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Erzähler : Le conteur aux mille Recueils
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tome 1, Chapitre 1 « Chapitre I : L’apprenti Erzähler » tome 1, Chapitre 1

Le jeune homme se cachait depuis deux jours déjà dans le vieux grenier de cette grande maison, bien à l’abri de ses parents et de sa fratrie qui le cherchaient comme des damnés. Il était faible, et avait eu plusieurs fois l’intention d’abandonner, de redescendre, d’arrêter ce petit manège pourtant si important…

Il replia les genoux sous son menton, enlaçant ses jambes de ses mains tremblantes. Il avait faim. Il avait soif. Il avait sommeil. Mais plus que tout, il avait peur.

Tout avait dégénéré quelques jours plus tôt, alors qu’il s’était levé à la faveur de la nuit pour aller assouvir un besoin pressant. Sans doute n’aurait-il jamais dû surprendre cette conversation, entendre ses parents parler de lui et de son avenir. Il était le septième fils d’une famille de garçons, le dernier d’entre eux. Parfois, ses frères cherchaient à l’effrayer en lui parlant des Erzählers, ces hommes et ces femmes étranges et inquiétants qui passaient leur vie seuls à combattre tout ce que ses cauchemars abritaient de pire. Parfois, ils lui rappelaient que seul un septième fils pouvait devenir Erzähler, et qu’un jour l’un d’entre eux viendrait pour l’emmener…

Quand il était tout petit, ces histoires l’effrayaient tant qu’il partait à chaque fois se cacher ici-même, geignant et pleurant toutes les larmes de son corps jusqu’à s’écrouler de fatigue. Aujourd’hui il n’avait plus cinq ans mais quatorze. C’était un homme, bientôt en âge de se marier et de travailler la terre. Il avait depuis fort longtemps relégué cette vieille légende au même titre que toutes les autres billevesées sur le Père Noël ou La Fée des Dents. Non, il était bien trop vieux, bien trop mature pour croire à toutes ces fadaises !

Cette nuit-là pourtant, toutes ses certitudes s’étaient ébranlées. Alors que ses pas encore endormis faisaient grincer les marches de bois l’amenant au coin d’aisance, il entendit clairement les mots de sa mère. Ils résonnaient encore en lui, comme sonnant le glas de sa paisible et insouciante vie.

« J’ai fait mandé le Erzähler, il viendra à la veille de son quinzième anniversaire pour l’emmener. »

Il frissonna en y repensant. Il était parti voir les Anciens du village autant que les poivrots, les enseignants autant que les bigots, cherchant à tout savoir sur eux et sur la vérité derrière les mythes. On lui parla sans détour d’êtres moins qu’humains, parcourant les ombres à la recherche de monstres et de créatures ; des fous et des idiots, qui bien souvent périssaient seuls et pauvres dans le froid et la faim. On lui parla de leur appétence pour les fables et pour les lettres, des recueils qu’ils griffonnaient sans cesse comme si leur main était prise par le Malin, et d’histoires qu’ils marmonnaient au coin du feu. Mais depuis fort longtemps ils n’en avaient vu le moindre, sans doute s’étaient-ils tous éteins sans que personne n’y prête attention.

Le jour était enfin arrivé, et depuis la veille il restait terré ici. Ses membres étaient ankylosés et il n’avait pu retenir ses sphincters, surtout quand les rats avaient commencé à grignoter ses jambes et ses bras, mais il avait tenu bon. Malgré tout ce qu’il venait d’endurer, il avait tenu bon. Jamais il ne les laisserait le jeter dans les bras de ces êtres anormaux, gâcher sa vie et son avenir !

Il osa un coup d’œil par la lucarne. La lune était haute à présent, presque à son apogée. D’ici quelques minutes, une heure tout au plus, il aurait officiellement quinze ans. Il serait alors enfin sauvé, tranquille, libre…

Car si tout ce que disaient les légendes était vrai, alors les Erzählers ne pouvaient prendre d’apprentis que lorsque leur âge était un multiple de sept. Ils semblaient liés à ce chiffre, comme soumis à sa volonté et à sa force. Il lui suffisait juste de tenir bon quelques instants de plus…

Il retint un hoquet de surprise, mains plaquées sur la bouche, en entendant la porte d’entrée vibrer avec force sous des coups répétés. Son cœur battait à tout rompre, son sang se figea dans ses veines. Alors que son père ouvrait la porte, laissant entrer cet homme dissimulé sous une grande cape noire, il sentit sa vessie se soulager de nouveau. La panique… La panique l’envahissait de plus en plus. De là où il était, il ne pouvait ni voir ses traits sous les larges bords de son chapeau haut-de-forme, ni entendre nettement sa voix. Il ne parvenait à capter que quelques bribes de ce timbre chevrotant et enroué. Seule celle de son père, forte et grave, lui parvenait distinctement.

Il crut comprendre que l’homme s’excusait du retard, qu’il avait été retenu sur la route. Étaient-ce des monstres ? Des sorcières ? Des démons ? Si près de leur village ?! Comment avait-il fait pour ne jamais s’apercevoir de toutes ces horreurs ?

Son souffle se coupa lorsqu’il vit une main gantée s’approcher du chapeau alors que son père l’invitait à lui confier son manteau. À quoi pouvait bien ressembler un Erzähler ? Avait-il le teint blafard, les cheveux blancs et les yeux rouges comme dans les contes ? Il fallait qu’il se calme, qu’il garde son sang-froid ! Même si cette… Chose… Était là, elle ne l’avait pas encore trouvé ! Il lui suffisait de rester caché ici encore un peu, juste un peu…

Sous le chapeau, l’homme était… Vieux. Quel âge pouvait-il bien avoir, avec ses cheveux blancs nacrés tombant à ses épaules et ses rides prédominantes sur son visage sale et noirci par la crasse ? Sa bouche était entièrement dissimulée par une barbe fournie et drue dont il ne devait pas prendre grand soin. Il semblait maigre, presque famélique sous sa tunique. Pourtant il distinguait même d’ici clairement ses muscles saillir sous le tissu tendu. Loin du monstre des légendes, il ressemblait à un vieillard imposant, à un gentil grand-père qui aimait raconter des histoires au coin du feu bien que capable de rompre une buche à mains nues.

Le Erzähler leva la tête vers lui. Ses yeux étaient d’un bleu intense, presque translucides, au-dessus de son nez aquilin. Pouvait-il vraiment le voir d’ici ? Non c’était impossible… Il n’avait pas pu…

Il chutait. Comment ? Pourquoi ? Il n’aurait su le dire. Les lattes du plafond avaient comme cédé brutalement sous son poids, alors que deux jours durant elles n’avaient pas même craqué. Il s’écrasa de tout son poids sur le sol, ses membres engourdis incapables d’amortir le choc.

La douleur lui vrillait les tempes, coupait sa respiration, lui donnait envie de vomir… Il se releva tant bien que mal, s’agrippant à la table non loin pour ne pas tomber à nouveau. Sa vision était trouble et son nez en sang. L’homme s’approcha de lui, tenant fermement un étrange bâton dont le manche se terminait en pointe couverte de sang séché, et la hampe surmontée d’une gourde d’argent, le dominant de toute son imposante stature malgré son âge avancé. Son regard glacial le toisa des pieds à la tête avant de se figer sur son père. Sa main gauche défit une petite bourse accrochée à son bourdon et la jeta sur la table.

Toujours sonné, il assistait à la scène comme s’il en était spectateur, incapable d’intervenir ni d’agir. Il se concentrait pour ne pas perdre conscience, pour ne pas s’évanouir.

Il vit sa mère se jeter sur le petit sac de cuir et en vider le contenu avidement, faisant des petits tas rapides avant de s’énerver. Il vit son père serrer les poings et l’étranger marmonner quelques mots à propos de la « qualité » qui était « clairement inférieure à ce qui était promis ». Puis il vit l’homme lui tapoter l’épaule, l’invitant à le suivre. Il tenta de bafouiller qu’il ne voulait pas, qu’il n’était pas prêt. Qu’il avait quinze ans maintenant, que c’était trop tard… Mais rien ne vint. Il resta figé là, le regard vacillant perdu dans le vide, avant de s’effondrer de tout son poids sur les lattes du plancher dans une profonde inconscience.

