécessaire. Elle ne demandait qu’un sou, mais il était si facile de l’ignorer… La veille, elle n’avait presque rien récolté.

Aujourd’hui est un jour différent.

Elle déambula jusqu’à une dame en capeline accompagnée d’une enfant.

— Bonjour, voulez-vous m’acheter un moment de chaleur ?

Erika ne parlait pas d’allumettes, uniquement de moments de chaleur en hiver et de flammes de magie en été. De pareils mots étaient davantage vendeurs ; ils lui attiraient la sympathie des badauds.

Cette fois hélas, elle n’eut pas de chance. La mère secoua le menton et entraîna la fillette à sa suite.

Elle ne se démotiva pas et accosta un homme à l’allure vive.

— Bonjour, Monsieur. Un moment de chaleur ? Il ne vous en coûtera qu’une pièce.

— Non, merci.

— Vous êtes sûr ? L’hiver est rude et une flamme n’est pas désagréable.

L’individu la repoussa sans ménagement. Elle soupira.

Courage, la journée vient à peine de commencer.

Elle se recomposa un faciès radieux.

— Bonjour, Petite Allumette.

Surprise par la voix puissante qui émanait dans son dos, elle sursauta avant de pivoter.

— Hans ! Tu m’as effrayée.

— Sans doute parce que tu n’as pas la conscience tranquille… Laisse-moi deviner, tu as encore subtilisé une boîte d’allumettes à monsieur Jörgensen ?

Erika confirma en agitant l’objet du délit sous les yeux de son interlocuteur.

— Il ne le notera pas, et l’argent me sert en partie à lui louer un lit. Il n’y perd pas beaucoup.

— Tu as gagné de quoi avoir un toit au-dessus de ta jolie tête d’écervelée pour une semaine supplémentaire ?

— Non, mais je n’en suis pas loin.

Les iris de son ami devinrent plus suspicieux.

— Tu me le dirais si tu n’avais pas d’endroit où aller ?

Elle le dévisagea avec amusement.

— Pourquoi ? Tu y changerais quelque chose ? Tu es aussi pauvre que moi et parviens tout juste à t’offrir un logement toi-même.

Ses propos ne le déstabilisèrent pas.

— Je te céderai ma place sans la moindre hésitation.

Elle grimaça.

— Je ne vivrai pas aux dépens d’un homme, Hans. Tu as à cœur de m’aider et je t’en remercie. Cependant, je n’ai pas besoin de ta pitié. Je me débrouillerai seule.

— Ah, Petite Allumette, souffla-t-il. Toujours si fière et si têtue.

Elle lui tira la langue et lui arracha un rire. Néanmoins, il recouvra vite son sérieux ; le visage grave, il attrapa ses mains dans les siennes, sans les serrer pour lui donner la possibilité de se dégager – une attention qu’elle apprécia.

— Je ne plaisante pas, Erika. Si tu as des soucis, je souhaite que tu m’en parles. Je n’ai pas une meilleure existence que toi, c’est vrai. Pourtant, je ne te serai pas inutile. Je suis prêt à n’importe quoi afin que ta situation s’améliore. Tu mérites plus.

— Hans, je…

— Non, permets-moi de finir s’il te plaît. Je tiens à toi. Beaucoup. Quand je suis avec toi, je…

La gorge d’Erika se noua. La conversation dérivait vers un terrain dangereux, il lui fallait l’interrompre. Elle adorait Hans et chérissait les minutes qu’ils passaient ensemble. Toutefois, elle n’était pas en mesure de lui offrir ce qu’il désirait.

— Je suis désolée, le coupa-t-elle. Il faut que j’aille vendre mes moments de chaleur.

Sa déception ne lui échappa pas, mais elle ne s’attarda pas dessus. Les lèvres étirées, elle enserra son cou à l’aide d’un bras et vint plaquer un baiser sonore sur sa joue.

— On se voit plus tard !

Elle ne lui accorda pas l’occasion de répondre. Elle s’éloigna à pas légers.

