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tome 1, Chapitre 2 « Madame » tome 1, Chapitre 2

Les yeux tournés vers les hauteurs, elle fixait les toiles suspendues qui depuis longtemps avaient pris possession des plafonds. Hélas, si elles attrapaient mouches et autres vermines, elles restaient impuissantes face aux souffles des mauvais rêves qui, lorsque la nuit tombait, hantaient le palais. Pourquoi étaient-elles là ? Pourquoi demeuraient-elles là ? C’était un mystère que jamais elle n’éclaircirait. Un jour dans un temps jadis, elle avait ordonné que fussent chassés les opportunes et les lieux nettoyés, mais ce fut peine perdue. Encore, il lui arrivait parfois de revoir ses gens incapables d’en venir à bout. Qu’ils effaçassent une tache et elle réapparaissait ailleurs. Qu’ils arrachassent une toile et une araignée plus grosse que la précédente prenait sa place et défaisait le vain ouvrage. À la fin, à bout de force et de patience, malgré les coups et les remontrances, un à un ils avaient quitté la maison et traiter ses occupants de fous ; il n’était demeuré que leur majordome dont la présence était presque rassurante. Une malédiction pesait sur ces lieux, mais tous refusaient la cruelle vérité.

– Madame, murmura soudain une voix derrière elle, feutrée et posée.

Perdue dans ses souvenirs, la femme sursauta et lorsqu’elle se retourna, elle découvrit un homme sur le visage duquel le temps semblait incapable d’apposer sa marque.

– Toutes mes excuses, si je vous ai fait peur, madame.

Le ton employé était neutre, savant mélange de loyauté et de bienveillance.

– Ce n’est rien, souffla-t-elle, un sourire fatigué sur les lèvres.

Elle passa une main distraite sur la psyché recouverte par une lourde tenture salie d’une poussière grisâtre. Pourquoi l’avoir ainsi masquée ? Qu’y avait-il à l’intérieur, au point de la dissimuler au regard de tous ? Son regard croisa celui de son majordome. Elle contempla un instant l’extrémité de ses doigts ; ils avaient pris une teinte vilaine. Elle les épousseta, de minuscules nuages s’envolèrent dans les airs. Elle regarda les grains qui flottaient au gré des courants, puis reporta son attention sur l’homme qui était demeuré impassible.

– Que se passe-t-il ? s’enquit-elle d’une voix qu’elle désirait aussi ferme que possible.

Un voile tissé de ténèbres couvrit ses yeux et le couloir s’assombrit soudain ; une chandelle agonisait. Le majordome ne bougeait pas. En face de lui, sa maîtresse, le visage découpé par un étrange jeu d’ombres et de lumières, le fixait, les lèvres entrouvertes tandis qu’un sourire exquis se dessinait sur les siennes. Mais ce n’était que son reflet dans la figure de cette femme depuis longtemps perdue.

– Cela se peut-il être ? souffla-t-elle.

– Nous verrons, ronronna l’homme dont les prunelles s’étaient soudain métamorphosées en des braises incandescentes. Mais la situation n’est pas si déplaisante après tout.

– En effet, susurra-t-elle.

Lui aussi souriait. Un peu de fumée, accompagnée d’une odeur de cire chaude, se répandit dans l’atmosphère. À côté du miroir, une flammèche passa de vie à trépas ; une mèche charbonna. L’homme tendit le bras pour s’en emparer, mais sa maîtresse l’arrêta, une main posée sur son avant-bras ; le sortilège s’était brisé.

– N’en faites rien, je vous prie, murmura-t-elle, les yeux dans le vague ; le voile avait disparu.

Le majordome la fixa d’un air étonné. Dans l’autre reposait la masse informe de la chandelle, au milieu de laquelle émergeait le reste d’une mèche noire et cyclopéenne ; un peu de cire avait coulé sur le dos de sa main et la peau avait rougi.

– Vous n’aurez qu’à en réutiliser la cire pour fondre de nouvelles bougies, poursuivit-elle.

Elle contemplait sans comprendre les plaques écarlates qui envahissaient sa peau. Partout où la cire avait coulé, elle avait marqué la chair de la plus cruelle des manières.

– Désirez-vous autre chose, madame ? s’enquit-il, impassible.

La voix de l’homme ne trahissait aucune émotion ; elle était redevenue aussi lisse que la surface de ce miroir dissimulé sous un voile noir.