Le jeune homme se réveilla en suffocant, comme s’il manquait d’air. Assis sur une paillasse puante et détrempée, il regarda prestement autour de lui. Où pouvait-il bien être ? Il ne reconnaissait ni ce champ, ni ces montagnes au loin… Ces arbres, par contre, lui disaient quelque chose. C’était fugace, indistinct, comme si… Comme s’il les regardait du mauvais côté.

Était-il possible que le Erzähler l’ait porté toute la nuit durant ? Qu’il l’ait amené par-delà les bois ? Oui c’était forcément ça… Tout lui revint petit à petit. Il serra les poings de rage, cherchant une cible sur laquelle passer ses nerfs. Ses parents… Ils l’avaient vendu comme s’il importait moins encore que leurs têtes de bétail !

Un bruissement dans les fourrées le fit se retourner promptement. L’homme revenait, les bras chargés de petits bois, et haussa un sourcil en voyant le garçon.

Toujours sans un mot, il alluma les braises et entreprit de dépecer deux lapins qu’il planta sur des piques, les laissant doucement rôtir. Le ventre du jeune homme grondait et ses lèvres se gerçaient sous la soif.

Le Erzähler lui tendit une écuelle débordant d’eau qu’il accepta avec plaisir, le remerciant silencieusement d’un geste de la tête. Tout en buvant, il songea qu’il ferait tout pour ne pas lui rendre la tâche facile… Peut-être que s’il se révélait être un piètre apprenti, il le libérerait de ses obligations et le laisserait rentrer chez lui ?

Il ne pouvait cependant le lâcher du regard. La peur était bien là, sourde et impassible, mais la curiosité le dévorait. Sa seule présence bouleversait toute l’étendue de son univers, de ses certitudes, de ses croyances même ! Car si les Erzählers existaient, cela signifiait que les créatures maléfiques également… Et pourquoi pas Dieu et le Diable en personne ? Peut-être aurait-il mieux fait de prier plus et de ne pas s’endormir à l’église, le dimanche matin… Était-il trop tard, maintenant qu’il connaissait la vérité ? Peut-être pourrait-il encore demander le pardon auprès du Père Ulric…

- Mange.

La voix rauque et cassée du vieillard le sortit de ses pensées bouillantes. Il lui tendait la broche, qu’il accepta avec une once de défiance. Était-ce vraiment du lapin qu’il allait manger, ou une créature magique ? Tant de questions se bousculaient en lui…

Tout en mastiquant la viande juteuse, il commençait à envisager la vie d’un Erzähler. Ce devait être exaltant, de parcourir les routes et les pays, de voyager et de découvrir le monde, de traquer et de combattre des monstres. Peut-être allait-il lui enseigner de la magie, ou des arts interdits ? Combien de femmes pourrait-il avoir en étant un Chasseur de démons ?

Il commençait à fantasmer à cette vie, se voyant vêtu d’un long manteau et d’un fusil à répétition ou d’une arbalète magique, chevauchant tantôt une licorne tantôt une sorcière à la crinière de feu, les poches débordant d’argent et de pierreries.

- Tu baves, le morveux.

Il essuya sa bouche en essayant de reprendre contenance, croisant les jambes pour masquer son érection naissante. Il se racla la gorge, réalisant soudainement qu’il n’avait pas encore dit le moindre mot à son « Maître ». Il ne connaissait pas même son nom.

- Je m’appelle…

- Je m’en contrefous, le coupa le vieillard sans s’arrêter de manger.

Le jeune homme sembla perdu. Est-ce qu’il ne voulait pas parler, ou simplement pas connaître son nom ? Ce devait être une sorte de rite initiatique. Sans doute les Erzählers dissimulaient-ils leur vrai nom afin que des entités magiques ne les utilisent pas contre eux. Il lui suffisait donc d’attendre que son maître lui en donne un. Il espérait hériter de quelque chose qui sonne mieux que son ancien patronyme, quelque chose de plus exotique et épique. Berthold ou Arthur, Siegfried ou Baldr… Il avait bien du mal à se décider, et il ne s’agissait que du prénom ! Comment le choix se faisait-il ? Sans doute son maître attendait-il de le connaître mieux pour lui donner le Nom adéquat. Il commençait à bouillir d’impatience, il avait hâte de commencer sa formation.

- Maître ? Osa-t-il demander à mi-voix.

Le vieillard pouffa de rire, manquant de s’étouffer avec un morceau de lapin encore croustillant. Reprenant son calme, il parvint à cracher le gros morceau qui lui obstruait la trachée dans un mélange de glaire et de bile noirâtre.

- M’appelle pas comme ça, gamin. J’suis pas ton maître.

Que voulait-il dire par là ? Pourtant s’il prenait la route avec lui, c’était bien pour devenir son apprenti. Sinon pour quelle autre raison ses parents l’auraient-ils… ? Il se figea, l’angoisse commençant à le faire trembler de plus en plus à mesure que l’expectoration de l’homme rongeait la roche et la terre en fumant. L’homme esquissait un large sourire sous sa barbe fournie.

- Tu commences à comprendre, pas vrai ? C’est dommage, t’as l’air quand même moins demeuré que la plupart des autres.

Le jeune homme devenait de plus en plus livide. Jamais ses parents n’avaient parlé d’apprentissage, ni même de devenir lui-même Erzähler… Ses parents… Ils l’avaient véritablement vendu à cet homme. Mais pour qui ? Pour quoi ? Pour quelle raison achetait-il des adolescents comme lui ? Était-il seulement un Erzähler ?

L’homme se leva d’un bond, rejetant sa cape en arrière dans un geste ostentatoire. De près, son visage semblait noirci de cendres, tout comme son manteau. Un sourire sadique déformait son faciès.

- Tu vas mourir ici, gamin. J’aurais aimé attendre de t’engraisser un peu, mais je vais te dévorer tout de suite. Tu as peur, n’est-ce pas ? Tu vas mourir, comme ce lapin que tu viens de manger, et pour moins de dix piastres !

Il commença à se déformer, ses jambes et ses bras s’agrandissant à mesure qu’il s’approchait de lui, déchirant le tissu de ses vêtements. Son ombre s’élargit pour recouvrir le feu de leur petit campement de fortune. Son chapeau tomba, de même que le pastiche de sa fausse barbe, dévoilant une gueule béante munie d’une centaine de crocs acérés et suintant de bave.

Son sourire se figea tandis que le jeune homme hurlait. Sa gorge se noua brusquement, alors qu’une gerbe de sang noirâtre lui giclait au visage et sur ses habits. Retenant un nouveau cri, il ne pouvait cesser de fixer la longue et fine lame qui transperçait le ventre du monstre. Elle sembla en sortir aussi promptement que l’éclair, avant de trancher net la tête du vieillard qui roula pitoyablement sur la terre encore humide de rosée.

Les yeux frémissant de terreur, le cœur serré et l’estomac dans les talons, le jeune homme ne parvint pas à retenir la bile qui remontait le long de sa gorge. Il vomit, autant qu’il le pu, se forçant presque à outrance, comme si cela pouvait le libérer de ce qu’il venait de voir.

Derrière le cadavre encore frémissant de la créature se tenait un homme portant un long manteau de brocard gris et or cintré sur un veston brun richement paré d’où sortait le jabot de sa chemise blanche. D’une main habile, il venait de saisir un mouchoir de soie grâce auquel il essuya le sang noir maculant sa canne-épée, l’air légèrement dégoûté. Le haut de son visage était masqué par un tricorne aux couleurs assorties à celles de son manteau rehaussé d’une large plume blanche. Des mèches ailes de corbeau retombaient le long de son visage fin.

Le jeune homme le fixait avec autant d’admiration que de crainte. Était-ce un bandit de grand chemin ? Un autre monstre voulant le dévorer ? Non… Il venait de lui sauver la vie, de vaincre cette… Chose. Était-il possible qu’il soit le vrai Erzähler ?

L’étranger se pencha sur le cadavre et ramassa le bourdon. Il le détailla longuement, avant d’en détacher la bourse et de la jeter aux pieds du jeune homme.