Hans regarda Erika disparaître avec une expression triste sur ses traits. Il avait de nouveau échoué à lui avouer ses sentiments…

Il songeait parfois qu’il n’y arriverait jamais tant elle se plaisait à lui glisser entre les doigts dès qu’il devenait trop sérieux pour elle ! Il recouvra malgré tout le sourire. Sa Petite Allumette était ainsi, indépendante, évanescente, et il ne l’en aimait que davantage. Elle était si forte, si vive !

Un soupir lui échappa. Elle méritait une existence meilleure – une existence qu’il avait le courage de lui offrir si elle lui accordait une chance. Elle à ses côtés, il ne serait plus effrayé de rien, il le supputait. Il travaillerait jour et nuit afin de lui garantir un avenir. Mais pour l’heure, pareil futur ne subsistait que dans ses rêves et n’était pas près de naître…

Convaincu que la roue tournerait, Hans s’interdit de s’apitoyer. La patience était une amie de longue date, il attendrait autant de temps qu’il le faudrait.

Ce n’est pas ainsi que tu l’obtiendras. Si tu la veux, prends-la.

— La ferme !

Son cri surprit les badauds, qui lui jetèrent des œillades courroucées. Mal à l’aise, il s’écarta.

Mis à mal par les jugements des mortels. Tu es tombé si bas ! Tu ne devrais pas t’accoutumer à leur façon. Tu pourrais avoir plus si facilement…

Hans grommela et tenta de se fermer aux pensées dérangeantes. Il n’était pas ainsi, peu importe sa nature.

Tu as envie qu’elle passe sa vie avec toi ? Oblige-la. Qu’est-ce qui t’en empêche ? Tu en as la capacité.

— Va-t’en ! Erika ne deviendra mienne que si elle le décide. Je ne la priverai pas de son libre arbitre.

Le silence revint dans son esprit. Il s’en félicita. Il lutterait corps et âme contre ses origines ! Il aimait Erika et se refusait à lui causer du tort.

La nuit était tombée depuis plusieurs heures lorsqu’Erika rentra chez son logeur. Elle était frigorifiée, affamée et épuisée. Plus que tout, elle était désemparée… Un moment de chaleur, elle n’avait distribué qu’un moment de chaleur, et pas encore réglé ses dettes ! Son lit n’était toujours pas payé… Il fallait absolument que la journée de demain soit meilleure.

Le cœur serré par l’angoisse, elle gravit les marches du vieil escalier en bois jusqu’à atteindre la mansarde du deuxième étage. Le son des toux sifflantes des autres locataires lui parvint aux oreilles, aussi désagréable qu’à l’accoutumée ; des gémissements lui indiquèrent qu’une fille avait permis à l’un de ses clients de monter dans le but d’éviter le gel – ils se terraient sans doute dans un coin, à peine dissimulés par une couverture miteuse.

Erika souffla. Malgré sa fatigue, elle aurait du mal à s’endormir… Au moins serait-elle à l’abri du vent.

Elle pénétra dans la pièce, constata que plus aucun matelas n’était libre. Elle haussa les épaules. Monsieur Jörgensen ne crachait pas sur une somme supplémentaire et personne, elle y comprise, n’osait s’en plaindre. D’accord, ils manquaient de place. Néanmoins, il faudrait être idiot pour croire que le froid de la rue valait mieux ! Et puis, si sale que soit la chambre, elle la préférait de loin à ce qu’elle avait connu avant de s’enfuir de chez ses parents…

Le confort est dérisoire lorsqu’on vit entourée de gens violents.

Erika frissonna et s’empressa de chasser ses réflexions. À quoi bon ressasser le passé ? Père et Mère ne l’avaient pas un seul jour aimée. L’unique personne qui avait eu de l’affection envers elle était sa grand-mère, emportée trop tôt par la maladie.

Exténuée, elle s’encastra dans un coin et pria afin que Morphée vienne la cueillir.

On la secoua ; la jeune femme émergea de son sommeil avec lenteur. Elle papillonna des paupières. Quelle heure était-il ? La pièce était plongée dans le noir, signe que le jour n’était pas levé.

Groggy, elle souleva sa tête.

— Keld ? s’étonna-t-elle devant le visage de celui qui l’avait éveillée.

Pour ce qu’elle en savait, il était l’un des pensionnaires les plus anciens.

— Monsieur Jörgensen demande à te voir. Dépêche-toi, il t’attend en bas.

