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La voiture roule depuis plusieurs heures et ni Julian, ni moi, ne prononçons le moindre mot. Ce silence ne me dérange pas. Ma gorge est trop sèche, mon ventre trop noué, mon esprit trop tourmenté pour me permettre de parler. Tandis que Julian conduit paisiblement, ses doigts pianotant sur le volant, je joue machinalement avec ma ceinture qui enserre ma robe bleu-marine spécialement achetée pour l’occasion.

Elle fait trop habillée, trop bourgeoise, trop femme pour l’adolescente que je suis. Du moins, c’est l’avis de Julian. Il est vrai que je n’ai pas l’habitude de me vêtir ainsi. J’ai passé des heures dans les cabines d’essayage, à essayer toutes sortes de robes trop chères pour mon maigre porte-monnaie. Julian m’a accompagné, m’a soutenu dans mes hésitations, a lui-même fait ses propres suggestions. Même s’il ne peut comprendre les émotions qui tourbillonnent dans mon esprit en ce moment, il me soutient comme il peut.

La voiture emprunte une route accidentée, légèrement graveleuse. Les secousses interrompent mon jeu avec ma ceinture, qui finit par fouetter mon doigt. Julian ébauche un rictus et je le fusille du regard. Puis mon regard se voile d’une ombre et mes poings se serrent.

Un panneau indique que notre destination finale se trouve à vingt kilomètres. Mon ventre se noue un peu plus, mon front devient moite. Une excitation nouvelle danse à l’intérieur de moi. Mes jambes s’agitent, je ne parviens pas à tenir en place. Mes doigts attrapent à nouveau ma ceinture et défont la boucle, comme pour me libérer d’une entrave.

Ma respiration se libère, mon cœur s’allège. Mon front se teinte de sueur et je comprends qu’il est trop tard. Je suis lancée ; impossible de faire marche arrière. Des dizaines de questions, enfouies dans mon esprit, ressurgissent. Et si elle ne me reconnaissait pas ? Si… si elle me traitait avec dédain et me renvoyait sèchement chez moi ? Si… si le courant ne passait pas ?

Julian profite d’un stop pour poser une main sur mon épaule. Je la serre contre la mienne, sans oser croiser son regard. J’ai peur, terriblement peur. J’ai le sentiment de revenir en enfance, d’être à nouveau la fillette pleine d’espérance qui se heurtent à la dureté des adultes.

Elle est morte, m’a-t-on dit.

Pourquoi poses-tu autant de questions ? s’agaçait-on.

Je ne me souviens pas d’elle, m’assura plus tard mon père.

Ma main se glisse machinalement dans la poche de ma veste. Un contact lisse et glacé effleure mes doigts. Les photos d’elle sont avec moi. Mon cœur s’enrobe d’une chaleur tendre. Mes questions stupides et incessantes ne sont pas vaines. Je me suis longtemps heurté aux regards courroucés de mon entourage, à leurs remarques agacées. L’enfant que j’étais ne parvenait pas à trouver le sommeil. J’étais remplie d’espérances et de craintes. Pourquoi n’était-elle pas avec moi ? Pourquoi refusait-on de prononcer son nom alors que ses photos demeuraient cachées au fond d’un placard ? Elle existait mais restait absente de ma vie.

Je ne connais d’elle que son prénom, et les rares anecdotes arrachées au détour d’une conversation. Il y a aussi les photos, celles que mon père conserve d’elle comme une relique. Il dissimule leur existence au reste de la famille. Le silence est d’ordre, seules ces images éphémères, figées, lui confèrent encore une existence. Sans ces photos, elle ne serait pas réelle. Mais elle l’est et mon esprit vagabond connait même le timbre de sa voix, l’ombre de son sourire, la douceur de ses gestes, ainsi que l’éclat brûlant au fond de ses prunelles.

J’ai appris à l’aimer. Cela a été difficile. Je l’ai longtemps idéalisée, avant d’apprendre la vérité. Cette femme, à la fois si proche et éloignée de moi, n’était pas seulement le fruit de mon imagination. Cette femme, que j’aurais dû connaître, qui aurait dû m’accompagner au fil de ces années, m’avait abandonné. Pourquoi ? Comment ? Impossible de tirer les vers du nez à ma famille.

Cette femme est morte. Il faut avancer et l’oublier.

Mais la mort est pernicieuse. Elle sert à justifier l’absence, à fuir le véritable problème. La mort n’est parfois qu’une excuse, un mensonge habile, parfois si bien utilisé qu’il ne saurait permettre à la vérité d’être déterrée. Mais j’ai insisté, encore et encore. Il me faut comprendre, il me faut l’aimer, il me faut rattraper le temps perdu.

Je rejoue encore avec ma ceinture, jusqu’à ce que la voiture ne pénètre au sein du village. Je redresse ma robe bleue marine, ma si belle robe qui marquera ce jour unique. Je lisse ma chevelure, je cligne des paupières face à mon miroir de poche. Je veux être la plus belle. Julian m’adresse un sourire encourageant. Mes jambes tremblent, ma gorge s’assèche un peu plus et les larmes me brouillent la vue. Je me sens idiote. Pourquoi mon courage flanche-t-il à ce moment-là ?

Julian gare la voiture et mon regard se dirige vers une maison de pierre un peu plus loin. Une fumée blanchâtre s’échappe de la cheminée. J’enfile ma veste, mes mains serrées contre les photos. J’ouvre la portière et un vent frais me fouette le visage. Julian me serre dans ses bras. Je dois effectuer la dernière partie du chemin seule.

Mon cœur bat la chamade. Les doutes s’agitent et l’espace d’un instant. Peut-être que ma famille avait raison à son sujet. Peut-être ai-je eu tort de m’obstiner à la chercher. Pourquoi ai-je décidé de venir ici ?

Mon poing toque contre la porte avant que je ne réalise la teneur de mon geste. Ma respiration se coupe un instant. Le temps s’étire comme un accordéon. J’entends le sang couler dans mes veines et la boule au creux de mon ventre se resserre. Un grincement retentit soudain et le monde s’efface. Le temps est venu. Une femme ouvre la porte et m’observe avec surprise. Je souris et mes craintes s’envolent au loin. Le temps des réponses est venu.

Après tout, aujourd’hui, je rencontre enfin ma mère.


Texte publié par Elia, 18 mars 2018 à 21h10
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