- Pour toi. En dédommagement, allons-nous dire.

Il n’osait bouger, esquisser le moindre mouvement, de crainte d’une nouvelle duperie. Comment faire confiance à quelqu’un qui venait de transpercer et de décapiter un homme, aussi néfaste soit-il, sans même ciller ? Inspirant profondément, il osa cependant demander :

- Qui… Qui êtes-vous ?

L’homme leva un sourcil amusé, lui montrant pour la première fois les traits réguliers et jeunes de son visage élancé et sévère. Sa bouche fine esquissait un sourire narquois qu’on lui aurait dit habituel, presque naturel. Au-dessus de son nez droit, ses yeux bleu-de-gris le toisaient de pied en cap.

- Un Erzähler. Tu t’attendais à qui, au Père Noël ?

- Parce qu’il existe aussi ?! Tonna le jeune homme sans même réfléchir.

L’homme éclata d’un rire franc et sincère devant le regard médusé du garçon. Qu’y avait-il de si drôle ? En moins d’une journée il venait de rencontrer un monstre qui avait tenté de le manger et un Chasseur de légende venu à sa rescousse. À l’heure actuelle on aurait pu lui dire n’importe quoi qu’il l’aurait cru sans chercher à débattre… Le Erzähler reprit subitement son calme, son éternel sourire ne le lâchant pas pour autant.

- Bien sûr qu’il existe. Les parents n’apprennent donc plus rien à leurs enfants de nos jours ? Tu dois être Tom Wood, si je ne m’abuse.

Le jeune homme hocha péniblement la tête en déglutissant avec force. S’il connaissait son nom, son histoire devait être authentique. Alors tout n’était pas perdu, il pouvait devenir apprenti Erzähler lui aussi. Mais après ce à quoi il venait d’assister, il n’était plus sûr de rien…

- Comment connaissez-vous mon nom ? Finit-il par demander malgré tout, toujours aussi méfiant.

L’étranger releva le bord de son chapeau d’un coup d’index.

- Tes parents m’ont envoyé un pigeon le mois dernier. Enfin ils ont cru le faire. En réalité, c’est ce petit coquin qui les recevait tous. Il se faisait passer pour moi depuis un moment, on dirait. Une chance pour toi que je sois rentré de mon périple à temps.

Tom n’en revenait pas. Ainsi était-il passé à deux doigts de mourir à cause de cet usurpateur, simplement parce que personne n’avait pris le soin de vérifier son identité avant de lui vendre ses enfants ?! Combien étaient morts, dévorés par cette créature ?

- Qu’est-ce que c’est ?

Le Erzähler, toujours accroupi près de la dépouille, agrippa la tête du vieillard aux longs cheveux filandreux. Son visage était déformé par la douleur autant que par cette bouche bien trop large pour être humaine et qui semblait rompre la chair et les articulations d’une manière tout sauf naturelle. Après avoir fourré la gourde sous son manteau, il planta la tête sur le sommet du bourdon et se mit à l’agiter frénétiquement en imitant une voix cassée et roque :

- C’est moi le SchwarzeMann ! Je mange des enfants pour retrouver ma jeunesse ! Crains-moi ou je te dévore !

Tom ne put s’empêcher de pouffer, retrouvant peu à peu son calme face à cet homme bizarre mais avenant. Dans d’autres circonstances, il se serait enfui en courant en voyant quelqu’un profaner ainsi un cadavre pour jouer avec. Quand bien même c’était un monstre, il fallait respecter les dépouilles… Non ?

Ainsi cette créature était le SchwarzeMann, l’Homme Noir. Il connaissait les légendes à son propos, comme tous les enfants du monde certainement. On disait qu’ils aimaient se dissimuler dans les ombres, sous les lits et dans les sous-bois pour capturer leurs proies. Jamais il n’aurait cru qu’ils existaient, et encore moins que l’un d’entre eux se ferait passer pour un Erzähler…

- C’était donc le SchwarzeMann ? Ainsi tout ceci est réel… Ces monstres existent tous, n’est-ce pas ? Nous ne sommes pas à l’abri.

Le Erzähler soupira longuement en laissant le bourdon et son trophée choir dans la poussière. Il jeta une bûche dans le feu mourant, l’attisant d’une pique sur laquelle restaient encore quelques morceaux de lapin trop cuit. Son air se fit plus sérieux, rude, sombre, comme s’il s’apprêtait à aborder des sujets qu’aucun humain n’aimerait connaître.

- Écoute Tom Wood… Les gens comme nous, les Erzählers, sont là pour protéger les gens comme vous de ces créatures. Tu pensais vraiment que les humains étaient les seuls sur cette terre, que tous nos folklores n’étaient que des inventions destinées à effrayer les enfants ? Tout le monde finit par penser ainsi, comme s’ils avaient trop peur de comprendre, d’ouvrir les yeux, de se souvenir… Je les comprends. Parfois moi aussi j’aimerais être insouciant et penser que ce qu’il peut m’arriver de pire c’est une mauvaise moisson… Mais non, Tom Wood. Dans ce monde j’ai vu des choses qui te rendraient fou en un instant, j’ai combattu des créatures pis que tout ce que tes cauchemars t’ont montré. Crains les ombres, Tom Wood. C’est le meilleur conseil que je puis te donner.

Il l’avait écouté bouche bée et pupilles vibrantes de peur. Il aurait préféré qu’il le rassure, qu’il lui mente… Mais s’il était voué lui aussi à chasser les ombres, il valait peut-être mieux qu’il en soit ainsi.

- Quand vais-je commencer ma formation ?

Le Erzähler le fixa un moment avant de secouer la tête.

- Désolé mon garçon, mais je ne cherche pas d’apprenti.

Tom tomba des nues. Il s’était servi de lui comme appât, risquant sa vie pour tuer cette chose, il lui avait ouvert les yeux sur toutes les horreurs de ce monde… Et maintenant il voulait qu’il retourne à sa petite vie tranquille ?! Jamais plus il ne parviendrait à fermer l’œil ! Jamais plus il ne pourrait sortir à la nuit tombée ! Il sentait le pourpre lui monter aux joues.

- Mais… Je suis un septième fils ! Et je vous ai aidé à vaincre ce monstre ! Vous devez accepter, c’est mon destin !

Après avoir fini de fouiller le cadavre, visiblement dépité de ne rien avoir trouvé sur lui, le Erzähler se releva en attrapant le bourdon et son trophée, avant de jeter un regard noir au jeune homme.

- Je ne te dois rien, Tom Wood. Tu n’es qu’un gosse trop peureux pour prendre ta vie en main. Tu ne survivrais même pas à ton Initiation. Je vais te dire une vérité plus sombre encore que l’existence de ces monstres, mon garçon. Les septièmes fils n’ont rien d’exceptionnel. Ce sont juste les derniers d’une trop grande fratrie, ceux qui coûtent à leurs parents plus qu’ils ne leurs rapportent. Vous n’êtes rien de moins que du bétail qu’il faut nourrir et faire grandir et qui jamais ne sera bon à rien. Alors les gens ont commencé à dire que vous étiez « uniques », et que vous aviez un « destin ». Mais ce sont des conneries, Tom Wood. Tu es un garçon comme il en existe des milliers. Et quand tu rentreras chez toi, tu ne verras rien de moins que la déception dans le regard de ta mère. Sans doute aurait-elle préféré que tu meures aujourd’hui et aller acheter un veau au marché. Lui au moins est un investissement rentable.