La gorge d’Erika se serra. Elle n’ignorait pas de quoi leur logeur souhaitait lui parler : sa semaine impayée. Elle déglutit. Elle aurait tant aimé qu’il patiente un jour de plus… Quelques allumettes et elle aurait été tranquille !

Elle se hissa debout avec résignation.

— J’y vais, merci de m’avoir prévenue.

La vendeuse prit garde à ne pas marcher sur les corps endormis, puis quitta la mansarde. Elle tâtonna ensuite le mur et se dirigea à l’aveuglette dans les escaliers. Au rez-de-chaussée, une porte était entrebâillée ; un rai de lumière filtrait de la pièce ainsi ouverte.

Elle s’y rendit sans tarder.

— Te voilà, souffla M. Jörgensen, agacé.

Il la dévisageait, assis dans un large fauteuil posté derrière une table en bois où s’étalait une poignée de papiers. Un feu crépitait dans la cheminée, projetant par instants une braise dangereusement près du tapis qui recouvrait une bonne partie du plancher.

Erika ne se laissa impressionner ni par le luxe environnant ni par l’attitude provocatrice de son interlocuteur.

— On m’a appris que vous désiriez me voir, déclara-t-elle.

— En effet. Tu n’as pas payé ton loyer et dors chez moi à mes frais.

Elle retint un soupir. Elle ne s’était pas trompée sur le but de sa convocation.

— Vous aurez l’argent demain.

M. Jörgensen la contredit.

— Aujourd’hui.

— Je…

— Pas d’argent, pas de lit. C’est la règle. Les temps sont durs.

Le désarroi et la colère gagnèrent Erika. Elle se mordit la lèvre, mais réduisit sa fierté au silence afin de l’implorer.

— S’il vous plaît… juste une nuit. Je vous l’apporterai demain, je vous le promets.

— Je ne pratique pas la charité, petite.

— Je vous en prie, ayez pitié…

Elle avait eu si froid en journée dehors. Cela devait être encore pire maintenant !

— Sors d’ici. Tu pourras revenir quand tu auras de quoi payer.

M. Jörgensen se leva, quitta son bureau, puis lui indiqua l’entrée.

Impassible, il la fixa jusqu’à ce qu’elle ouvre la porte et s’enfonce dans la nuit.

Hans envoya son poing dans le mur de briques derrière lui ; la douleur le saisit à peine tant il était énervé. Pourquoi Erika se montrait-elle aussi têtue ?

Dire qu’il n’était pas informé du nombre de jours depuis lesquels elle était à la rue, livrée à elle-même ! Elle ne lui avait rien avoué, il avait fallu qu’il le découvre seul… Avait-elle si peu confiance en lui ? Ne l’avait-elle pas pris au sérieux lorsqu’il l’avait priée de venir le trouver si elle avait un problème ? Il était prêt à tout pour elle !

Il souffla et expira un nuage de vapeur. Sa colère ne s’amoindrissait pas. Erika avait refusé son aide, la moindre pièce qu’il lui avait offerte. Elle était si bornée !

Hans n’était pas certain si c’était avec elle ou avec lui qu’il était le plus fâché. S’étaient-ils déjà disputés de la sorte par le passé, avec autant d’animosité ? Il n’en avait pas le souvenir.

Oh ! qu’il regrettait de lui avoir crié dessus. Il était sûr qu’elle ne se fierait plus à lui désormais. Il se maudissait de ne pas avoir réussi à la convaincre qu’il n’y avait aucun mal à accepter son appui. Il n’attendait rien en retour : son unique satisfaction aurait été de la savoir à l’abri du froid et des dangers de la rue.

La nuit se montrait souvent si cruelle… Lui restait-il au moins des allumettes à vendre pour se procurer ne serait-ce qu’une miche de pain ? Son inquiétude le rongeait.

Si tu l’avais contrainte à être tienne, elle n’en serait pas là…

Hans jura.

— Va-t’en !

Tu as conscience que c’est vrai. Tu en es capable, pourquoi te l’interdire ? Pourquoi l’abandonner à l’enfer de la rue ?

— Je ne suis pas ainsi, cracha-t-il.