L’ombre se détourna de la scène. Dans la boule de cristal, encore et encore, à l’infini, sans variation aucune, ils rejouaient inlassablement la même pièce, répétaient les mêmes mots, les mêmes gestes ; un jeu dont ils ne se lassaient jamais. Un instant, elle hésita, les yeux posés sur un carré de soie, mais renonça. À la place, elle s’empara du livre et l’ouvrit.

Dans leur orgueil, ils avaient pêché. Ainsi n’avait-il cessé de murmurer, de susurrer à leurs oreilles, semblable à un vent mauvais qui s’infiltrerait dans les moindres failles d’une maison à l’abandon, sur un ton de velours et d’affection. Cependant, en son cœur sourdaient la colère et le désespoir, car si point d’héritier ne venait à naître, alors le royaume lui échapperait. Maudite était cette loi scélérate qui le priverait de tout droit. Enfermé dans son cabinet des jours entiers, il compulsait grimoires et autres ouvrages de magie noire, tandis que dans un miroir magistral son reflet œuvrait de même. Qu’il soit fille ou garçon, le royaume lui échoirait ; il n’appartenait ensuite qu’à lui de lui soustraire.

Ainsi donc fut fait.

Un jour que la reine se baignait dans une eau vive et fraîche, elle aperçut une anguille poursuivie par un renard. Seule dans la rivière et sans personne pour surprendre sa nudité, elle jaillit des éléments et chassa le roux animal. Couchée au milieu des hautes herbes, elle recueillit l’amphibie entre ses bras et le plongea de nouveau dans l’onde glacée.

– Je te remercie de m’avoir sauvé, quelques instants de plus et s’en était fait de ma vie. En guise de remerciement, permets-moi d’exaucer ton vœu le plus cher.

À peine eut-elle prononcé ces singulières paroles qu’elle avait déjà disparu au milieu des flots tumultueux.

Une larme s’écrasa sur la page.

– C’est étrange, murmura la femme.

Ses yeux dérivèrent un instant, puis revinrent sur l’homme qui lui faisait face.

– Oubliez donc ce que je viens de dire, je vous prie.

– Il en sera fait selon vos désirs, madame.

Son regard ne trahissait plus rien de la présence qui l’avait habité un instant auparavant. Il était redevenu ce qu’il avait toujours semblé être. La dame. En face de lui, sa maîtresse hésitait ; elle se mordait les lèvres

– Bien sûr…

Ses doigts caressèrent encore une fois la psyché dissimulée, comme pour en éprouver la réalité. Parfois, il lui prenait l’envie de l’arracher et de regarder, de se regarder. Mais elle renonçait aussitôt ; il n’y aurait rien de bon à en retirer. En fait, tous le savaient. Mais tous feignaient de l’ignorer.

– Cependant, vous désiriez m’entretenir d’une certaine chose me semble-t-il, se reprit-elle, à l’adresse du majordome.

– En effet, madame.

Le ton était grave et la voix posée ; chacune des paroles, prononcées par cet homme, semblait pesée, sous-pesée, chaque mot choisi avec un soin extrême, comme pour ne point froisser la fragile enveloppe de sa maîtresse.

– Il est un certain jeune homme qui demande à vous voir, rapport à…

Sa voix se brisa, comme sous le coup d’une émotion trop vive. En face de lui, la femme dardait sur lui un regard faux.

–… madame votre fille, toussota-t-il.

Se pouvait-il ? Il n’osait l’espérer. Non ! Ce n’était qu’un blanc-bec, hautain et orgueilleux. À cette pensée, il faillit esquisser un sourire, songeant à son devenir. Dans le couloir, une ombre passa ; silhouette décharnée et dégingandée d’un être que toute fierté avait depuis longtemps désertée. Depuis, sa disparition soudaine, il errait tel un spectre dans ce manoir baugné d’illusions. Sans doute était-il le seul être encore sensé de cette maisonnée. Il s’amusait de cette situation, qui était pour lui comme une récréation, un moment de folie bienvenue qui le distrayait de son attente déjà fort longue. Il ignorait quel chemin il emprunterait, mais ce lieu n’était que l’un des nombreux points d’entrée du labyrinthe au centre duquel sommeillait la princesse, veillée par sa maîtresse.

– Ah ! soupira-t-elle. Fort bien ! Faites-le donc patienter dans le boudoir. Ce jeune homme ne souffrira pas de l’attente.

– Certainement non, madame ! affirma le majordome, comme il se fendait d’une profonde révérence et se retirait dans les ombres.


Texte publié par Diogene, 17 mars 2018 à 21h22
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