Il se figea, sentant les larmes monter et ses yeux s’humidifier. Il aurait voulu protester, rager, hurler contre cet homme… Mais au fond de lui, il savait qu’il avait raison. Comme dans toutes les familles nombreuses, le premier né héritait de l’exploitation. Le second devait, selon la loi, rejoindre l’armée. Le troisième servait les ordres, le quatrième serait marié à une fille trop laide pour un seigneur ou un riche marchand… Le cinquième, lui, serait mis en apprentissage chez un boucher, un meunier, ou dans tout corps de métier qui pourrait aider sa famille à prospérer. Le sixième resterait dans l’exploitation comme commis ou garçon d’écuries… Et le septième deviendrait Erzähler, comme si ce travail était moins important encore que de retirer la merde des écuries ou d’éventrer des porcelets…

Il avait raison. Cet homme, si froid et cruel, avait parfaitement raison. Le septième fils n’était qu’un garçon comme un autre, sans destin unique. Simplement un parasite qu’il fallait nourrir et à qui on ne savait que confier comme labeur. Alors servir de pâture à des monstres de légende était tout aussi bien, et semblait rassurer tout le monde. Dans le meilleur des cas, ces créatures n'existaient pas et les Erzählers parcouraient le monde comme des illuminés, des fous qu’on évitait soigneusement. Et s’il y avait la moindre petite chance pour que certaines de ces choses existent alors… Il laissa son regard dériver sur le cadavre du SchwarzeMann. Alors ils servaient de nourriture, protégeant les honnêtes gens par leur sacrifice.

- C’est donc à ça que je suis destiné… Marmonna-t-il entre ses dents serrées. À servir de pitance aux monstres ? Et si je refuse ? Et si je rentre chez moi avec sa tête ? Tout le monde saura !

L’homme le dévisagea un moment, visiblement amusé par ce soudain acte de rébellion, et lui tendit son trophée.

- Vas-y. Prends-la. J’en ai déjà une dizaine des comme ça. Rentre chez toi avec la tête du maître à qui tes parents t’on vendu, et explique à tout le monde que c’était un monstre qui a tenté de te dévorer ! J’ai hâte de voir s’ils vont te brûler vif, t’écarteler ou simplement te pendre.

Tom hésita de nouveau. Il était jeune et sot, et parfaitement conscient d’être dans une impasse. Une fois l’enfance passée, tout le monde réfutait l’existence de ces créatures. Ce qu’ils verraient, c’était un criminel tenter d’échapper à son destin, pas un adolescent ayant tué un monstre… Mais qu’allait-il faire à présent, s’il ne pouvait ni rentrer chez lui ni devenir apprenti Erzähler ?

Se relevant à demi avant de se laisser tomber à genoux dans la boue, il leva un regard implorant vers le Erzähler et joignit les mains.

- Je vous en supplie… Ne me laissez pas ici, seul. Je… Je ne passerai pas la nuit. Ayez un cœur !

Ils s’entreregardèrent un moment. Tom essayait de faire ployer cet homme qu’il imaginait inflexible… Et sembla y parvenir. Le Erzähler soupira longuement en lui jetant le bourdon ainsi que la tête.

- Tu t’occuperas des lessives, du ménage et des repas. Pas d’apprentissage, pas de salaire. Tu peux rester pour l’instant, mais à la première fonte des neiges tu déguerpis. Est-ce bien clair ?

- Limpide, Monsieur !

Tom esquissa un air de dégoût en ramassant la tête de la créature, et se mit en route derrière le Erzähler d’un pas altier et heureux. Peut-être n’était-il pas encore son apprenti, mais avec le temps il n’avait nul doute qu’il lui apprendrait tous ses secrets !

Le sentier s’éloignait de plus en plus des bois, s’élargissant à mesure qu’ils rejoignaient une route pavée. De toute sa jeune existence, Tom n’avait jamais eu l’occasion de voyager plus loin que les abords du village. Il avait bien suivi Timothée, l’un de ses ainés, le jour où il avait pris la route pour rejoindre la capitale afin de s’engager dans l’armée, mais il n’avait osé alors s’engouffrer seul dans ces bois sombres et inquiétants que l’on disait empli de voleurs et de crapules, de monstres et de fantômes…

Il se demandait où il pouvait bien être aujourd’hui, presque neuf ans après son départ. Sans doute était-il devenu lieutenant ou général, après avoir mené ses troupes sur d’innombrables fronts. Il espérait secrètement le retrouver un jour. Peut-être qu’en voyageant avec son Maître il en aurait la chance.

Il accéléra le pas pour ne pas se faire devancer, remontant jusqu’au niveau de l’Erzähler. De face comme de dos, l’homme était impressionnant. Il se déplaçait avec une grâce féline, chacun de ses mouvements étant comme calculé pour éviter tout geste inutile, superflu. Il tenait fermement sa canne-épée sans pour autant s’en servir, comme s’il craignait de la faire heurter le sol ou de l’abîmer. Elle était magnifique, taillée dans un bois sombre et lestée d’une bague d’argent. Son pommeau, d’argent également, semblait représenter une branche sur laquelle montaient plusieurs grenouilles. De loin, on l’aurait facilement prise pour une canne normale ; pourtant quelques heures plus tôt elle avait transpercé et décapité sans le moindre effort une créature monstrueuse.

Son regard dériva sur la tête qu’il portait comme un fardeau. Le contact spongieux et roide lui glaçait le sang et lui inspirait un profond dégoût, qu’il tentait de réprimer comme il le pouvait. Il l’avait vu l’exécuter avec tant de facilité…

- Comment avez-vous fait ?

L’homme se retourna à demi, voyant la mine déconfite du garçon qui ne cessait de fixer son sinistre trophée, et finit par hausser nonchalamment les épaules.

- Les SchwarzeManns ne sont pas les plus puissantes créatures qui hantent ce monde, loin de là. Mais ils sont rusés et malins. Et celui-là tout particulièrement… Je ne m’attendais clairement pas à ce qu’il habite chez moi, qu’il prenne ma place et qu’il s’en serve pour se nourrir.

Tom l’écoutait sans parvenir à se détacher de ce regard éteint pourtant tellement hypnotique. Ses doigts se mirent sans qu’il s’en rende compte à caresser les volutes de ses pommettes, les plies de son front, les arrêtes de son nez… Il ressemblait tellement à un homme, sinon cette énorme bouche hypertrophiée.

- Cela ne répond pourtant pas à ma question, finit-il par marmonner entre ses dents.

Le Erzähler s’arrêta un moment, grattant sa barbe naissante comme s’il réfléchissait profondément à la manière la plus simple, presque enfantine d’aborder les choses.

- Tu connais les règles du jeu « Qui a peur de l’homme noir » ?

Tom hocha doucement la tête. Tout le monde connaissait ce jeu vieux comme le monde. Les parents de ses parents y jouaient quand ils étaient enfants.

- Oui, il faut tracer deux lignes. L’Homme Noir se place entre les deux et les enfants courent de l’une à l’autre en essayant de ne pas se faire attraper.

- Exactement ! C’est un des premiers Erzählers, Ordegale, qui en a créé les règles. Et tu sais pourquoi il a fait ça ?

Le garçon regarda tour à tour son maître et la tête inanimée du cadavre. Un éclair de lucidité sembla le traverser.

- Pour leur expliquer comment s’en protéger…

- Tu es bien plus malin que tu en as l’air, Tom Wood. Enfin, pour un bouseux. Les SchwarzeManns ont une bouche disproportionnée. Quand leur gueule est ouverte, leurs yeux s’étrécissent, ce qui impacte fortement leur vision périphérique. Par contre ils ont un excellent odorat. Pour en prendre un par surprise, il suffit d’attendre qu’une odeur bien plus forte accapare leur attention et de les atteindre par l’arrière ou par les côtés. Et la peur d’un jeune garçon couvert de sa propre pisse masquerait presque n’importe quoi.

Tom passa outre la pique qu’il venait de lui jeter sans la moindre considération, se concentrant sur tout ce qu’il venait de lui expliquer sous-entendait. Ainsi… Tous ces jeux d’enfant, tous ces contes et ces histoires qu’on lui lisait le soir pour l’effrayer avaient comme un fond de vérité ? Était-ce ainsi que les Erzählers transmettaient leur savoir ?

- On est arrivés ! Tonna son maître avant même qu’il ne puisse lui poser la question.

Il leva les yeux sur la… Demeure, si on pouvait l’appeler ainsi. La « maison » était en réalité une tour aux côtés arrondis montant sur plusieurs mètres de haut pour s’achever sur un toit en pointe aux tuiles décaties. De la mousse et du lichen grimpaient le long des murs, tant et si bien qu’on l’aurait facilement prise pour abandonné.