Cette fille te fait négliger ta véritable nature. Elle te change. Il y a belle lurette que tu aurais dû la forcer à t’obéir.

Il s’efforça de balayer les allusions parasites de son esprit.

Elle te résistera toujours. Elle ne veut pas de toi et ne le voudra jamais. Elle est ta perte, ton oubli. Renonce à elle ou prends-la.

— Non. La ferme !

Elle préfère être à la rue plutôt que d’être avec toi. Pourquoi culpabiliser ?

Un sanglot lui échappa. Les pensées étaient si obsédantes ! Il lui fallait les chasser.

Oblige-la à t’appartenir.

Hans envoya derechef son poing dans le mur et s’enivra de sa douleur. Il recommença et y porta un deuxième coup, puis un troisième, et un quatrième. Malgré le sang qui s’écoulait de ses phalanges, il continua jusqu’à ce que la souffrance remise les réflexions au placard.

Il ne leur céderait pas.

C’était la veille du jour de l’an, le temps se révélait très froid et venteux ; les rafales se succédaient les unes aux autres sans pause. Le soir tombait, il noircissait la clarté du jour. Transie, Erika grelottait. Elle n’était plus en mesure de remuer ses orteils tant ils étaient gelés et douloureux. Son ultime boîte d’allumettes tenue fermement, elle déambulait dans les ruelles à la recherche de passants encore dehors – il fallait qu’elle en vende afin de se procurer un repas.

Elle n’avait plus rien avalé depuis deux jours et son estomac grondait. Le fumet des dindes en train de rôtir dans les foyers lui parvenait aux narines, la torturant. Elle avait tellement faim ! Pourtant, elle n’osait pas rejoindre Hans pour lui quémander son aide… Tout d’abord parce qu’elle ne désirait pas lui donner de faux espoirs, ensuite parce qu’elle s’était montrée virulente dans ses propos lors de leur dernière entrevue et s’en mordait les doigts. Si elle devait reparaître devant lui, ce serait pour s’excuser et lui affirmer son amitié plutôt que pour lui demander la charité.

J’arriverai à me débrouiller. J’ai bien survécu jusqu’ici.

Erik a avisa soudain une vieille femme qui sortait de l’échoppe d’un tisserand. Elle se précipita dans sa direction.

— S’il vous plaît, achetez-moi un moment de chaleur. Il réchauffera vos mains.

La dame lui accorda à peine une moue dégoûtée avant de l’invectiver :

— Allez vendre vos allumettes ailleurs, petite pouilleuse !

Joyeuse fête de l’an à vous aussi…

Elle s’éloigna d’un pas traînant – elle avait si mal aux pieds ! Plus au sud, un homme se promenait, le nez enfoncé dans une écharpe épaisse.

— Monsieur ? l’interpella-t-elle.

Il pivota vers elle, puis la dévisagea d’un air curieux.

— Oui ?

Elle désigna une allumette.

— Souhaitez-vous m’acheter un moment de chaleur ?

— À quoi me servirait un bout de bois si insignifiant ?

— Vous réchauffer. L’hiver se montre rude. Chaque instant de tiédeur est appréciable. Il ne vous en coûtera qu’une pièce.

Son interlocuteur ricana.

— Un sou pour une minuscule allumette ? Trop cher payé.

Erika soupira, puis se détourna de lui. Elle n’eut cependant pas le loisir d’exécuter un pas qu’il la rattrapa par le bras et la força à lui faire à nouveau face. Son regard coula sur son corps et s’attarda sur ses courbes.

— Tu auras des pièces… si tu m’offres mieux.

Elle se dégagea de son emprise avec hargne.

— Je vous défends de me toucher ! vociféra-t-elle.

Elle cracha devant lui, puis réduisit sa douleur au silence avant de s’enfuir au pas de course. Une larme de peur et de colère mélangées glissa sur sa joue. Révulsée, elle s’engouffra dans une ruelle, repéra une encoignure entre deux maisons.

Erika s’y prostra. Elle avait besoin de se remettre de ses émotions, de son dégoût.

