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tome 1, Chapitre 8 « Au nom du Père » tome 1, Chapitre 8

Les yeux troubles, elle repose le verre désormais vide. Une chaleur nouvelle envahissait son corps et elle s’empara de nouveau de l’ouvrage. Ses doigts fins en caressaient la couverture qui frémit en retour.

La fée n’avait point menti. Perdue dans l’Entremonde, la jeune fille évoluait toujours dans la clairière, bien qu’elle fût seule à présent ; la corneille avait disparu.

– Corneille, mon amie ! Où es-tu ? appela-t-elle.

Mais le silence fut son unique réponse, hormis le bruissement des feuilles dans les cimes. Un peu inquiète, elle escalada de nouveau le tertre et aperçu au loin le château qu’elle avait quitté quelque temps plus tôt. Soulagée, elle redescendit dans la clairière et s’en retourna vers l’immense chêne dont la cime se perdait dans les nuages. Hélas, qu’elle ne fut sa déconvenue lorsque, arrivée à hauteur de la fourche, elle découvrit que le passage qui l’avait conduite jusqu’ici avait disparu !

– Comment puis-je rentrer chez moi à présent ? sanglota-t-elle. Si je rentre par la route, tous me verront et alors à jamais je demeurerai prisonnière de cette méchante cage de pierre.

– Pourquoi pleures-tu ainsi, mon enfant ? s’enquit soudain une voix.

Surprise, elle faillit choir de son perchoir.

– Ne va pas t’en casser un bras ou une jambe. Comment pourrais-je te transporter ? Je ne suis plus de toute jeunesse, reprit la voix.

Agrippée aux branches, la princesse fouillait du regard les alentours, en vain.

– Plus bas, jeune fille ! s’exclama-t-on.

À ces mots, elle découvrit une vieille femme courbée avec, posée devant elle, un large panier garni de baie, de champignons et de plantes en tout genre. Son visage ridé respirait la sagesse et la bonté, tandis qu’elle lisait au fond de ses yeux la joie et la malice. Rassurée par la présence, elle entreprit de descendre le long du tronc, pour finalement se laisser glisser à mi-chemin.

– Fais attention ! Ne va pas t’en rompre le cou ! s’écria-t-elle comme elle la rattrapait.

– Comment t’appelles-tu, ma petite ?

Sváfa savait qu’elle ne devait jamais adresser la parole à un inconnu. Pourtant, sans qu’elle puisse se l’expliquer, elle sentait qu’elle pouvait lui accorder toute confiance.

– Sváfa Fürsthinde, murmura-t-elle timidement.

– Svafa ? répéta la vieille femme.

– Non ! Non ! répliqua-t-elle. Sváfa !

– Ah ! toutes mes excuses. Je crains de ne devoir toujours écorcher ton prénom, jeune fille. Enfin, je pense que tu dois avoir faim et soif. À voir ta mine, on dirait que tu as marché des heures sans t’arrêter.

– Des heures ? marmonna-t-elle. Je ne sais pas.

La tête lui tournait et elle ne remarqua pas l’ombre qui passait sur les traits de la vénérable. Inquiète, elle avait tourné son visage parcheminé en direction du palais, dont les tours déjà s’effaçaient.

– Sváfa, que dirais-tu de venir chez moi prendre quelque repos ? Ensuite, tu me raconteras ton histoire.

La jeune fille acquiesça ; les vertiges devenaient de plus en plus prégnants et elle ignorait combien de temps elle marcherait encore. Comme elle remarqua le malaise de la princesse, elle lui tendit un morceau de gâteau.

– Mange un peu. Dès que tu auras fini, nous reprendrons la route, il nous faut arriver avant que les ombres du soir ne s’étendent.

Assise sur une souche à demi vermoulue, la princesse grignotait la tranche moelleuse que lui avait tendue la vieille femme. Un silence étrange semblait s’être abattu sur la région, ni chant d’oiseau ni cri d’animaux, rien ou seulement le bruit des feuilles qui frottaient lorsque les branches se balançaient dans le vent. Nerveuse, elle ne cessait de scruter les alentours, comme si une sourde menace se terrait dans les bois.

– As-tu fini, mon enfant ? s’enquit-elle soudain d’un ton un peu brusque.

– Euh, presque, bredouilla la jeune fille, surprise par la brutalité du ton.

Mais un sourire radieux illumina la figure parcheminée de l’ancêtre.

– Pardonne mes manières, mais il nous faut nous hâter. Le soleil se couche déjà et nous avons encore du chemin jusque chez moi.

A

u-delà du tertre, les tours n’étaient déjà plus visibles. Un instant plus tard, deux silhouettes marchaient d’un pas vigoureux sur un sentier caillouteux en direction d’une plaine, au milieu de laquelle se dressait une minuscule chaumière.

L’ombre délaissa son livre, comme si elle redoutait ce qui arriverait ensuite, tandis que dans le miroir se jouait un tout autre drame.