Le Erzähler sortit de son jabot une lourde clef en acier attachée à une cordelette, déverrouillant en une série de plusieurs tours tantôt à gauche, tantôt à droite, la lourde porte de bois ferrée. Tom essayait de se pencher pour retenir la combinaison qui lui paraissait inutilement complexe au vu de la vétusté de la porte et des murs. Sans doute l’habitation était-elle protégée par toutes sortes de sortilèges…

Au bout de longues minutes à exécuter son manège, son maître cracha un juron entre ses dents et donna un grand coup d’épaule. La porte sortit de ses gonds, le verrou explosant sous l’impact.

- Voilà c’est ouvert ! Tonna-t-il fièrement avant de jeter négligemment la poignée et la clef restées dans ses mains.

Tom n’osa rien ajouter de plus, et le suivit à l’intérieur le cœur serré. À quoi pouvait bien ressembler le lieu de vie d’un Erzähler ? Il imaginait toutes sortes de choses, des trophées attachés à chaque mur et des râteliers montant jusqu’au plafond, des armures et des armes aussi puissantes qu’exotiques, des bijoux magiques et des soies précieuses…

Mais une fois de plus, il fut déçu. Il commençait à s’y habituer, à la longue. Au lieu de tout ça, la pièce principale était petite et, comme on pouvait s’y attendre, ronde. Elle ne comportait aucun meuble sinon une table en plein milieu, ronde également et creusée en son centre. Des piles de vieux livres poussiéreux s’entassaient de part et d’autre d’un tabouret étrangement creusé également et qui lui faisaient penser à… des toilettes.

Un escalier en colimaçon inatteignable tant il était haut montait dans les sommets de la tour, entouré d’un nombre incalculable de torches. Des torches… Il y en avait partout. Sur chaque mur, à intervalle régulier, montant jusqu’au plafond hors même de son champ de vision. Par contre, il ne voyait aucune fenêtre ni aucun lit.

Son maître défit son manteau et le jeta dans un coin, de même que son chapeau. Sa canne par contre, il la conservait toujours près de lui. Il alla s’asseoir sur l’unique tabouret et écarta les bras comme pour l’accueillir.

- Bienvenue chez toi, dit-il simplement en souriant. Ce n’est pas ce à quoi tu t’attendais, pas vrai ?

Tom marchait à pas lents et mesurés pour ne pas écraser les ouvrages laissés à l’abandon, tout en détaillant tout ce qui l’entourait. Ce ne devait pas être agréable de vivre ici, pourtant il se sentait étrangement… En sécurité.

- Pas vraiment… Mais en même temps si. Ou plutôt, j’ai l’impression que c’est ce à quoi j’aurais dû m’attendre…

Le Erzähler leva un sourcil amusé tout en croisant les jambes, canne posée en équilibre sur ses genoux.

- Et pourquoi donc ?

- Eh bien… La lumière est partout, et il n’y a pas de recoin. Pas même de coins, à vrai dire. Aucun endroit où les ombres peuvent se tapir, aucun endroit où se cacher… Pas même sous la table ou sous le siège, grâce à ces trous. Il n’y a pas non plus de fenêtre. Au final c’est… Malin. Ici, j’ai l’impression de ne rien avoir à craindre, et surtout pas les ombres…

Le sourire narquois de son interlocuteur s’élargit, et son regard lui glaça le sang.

- Tu es vraiment un jeune homme remarquable, Tom Wood. Pour un bouseux, cela s’entend. Je vais te confier un petit secret pour te récompenser d’être aussi perspicace : tous les Erzählers ont peur du noir. En fait, tous les gens censés ont peur du noir. Certains prétendent que sans lumière l’ombre n’existe pas, c’est faux. L’ombre existe, avec ou sans lumière. Elle est toujours là, quelque part, insidieuse et cruelle, prête à bondir et à frapper… Crains la nuit, crains les ombres, et peut-être auras-tu une maigre chance de voir une nouvelle aurore se lever.

Tom déglutit péniblement tant il avait prononcé cette dernière phrase d’un air grave et profond, comme s’il s’agissait d’une maxime qu’il se répétait sans cesse. Il choisit de ne pas approfondir le sujet, du moins pour l’instant, pour se concentrer sur des choses plus actuelles… Comme par exemple s’éloigner de ce morceau de cadavre qu’il tenait toujours.

- Que dois-je faire de ça ?

Le Erzähler se leva d’un bond, attrapant au vol sa canne avec une dextérité inouïe, et vint le débarrasser de son fardeau. Il regarda un long moment le bourdon, avant de tonner avec beaucoup trop d’enthousiasme :

- Ça, tu peux le garder ! On aura qu’à dire que c’est pour tes futures salaires ! Manquerait plus qu’on m’accuse d’esclavage…

Tom fixa le bâton de marche. C’était du bel ouvrage, à n’en point douter… En quoi pouvait-il bien être fait ? Cela ressemblait à du fer, mais aussi noir qu’une nuit sans lune. Il retint un sourire, heureux de songer qu’il tenait sans doute là sa première arme de futur Erzähler.

- Merci Maître, j’en prendrai soin.

- Oui, oui… Maintenant va. Occupe-toi… Comme le font les enfants de ton âge, tu veux ? J’ai à faire.

Il se rendit dans un arc de la salle circulaire, agissant comme si Tom n’était déjà plus présent, et déblaya une pile de livres recouvrant une large trappe. Avec d’infinies précautions, il dégaina la lame de sa canne-épée et l’enfonça entre deux lattes sans trembler. Un déclic sonore retentit, comme si un verrou venait de se libérer… Puis un cri, un rugissement bestial et sépulcral, emplit l’atmosphère. Le hurlement s’amplifia de plus en plus, à tel point que Tom dut lâcher le bourdon pour se plaquer les mains sur les oreilles. Son maître souleva promptement la trappe avant d’y jeter la tête puis de la refermer dans un seul et même geste, avec une vélocité telle qu’on l’aurait cru poursuivi par une meute de loups. Il se jeta ensuite de tout son poids sur la trappe tandis qu’elle vibrait sous des coups répétés d’une violence prodigieuse, faisant trembler jusqu’aux fondations de la tour.

Interdit, Tom observait la scène sans parvenir à bouger. Pourtant tout son corps tremblait, de même que les murs et les flammes des torches qui vacillaient de plus en plus… Puis le calme revint brutalement, aussi soudainement qu’il était parti. Le Erzähler haletait, son front couvert de sueur glacée, tandis qu’il retirait sa canne-épée pour la ranger.

Il se laissa choir sur le sol, s’épongeant avec la dentelle de son jabot, et sembla subitement se rendre compte que Tom toujours l’observait.

- Ne t’avais-je pas dit de partir ?! S’emporta-t-il en se relevant.

Tom ne pouvait parler, bouger, penser même… Il était tétanisé par ce qu’il venait de voir, par ce qui venait de se produire. Il avait le sentiment que la bouche de l’enfer était ici, juste sous ses pieds, seulement séparée du monde des hommes par… Cette vulgaire trappe de bois. La tête recommença à lui tourner, de plus en plus, et son teint se fit livide.

Il reprit conscience, une vive douleur sur la joue. Est-ce qu’il venait de se faire gifler ? Vraiment ? Son maître se tenait là, face à lui, lui tendant une flasque qu’il reconnut aussitôt. Celle du SchwarzeMann.

- Qu’est-ce que c’est… ?

- Du schnaps. Bois, je pense que tu en as besoin.

Tom attrapa la flasque et la vida cul-sec sans même prendre le temps de respirer. Il la lui rendit sans le lâcher du regard.

- Non je voulais dire…

- Je sais ce que tu voulais dire, le coupa son maître, mais il y a des choses que tu n’as pas besoin de savoir. Tu es un domestique ici, rien d’autre. Est-ce bien clair ?

- Limpide, Monsieur… marmonna-t-il entre ses dents.

- Et arrête de m’appeler « Monsieur » ou « Maître ». J’ai un nom, tu sais.

- Vous ne me l’avez toujours pas dit.

Il se redressa de toute sa hauteur, bombant le torse et rejetant les épaules en arrière, comme si le simple fait de le prononcer était une fierté.