Elle espérait y être à l’abri du vent. Hélas, elle frissonna davantage. Tremblante, elle céda ; elle s’autorisa à pleurer. Sa désolation l’engloutissait. Elle n’avait rien vendu, pas la moindre allumette ! Elle n’avait plus aucune piécette sur elle, pas d’endroit où aller…

Je ne tiendrai pas des jours à ce rythme-là ! J’ai si faim, si froid…

Elle pencha la tête vers le paquet d’allumettes qu’elle conservait et hésita… Personne n’était d’humeur à lui en acheter. Se tirerait-elle vraiment une balle dans le pied en s’octroyant un moment de chaleur ?

Rien qu’un, se promit-elle tandis qu’elle essuyait ses larmes à l’aide de sa manche.

Erika sortit une allumette. Puis elle la frotta contre le mur derrière elle. Que la flamme était belle ! Que sa tiédeur était douce !

Elle jura voir un poêle en fonte se créer juste sous ses yeux. Grand, décoré d’ornements, il semblait l’inviter à se réchauffer. Elle tendit ses petons nus et congelés mais, déjà, il avait disparu ! Elle demeura seule dans la ruelle, avec un morceau de bois à moitié brûlé.

La jeune femme papillonna des paupières.

Ai-je rêvé ? Est-ce la température qui me rend folle ?

Elle massa ses orteils engourdis. Dans sa paume, la boîte la narguait, comme pour l’implorer de craquer.

Apercevrait-elle encore le poêle si elle s’y autorisait ? C’était insensé, complètement illogique. Pourtant, une part d’elle en était persuadée… Oh ! il lui fallait au moins essayer.

Erika racla un deuxième bâtonnet contre la brique et se retrouva aussitôt transportée au milieu d’une imposante salle à manger. La table avait été dressée : un service en porcelaine reposait sur une nappe blanche. Au centre, une magnifique dinde laissait échapper un délicat fumet.

Elle sent si bon ! J’ai presque son goût en bouche...

L’animal se releva de son plat et s’avança vers elle en une danse rigolote. Il allait l’atteindre, miroitant de promesses, lorsqu’il s’évapora !

Cette fois, Erika n’hésita pas. Elle empoigna une troisième allumette et y mit le feu…

Un immense arbre de Noël se matérialisa. Bougies et merveilles magnifiaient ses branches, scintillant telles des étoiles dans le firmament. Il était si beau ! Elle tendit la main pour se saisir d’une décoration, mais à l’instar du poêle et de la dinde, le sapin s’envola.

Non, pas déjà ! Vite, une allumette.

Une nouvelle flamme éclaira la pénombre. Tout d’abord, Erika ne remarqua rien ; seules l’humidité et la pierre des ruelles l’entouraient. Puis une silhouette marcha dans sa direction. Une silhouette qu’elle reconnut sans mal.

— Grand-mère ?

— Oh, Erika, l’appela une voix affectueuse. Ma fabuleuse et gentille petite Erika.

Son cœur se serra sous l’émotion.

— Comment ? Tu… Tu es morte !

La vieille dame s’approcha plus près et la gratifia d’un sourire tendre.

— Je ne t’ai jamais abandonnée. J’ai toujours été avec toi, ma chérie.

Est-elle tangible ?

Elle désirait tant y croire.

— Grand-mère… Reste, je t’en prie.

Elle n’en pouvait plus d’être isolée. Elle n’était pas aussi forte qu’elle le pensait…

— Ne t’évapore pas, souffla-t-elle. Reste avec moi, je t’en supplie.

— Je ne saurais demeurer ici. Je suis venue te proposer de partir avec moi.

Partir avec… Mourir ?

Erika prit peur, puis réalisa qu’elle n’avait aucune crainte à avoir. Sa grand-mère était là pour la sauver, le contraire était inenvisageable. Elle avait été si douce avec elle de son vivant ! De toute façon, elle n’avait rien à perdre : elle ne supportait plus l’hiver et son estomac qui grondait. Sa souffrance avait atteint ses limites.

Elle observa l’allumette. Elle serait bientôt consumée !

— Emporte-moi, grand-mère. Emmène-moi loin de ce monde.

Son aïeule effectua les derniers pas qui les séparaient afin de la prendre dans ses bras. Erika la serra contre son cœur, et ses soucis s’évanouirent. Elle ferma les paupières…

Éteinte, l’allumette chuta à terre.