Rire, pleurer, damner. Damné, il l’était ; il en était persuadé. Assis dans son fauteuil, le père dardait sur lui des prunelles incendiaires ; les mains jointes sur le pommeau de sa canne.

– Prenez donc place, jeune homme.

La voix était chaleureuse, presque sincère. Presque. Il eut un rire amer. Un fauteuil vide l’attendait, confortable et à hauteur de son regard. Aucun des deux ne serait supérieur à l’autre. Non ! Aucun ne semblerait supérieur à l’autre. Illusions, mensonges, faux-semblants, tout n’était que farce et apparence.

– Pourquoi être venu jeune homme ? Dites-le moi ?

Aleister avait la gorge sèche.

– On ne vient pas sans raison dans notre demeure, vous savez.

Une suée glacée coulait le long de sa nuque.

– Bien sûr que non.

La voix venait de derrière, pourtant l’homme n’avait pas bougé.

– Vous nous l’avez dit lorsque vous vous êtes présenté. Vous venez présenter vos hommages à mademoiselle, notre fille.

Raide, Aleister crispa les poings ; il lui semblait sentir les mots sur sa peau.

– Vos hommages !

Un rire tonitruant éclata, suivit d’un soudain silence.

– Vos hommages ! Pauvre fou que vous êtes ! siffla une autre voix.

– Souvenez-vous ! Mon maître a ses petites excentricités. Ne lui en tenez pas rigueur, je vous en prie.

Aleister se risqua un coup d’œil en arrière. Mais il n’y avait rien, sinon les reflets des flammes dans la porte dorée. Lorsqu’il revint, l’homme dans le fauteuil avait disparu et une main lui tendait un verre empli d’un liquide ambré.

– Buvez !

La voix était redevenue grave, presque chevrotante. Le jeune homme hésitait, puis s’empara du verre, avant d’apercevoir que son hôte n’en ferait pas autant.

– Mer… merci, balbutia-t-il. Mais… vous-même.

– Ah ! Navré de ne point vous accompagner. Je ne bois jamais… une maladie du foie, regrettable. Vraiment, regrettable.

L’homme s’était rassis et d’un geste l’enjoignit à boire. Sans mot dire, Aleister s’exécuta. Il pensait à un whisky, mais la liqueur n’en avait pas le goût de tourbe si caractéristique. En fait, il demeurait incapable de nommer la boisson, même après plusieurs gorgées savourées avec soin.

– Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il d’une voix quelque peu pâteuse.

– Pourquoi êtes-vous venu, Aleister Stormwater ? Désirez-vous à ce point contempler le monstre dans l’abîme ?

– Oui ! Pourquoi être venu ? N’y a-t-il point de joie dans votre vie pour que vous fussiez attiré ici, tel le rat par le joueur de flûte ?

– Vous n’êtes tous que des idiots orgueilleux et vaniteux ! Vous pensez pouvoir conquérir ma fille à coup de beaux mots et de visages avenants ! Mais elle n’a pas besoin de vous !

– Que non, misérable vermisseau !

– Maudite soit-elle ! Elle qui me condamne à cette comédie sans début ni fin, à cette farce tragique !

– Regardez-vous, monsieur Stormwater ! Votre défroque dénote un tel manque de goût ! Jamais vous n’auriez dû franchir, ne serait-ce que le seuil de cette maison !

– Je vous ferai châtier Svartrmaðr pour la peine ! Entendez-vous, Svartrmaðr ! Châtier ! Oui, châtier !

En face de lui, Aleister Stormwater demeurait impassible, les yeux vides, tandis que derrière lui une porte s’ouvrait.

– Monsieur m’a fait mandé ? s’enquit une voix posée.

– Faites-moi disparaître çà, avant qu’il ne tâte de ma lame ! ordonna l’homme à la canne, l’écume au bord des lèvres.

– Que dois-je dire à madame et à mademoiselle ? Vous attendent-elles pour le dîner ?

– Le dîner ! éructa l’homme. Ce jeune damoiseau pouilleux m’a fait perdre tout appétit.

– Comme monsieur voudra, murmura le majordome qui s’était avancé et avait chargé sur ses épaules le corps inanimé du jeune homme.

– Ah, soupira Svartrmaðr. Monsieur ne changera jamais.

Un sourire se dessinait sur ses lèvres.

– A-t-il rencontré père ? s’enquit une voix aérienne.

– En effet, mademoiselle. Comme il se doit.

– Bien, soupira-t-elle. Je suppose que nous ne dînerons pas avec lui.

– Vous supposez bien mademoiselle. Désirez-vous autre chose, avant que je ne m’occupe du cas de ce jeune damoiseau ?

Les lèvres pincées, elle dévisagea un instant l’homme qui lui faisait face. Les yeux étrécis, il la fixait, indéchiffrable.

– Non !

Son regard se coula vers le corps inanimé, puis elle s’éclipsa sans mot dire.

– A votre guise, mademoiselle, murmura le majordome comme il prenait congé de sa maîtresse et ouvrait la porte d’une chambre plongée dans l’obscurité.


Texte publié par Diogene, 19 avril 2018 à 21h55
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