- Je m’appelle Alaric. Alaric Dorn. Le dernier Erzähler.

Trois semaines s’étaient écoulées déjà depuis que Tom était venu vivre aux crochets d’Alaric Dorn, le dernier Erzähler, et sa vie était tout sauf enviable. Son maître avait été strict sur l’ensemble de ses tâches ménagères et de son morne quotidien : chaque jour, il devait se lever à l’aube et préparer le repas à l’aide d’un âtre de pierre étrangement situé à l’extérieur. Alaric était un amateur de « café », une boisson stimulante d’une couleur presque fécale et au gout infâme. Il tenait à ce qu’elle soit préparée dès son levé, et qu’aucun grain ne se perde. Visiblement, ils coûtaient une véritable fortune. S’il avait le malheur d’en gâcher ne serait-ce qu’un peu, il se faisait rosser à coups de canne jusqu’à ce que le sang perle sur son dos. Ensuite venaient les corvées : le ménage, la lessive… Tout devait être parfait. Son maître était un homme méticuleux, trop même selon la première appréciation qu’il avait pu se faire de la Tour… Comme s’il cherchait à lui occuper le corps et l’esprit pour ne pas qu’il fouille trop dans ses affaires.

Pourtant jamais Alaric ne repassait derrière lui, jamais il ne le surveillait ni ne l’épiait. Soit il lui faisait une confiance aveugle, soit il s’en fichait éperdument… Et au vu du caractère somme toute irascible et associable de l’homme, Tom optait volontiers pour la seconde option. Avec les jours passants, il s’était fait de plus en plus distant, fermé même… Certains jours, il ne lui adressait pas même la parole pour le saluer, se contentant de l’ignorer comme s’il n’existait pas. À d’autres moments, il le rabrouait et s’amusait à le rabaisser plus bas que terre, lui rappelant combien sa vie ne valait rien et que sa seule existence était un échec, une insulte.

Mais Tom tenait bon. Comme lorsqu’il cherchait à échapper à ce destin, il résistait. Il voulait lui prouver qu’il pouvait devenir un Erzähler, un excellent même… Sans doute même meilleur que lui ! Et s’il refusait de lui apprendre, eh bien il se chargerait seul de sa propre éducation !

Et chaque après-midi, il accomplissait sa dernière tâche : s’assurer que chacune des neuf-cent-soixante-dix-huit torches de la tour soit allumée et intacte, prête à passer une nuit de plus. Il se demandait à chaque fois ce qui pourrait bien se passer si par malheur une seule s’éteignait. Sans doute rien, mais il avait bien trop peur pour oser essayer.

Surtout après ce qu’il avait vu le jour où il était arrivé. Alaric avait refusé d’en reparler, comme si cet incident était clos et voué à ne jamais plus se reproduire. Pourtant cela ne le rassurait guère, tout au contraire. Chaque nuit, il montait par une échelle à l’escalier de colimaçon, la retirant après son passage. Chaque nuit, il escaladait ces interminables marches jusqu’à une plate-forme située sous les combles. C’est là qu’ils dormaient, à près de dix mètres du sol, sur un espace minuscule où ils peinaient à ne pas se toucher, au-dessus du vide qui semblait les happer. Et chaque nuit, Alaric dormait d’un seul œil tandis que Tom s’effondrait durant quelques minutes, rapidement réveillé par des cauchemars que son inconscient préférait lui faire oublier promptement. Depuis toutes ces semaines, il n’avait pas passé une seule vraie nuit, ni connu un seul instant pour reposer ses yeux de l’intensité de la lumière ambiante. Tout était tellement lumineux, tellement chaud… Ses rétines le brûlaient de plus en plus, et les migraines succédaient aux migraines.

La première nuit, il fut surpris de voir son maître dormir les yeux grands ouverts, le réveillant en croyant qu’il était mort. Celui-ci lui avait expliqué que lorsqu’il fermait les yeux, il créait une ombre intérieure, une zone de confinement pour les ténèbres qui s’installaient en eux et les parasitaient. Alors il ne les fermait jamais plus, à aucun moment…

Cette réponse le perturba plus qu’autre chose, aussi préféra-t-il ne pas insister sur toutes les singularités de son maître. L’une d’elles pourtant lui brûlait les lèvres, car depuis le début quelque chose en lui le dérangeait plus que tout : il n’avait pas d’ombre.

Alaric était fou, paranoïaque et dangereux. Mais sans doute était-ce pour ces raisons et pour celles-ci uniquement qu’il était toujours en vie. Une chose était certaine : s’il continuait à ne pas dormir et à vivre dans une telle lumière, au-dessus de cette… Chose qui vivait dans le sous-sol, alors nul doute que lui aussi sombrerait rapidement dans la psychose.

Tom servit un bol à son maître et sonna une cloche pour le réveiller et lui signifier que son petit-déjeuner était prêt. Il descendit promptement, habillé et sens en alertes comme à son habitude. Alaric semblait toujours altier et prêt au combat, comme s’il ne connaissait pas la fatigue. Il s’assit sur une souche d’arbre détrempé et attrapa le bol.

- Merci, Tom Wood. Tu es un bon garçon.

Il se servit une tasse également et but en silence, se demandant quelle mouche pouvait bien avoir piqué son maître pour qu’il s’adresse à lui sans l’insulter ou l'injurier. La boisson était, comme toujours, bien trop forte et amère, mais il y avait pris goût. Plus que cela, elle redonnait irrémédiablement un coup de fouet, comme si elle s’insinuait dans chacun de ses muscles pour décupler son courage et son endurance. Après un seul bol, toute trace de fatigue l’avait quitté.

Sans doute était-ce pour cela que son maître en buvait autant.

- Il est bon… Continua Alaric. Tu es doué pour préparer le café.

Tom arrêta le bol avant qu’il n’atteigne ses lèvres, jetant un regard torve à son maître. Que pouvait-il bien lui arriver ? En presque trois semaines, jamais il n’avait complimenté sa préparation, la jugeant à chaque fois trop forte, trop légère, trop chaude, trop froide. Une fois, il lui avait même jeté au visage en la qualifiant de « jus de chaussette » avant de le battre pour l’avoir gâché… Il ne savait dire pourquoi, mais ce brusque changement d’attitude l’inquiétait.

- Qu’est-ce qu’il vous arrive ?

- Hum ? Oh rien, vraiment…

Le regard perdu dans le vague, Alaric agitait son bol d’un geste presque mécanique. Il semblait perdu dans ses pensées. Quelques gouttes se renversèrent sur le sol sans que cela ne le fasse réagir. Tom lui, se leva brusquement.

- Bon là vous me faites peur, plus encore que cette… Chose qui hante le sous-sol ! Qu’est-ce qui vous arrive à la fin ?

Son maître leva un regard vide vers lui, le toisant de la tête aux pieds comme s’il le voyait pour la première fois.

- Tu veux toujours devenir un Erzähler ?

L’échine de Tom fut parcourue d’une décharge électrique, remontant jusque dans sa nuque et hérissant ses cheveux. Que venait-il de dire ? Est-ce qu’il voulait vraiment lui proposer de devenir son apprenti ? Enfin ?! Il acquiesça doucement, préférant ne pas parler de peur que son excitation ne le fasse crier de joie.

- Oh bien… Continua Alaric. Je vois. C’est pour cette raison que tu te lèves une ou deux heures avant moi chaque matin pour lire mes livres ; pour cette raison que tu as ouvert sans ma permission la remise pour polir les épées et huiler les arbalètes ; pour cette raison que chaque jour tu t’éloignes à l’abri des regards pour faire tournoyer ton bourdon comme si c’était une lance.

Tom blêmit à mesure que son maître énumérait toutes ces petites habitudes qu’il avait pris avec bien trop d’assurance, certain d’être suffisamment prudent pour qu’il ne remarque rien. Comment faisait-il ?! Comment savait-il ?! Il s’attendait au pire, à se faire chasser de la Tour ou assassiner ici. Personne ne venait jamais, et personne ne savait qu’il habitait là… Il recula doucement, son pied heurtant la branche sur laquelle il était assis plus tôt, le faisant vaciller. Froc couvert de boue, il remonta son avant-bras écorché devant son visage comme pour se protéger de la sentence à venir.