Le calme de la ruelle l’oppressa. Hans déglutit, son instinct lui affirmait qu’il n’aimerait pas ce qu’il allait découvrir.

À pas lents, silencieux tel une ombre, il se déplaça dans la nuit noire. Ses sens plus développés que ceux des humains lui permirent de noter très vite le corps étendu sur les pierres glacées.

— Non, haleta-t-il. Non, non, non !

Il se précipita à ses côtés et tomba à genoux.

— Erika…

Son adorée gisait devant lui, raide et gelée. Ses poings frappèrent le sol de désespoir. L’une de ses paumes rencontra un objet fin, qu’il saisit entre ses doigts. Une allumette… Quatre d’entre elles reposaient près de la jeune femme. Il comprit qu’elle avait tenté de se réchauffer.

— Pourquoi, Petite Allumette ? Pourquoi n’es-tu pas venue vers moi ? Je t’aurais aidée !

Le cœur d’Hans s’émietta. Avec des gestes doux, presque religieusement, il souleva la dépouille de la vendeuse, puis plaça sa tête sur sa poitrine. Il cala ensuite son menton sur le haut de ses cheveux et la berça.

Les larmes franchirent la barrière de ses paupières. S’il ne souhaitait pas user de ses pouvoirs pour visualiser la fin de son amie – il s’interdisait de s’offrir à eux depuis qu’elle lui avait malgré elle montré la beauté de la condition humaine –, le chagrin l’y obligea. Il avait besoin de découvrir de quelle manière elle était morte, si ses derniers instants avaient été douloureux…

La souffrance d’Erika le percuta en premier lieu. Elle avait eu si froid, si faim ! Le désespoir l’avait enserrée avec ardeur.

Il la blottit davantage contre lui, et les visions qui l’avaient possédée avant son trépas lui apparurent. Son être se figea, et la colère se mélangea à sa peine.

Lorsqu’il devina une présence dans son dos, Hans ne releva même pas les yeux.

— Pourquoi ? demanda-t-il dans un murmure.

J’ai agi tel le démon que je suis, mon frère. J’ai accompli la tâche qui aurait dû être la tienne.

— Sors de mon esprit et parle-moi en face !

Son cri déchira le silence et les surprit aussi bien l’un que l’autre.

— Me forcer à communiquer à la façon d’un Homme, quelle honte…

Il pivota vers le nouveau venu. Dissimulé dans un coin, son regard rougeoyant parvenait jusqu’à lui.

— Quel besoin avais-tu de lui envoyer des chimères et de la tuer ? Je l’aimais ! Je t’ai dit que je n’aspirais plus à être comme toi.

Un rire lui répondit et le transperça de part en part.

— Tu es un démon, que cela te plaise ou non. Rien ne le changera, encore moins une mortelle. Elle t’entravait.

Hans eut envie de se jeter sur son interlocuteur ; néanmoins, il s’en empêcha. Celui-ci n’hésiterait pas à déchiqueter le corps d’Erika en guise de représailles.

— Je ne te l’avais pas demandé ! éructa-t-il.

— Je t’ai rendu service, tu me remercieras plus tard.

— Espèce de sale…

— Tu désirais que sa vie t’appartienne. Or, tu apprendras que l’amour et l’attachement ne sont que des illusions fabriquées par les fils d’Adam pour leurs semblables. Le meilleur moyen d’être certain qu’une vie te soit vouée, c’est de la prendre.

Ses poings se serrèrent. Ses larmes redoublèrent d’intensité. Comment son frère avait-il osé ?

— Ressaisis-toi, tu devrais avoir honte ! Je t’accorde la nuit afin de te débarrasser des émotions qui t’enchaînent… Je t’attendrai aux portes de la ville à l’aube. Nous la quittons, elle me rappelle trop ta déchéance.

Le second démon s’évapora, et Hans se retrouva seul avec la morte… Il laissa sa tête retomber contre elle.

— Puisses-tu un jour me pardonner pour avoir apporté le malheur sur toi, Petite Allumette.

Au sein de son esprit, la voix de son frère résonna derechef, glaciale.

Elle ne t’aurait jamais aimé.


Texte publié par Rose P. Katell, 19 mars 2018 à 20h07
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