- Pardonnez-moi, maître ! Je ne voulais pas vous manquer de respect, je vous assure…

Alaric se releva à son tour, faisant tournoyer sa canne autour de ses doigts avant d’attraper le pommeau dans un claquement sourd. Il le domina de toute sa hauteur. Son regard était à nouveau dur, froid et implacable.

- Tu voulais devenir un Erzähler. Eh bien soit, Tom Wood. Tu as gagné.

Au lieu de le rosser, il lui tendit la main pour l’aider à se relever. Le cœur de Tom sembla s’arrêter un instant, ne sachant s’il devait jubiler ou au contraire pleurer. Il accepta silencieusement l’aide, se remettant droit sur ses pieds avant d’essuyer la boue qui le maculait. Il tenta bien d’ouvrir la bouche, mais rien ne vint. Pas même un « merci ». Tout ceci était trop brusque, presque irréel.

Alaric reprit sa place, se contentant de finir son bol de café sans lui prêter la moindre attention de plus. Tom l’imita. Les deux hommes, assis face à face, déjeunèrent dans une ambiance morne et silencieuse, tous deux perdus dans leurs pensées.

Après une interminable attente, Alaric fixa le jeune homme, mains en cloche.

- Sais-tu ce qu’est exactement un Erzähler, Tom Wood ?

Il avait lu bien des livres depuis son arrivée, ou du moins des bribes de nombre d’entre eux. Certains avaient des mots si longs et complexes que le simple fait de les prononcer lui donnait mal au crâne. Pourtant il n’avait rien découvert de plus que ce qu’il savait déjà.

- Ce sont des chasseurs de monstres, répondit-il avec assurance.

Alaric hocha la tête, visiblement dépité. Il se releva, portant son regard sur le soleil montant lentement sur l’horizon azuré.

- L’homme… L’homme a toujours cru être au sommet de la chaîne alimentaire, mais c’est faux. L’homme est simplement trop stupide pour se souvenir que nombreux sont ses prédateurs. Il n’est qu’un maillon de cette lourde chaîne, faible et pathétique. Nous sommes la mémoire de l’homme, sa conscience et son garde-fou. Un Erzähler est un Conteur, un Narrateur. Nous lisons, nous apprenons, nous écrivons. Mais plus important que tout, nous nous souvenons. Il y a cent ans à peine, nous étions des milliers. Les gens nous respectaient et nous écoutaient. Tous se réunissaient le soir venu devant l’âtre de nos Tours, à cet endroit même où nous nous tenons aujourd’hui, écoutant nos mises en garde et nos conseils, apprenant comment se protéger de ces monstres, respectueux à l’idée que nous ayons acquis ce savoir au péril de notre vie… Puis les hommes ont cessé de croire, ont déserté nos âtres pour mieux se parquer comme du bétail dans des églises. Et de Conteurs nous sommes devenus Bardes, Scaldes, Chanteurs… Notre mission jamais ne devait s’arrêter. Nous nous sommes adaptés. Nous continuions à les avertir grâce à nos comptines, à nos ballades et à nos jeux. Mais les hommes ont cessé de nous écouter, certains qu’ils étaient en paix, libres et protégés de ces « histoires » et de ces « légendes » païennes grâce à de faux Dieux. Alors les Ombres ont grandi, et nous nous sommes de nouveau adaptés. Nous avons pris les armes. Nous avons sacrifié notre chair et notre sang, notre âme et notre esprit. Et encore le monde des hommes tient bon, Tom Wood. Bien que je sois le dernier. Et les Ombres me traquent, cherchant à m’abattre pour enfin être libres. Je suis le dernier reliquat d’une époque révolu. Et le jour où mon cœur cessera de battre scellera le destin du monde des hommes.

Tom avait écouté son maître avec déférence, sentant les larmes monter au vibrato de sa voix presque éteinte. Raconter cela semblait l’avoir profondément marqué, comme s’il exhumait d’antiques et sombres souvenirs, comme s’il avait vécu chacune des périodes qu’il racontait. Il se leva et le rejoignit, attisant le feu dans l’âtre d’une bûche encore sèche.

- Nous referons venir les hommes ici, maître. Ensemble. Je serai un élève digne, je vous en fais le serment. Et ensemble, nous traquerons les Ombres. Vous n’êtes plus seul désormais.

Alaric le regarda en coin, un air désabusé profondément ancré sur son visage. Pour une fois, son sourire s’était figé pour laisser place à une moue désapprobatrice.

- Tu n’es pas un Erzähler, Tom Wood. Je te l’ai dit lors de notre première rencontre : tu ne survivras pas à ton Initiation. Abandonne maintenant. Renonce, et peut-être auras-tu encore une chance de voir une nouvelle aube poindre.

Le jeune homme hocha la tête, l’air serein et confiant. Il savait à présent que son maître disait cela pour le dissuader de suivre cette voie périlleuse et solitaire. Il comprenait désormais que le destin d’un Erzähler n’était pas fait de plaisir et de richesses, mais d’un combat esseulé qu’il n’avait que peu de chance de gagner. Cela ne le découragerait pas. Il sentait au plus profond de lui qu’il était fait pour cette vie, pour cet avenir. Qu’importaient les sacrifices, qu’importaient les dangers ; il se dresserait comme un rempart contre les Ombres et les vaincrait toutes. Il sauverait l’humanité entière, quand bien même jamais aucun ne devait le remercier. Il plongea ses yeux verts dans ceux de son maître avec une profonde détermination.

- Je suis prêt. Je ne crains pas la mort. Je vous prouverai que je suis à la hauteur.

Sans un regard de plus pour son jeune élève, Alaric s’engouffra dans la Tour pour récupérer son manteau et son tricorne et se mit en route dans la fraîcheur de l’automne naissant.

La route ne fut guère longue, et pourtant un lourd silence planait sur les deux hommes. Tom marchait quelques pas derrière son mentor, qui s’obstinait à refuser tout semblant de conversation. Il avait pourtant essayé de le rassurer, de lui rappeler combien il avait été fort face au SchwarzeMann, et courageux quand il avait dû porter sa tête sur bien des lieux. Il avait pourtant insisté sur le fait qu’il était toujours ici à ses côtés malgré tout ce qu’il lui avait dit et montré, malgré cette chose qui sommeillait dans les profondeurs de la Tour. Mais rien de ce qu’il disait ne parvint à lui arracher le moindre mot. Alaric était muet, comme un sépulcre.

Alors il avait fait de même, se murant dans un silence pesant, se perdant dans ses pensées et se remémorant tout ce qu’il avait appris dans les livres, les manuels et les grimoires. À chaque pas, il plantait fermement le bourdon dans la terre meuble comme pour tester sa résistance et son tranchant. Cette arme, ce souvenir du premier monstre qu’il avait côtoyé, était une relique pour lui. Il était parvenu à déterminer à l’aide d’un almanach qu’il était constitué d’Onyx, une variété d’agate que l’on trouvait essentiellement dans de lointains pays d’Orient. La lame, elle, était en argent, comme la canne-épée d’Alaric. Sans doute ce minerai avait-il des propriétés contre le Mal, comme dans les légendes. Oui, c’était logique.

Alaric s’arrêta brutalement sur une colline. Le soleil était haut, bien que midi fût passé depuis quelques heures déjà. Au loin commençait à se dessiner dans une vallée moribonde entourée d’arbres morts et à la terre infertile l’ombre d’un grand château en ruine. Il était immense, impétueux et terrifiant, nimbé d’une nuit éternelle qui semblait consumer tout ce qui se trouvait alentour. Il semblait scellé, le lourd pont-levis remonté et les douves pleines d’une eau verdâtre menaçant quiconque osait le regarder.

- Voilà ton épreuve, Tom Wood. Tu vas passer trois jours et trois nuits dans ce château. Au matin du quatrième, je t’ouvrirai et te laisserai devenir mon apprenti… Si tant est que tu sois toujours de ce monde.

Le jeune homme déglutit péniblement tant il commençait à sentir la peur s’insinuer en lui avec force. Trois nuits… Ce n’était pas si long. Et ce n’était qu’un vieux château abandonné, il n’y avait rien à craindre. À nouveau, son mentor devait le menacer pour le dissuader… Jamais il ne risquerait sa vie. Reprenant son souffle, sûr de lui, il lui adressa un large sourire forcé.

- Très bien, je le ferai.

Alors qu’il s’apprêtait à se mettre en route, le Erzähler l’arrêta.

- Attends, jeune sot ! Ne veux-tu donc pas savoir ce qui t’attend, ou comment t’y préparer ?

Tom hocha la tête.

- Pas la peine. J’ai lu vos livres et connais mes classiques. Je sais que je m’en sortirai.

- Soit… Répondit Alaric en soupirant. Comme le veut la coutume, je t’autorise à me demander trois choses que tu pourras emporter avec toi. Mais aucune d’elles ne saurait être animée.

Tom réfléchit un moment à ce qui pourrait le plus lui servir durant son initiation. Trois choses… C’était bien peu. Il devait penser à l’essentiel, à ce qui lui servirait à coup sûr. Tapant son poing dans sa paume, il déclara :

- Je veux de l’amadou, une corde et mon bourdon.

Alaric sourit malgré lui en comprenant ce qu’il comptait véritablement faire de ces objets. Le bâton pour se défendre, l’amadou pour allumer un feu et chasser les ombres, et la corde pour s’abriter en hauteur comme il le faisait dans sa tour.

- Tu es vraiment malin pour un bouseux, Tom Wood. Mais cela ne suffira pas. Soit, tu auras ce que tu demandes, mais ne sois pas trop confiant. Fuis tant que tu le peux, voilà mon ultime conseil. Tu ne survivras pas à cette épreuve. Personne n’y survit jamais.

Ainsi il y en avait eu d’autres avant lui ? Combien ? Sans doute était-ce pour cela qu’Alaric était si défiant à l’idée de prendre un nouvel apprenti… Vivre avec le poids de ses échecs, avec le sang d’innocents sur les mains, devait être un fardeau bien lourd à porter.

Il préféra ne pas insister tandis que son maître lui jetait un sac avec tout ce qu’il avait demandé, comme s’il l’avait préparé à l’avance en étant certain de ses réponses. Quelque part, cela le fit frissonner. Était-il vraiment si prévisible, ou Alaric avait-il envisagé dès le début de lui donner ce nécessaire ?

Sans un mot de plus, l’air confiant et ragaillardi, il se mit en route vers le château abandonné. Le pont se baissa à son approche, comme s’il attendait sa venue. L’angoisse monta à mesure qu’il s’engouffrait dans les ombres opaques, se muant peu à peu en peur quand il aperçut les contrepoids s’activer seuls et la herse se baisser. Sur la colline déjà lointaine, la silhouette d’Alaric Dorn disparaissait…

L’aube se levait à peine lorsque le Erzähler solitaire revint devant le lourd pont du château en ruines. Tout était si calme, paisible… Comme si les ombres l’attiraient en lui promettant un repos qu’elles seules pouvaient apporter. Il avança, et comme pour Tom auparavant, le pont-levis s’abaissa et la herse se leva. Il n’était pas venu ici depuis sept mois. Depuis qu’il avait pris pitié pour un autre jeune sot, un septième fils d’un septième fils au potentiel incroyable. Il aurait fait un Conteur d’exception, et un chasseur de talent… Mais personne jamais ne revenait vivant de l’Initiation. Personne.

Tenant fermement sa canne à deux mains, il avança. L’odeur qui régnait était pestilentielle, comme si la mort elle-même y avait élu domicile. Les murs de briques étaient effondrés et couverts de lierre noirâtre. Même l’herbe haute qui dansait dans la cour intérieure semblait gorgée de sang, prenant une teinte rosâtre vomitive.

Toujours sur ses gardes, il chercha du coin de l’œil le cadavre du jeune homme ou des traces de sa fuite. Une corde pendait lamentablement d’une plate-forme qui devait autrefois être une chambre dont la moitié des murs et du plafond s’était effondrée depuis des lustres. Elle était couverte de sang.

Il continua son exploration en passant par une lourde porte de bois détrempé et sortie de ses gonds. À l’intérieur, ce devait être une ancienne salle de bal autrefois somptueuse. Le sol en damier noir et blanc était brisé et des ronces l’envahissaient de toutes parts. L’antique lustre en cristal s’était écrasé, répandant une pluie tranchante alentour.

Dans un coin, un feu de camp brûlait encore. Le jeune homme était assis là, à même le sol, réchauffant ses mains pâles à la flamme du brasier mourant. Lentement, Alaric s’en approcha, ses bottes crissant volontairement sur les débris pour attirer son attention. Il releva la tête, lui adressant un sourire éteint sous une mine défaite. Ses cernes énormes laissaient à penser qu’il n’avait pas fermé l’œil depuis trois jours.

- Tom ? S’enquit-il sans s’approcher davantage.

- Oh, vous êtes venu. Asseyez-vous, il fait tellement froid ici…

Alaric n’en fit rien, frappant le pommeau de la canne contre sa main gantée.

- Comment était ton initiation ?

- Longue… Soupira Tom en se forçant à élargir son sourire.

- Raconte-moi ce que tu as traversé je te prie.

Tom remua en serrant un peu plus le manche du bourdon qu’il enlaçait comme un ami intime, cherchant par où commencer son récit.

- La première nuit… Ce furent les chats. Deux immenses chats noirs qui vinrent se réchauffer près de mon feu en ronronnant. Alors que je me calmais, ils m’ont proposé de jouer aux cartes. Vous vous rendez compte ? Des chats qui parlent et qui jouent à la belotte…

- Et tu as accepté.

- Avais-je le choix ? Tonna Tom en se balançant d’avant en arrière. J’ai perdu et ils… Leurs griffes…

Les lueurs des flammes reflétaient par à-coups son visage meurtri et lacéré. Son œil gauche était fermé, lézardé d’une large balafre cendrée et tuméfiée. Alaric pesta.

- Tu les as laissés dévorer ton œil jeune sot…

- Mais j’ai tenu bon, vous savez ! J’ai planté le premier et brisé la nuque du second avec mon bourdon alors qu’il se repaissait de mon œil… J’ai été courageux, maître. Très courageux. Je ne pensais pas y arriver, mais les flammes m’ont aidé, elles m’ont aidé…

Alaric se mordit la lèvre en comprenant qu’il avait réussi à cautériser sa plaie pour éviter l’hémorragie. Oui ce jeune était fort, bien plus qu’il ne l’aurait cru. Personne n’aurait dû survivre à cela, pourtant ses hématomes et ses blessures lui prouvaient le contraire.

- Pourquoi ne t’es-tu pas enfui ?

Son unique œil vibrant sous la folie autant que la peur ne cessait de fureter de part et d’autre de la pièce, comme s’il guettait le moindre bruissement de feuille avec une terreur sourde.

- Je ne pouvais pas. Il ne fallait pas. Je devais être digne de vous, maître. Je devais être digne… Alors je suis resté, et tout le jour j’ai dormi. L’eau avait un gout infâme, tout comme la chair de ces chats. Et la seconde nuit, je me suis réfugié dans le plus haut sommet, comme vous me l’avez appris. Dans la cour, je voyais les ombres et les enfers se répandre. Le sol se craquelait, comme le ventre d’une mère qui se déchire, pour laisser sortir des engeances innommables… Ils rampaient, les muscles à vif, déversant des brandons de feu tout en gémissant et en hurlant. Leurs cris résonnent encore en moi, maître… Ils résonnent dans ma tête.

Alaric regarda le jeune homme se frapper le crâne encore et encore, avec de plus en plus de force, contre l’onyx de son bourdon. Il ne savait que répondre, car il était parfaitement conscient de ce à quoi il avait assisté alors. Tom s’arrêta net, balbutiant plus qu’il ne parlait.

- Ils les ont attrapés, oui ils ne pouvaient pas fuir. Ce n’étaient plus des enfants, ce n’étaient plus des apprentis… Non… C’étaient des cadavres, oui des cadavres… Mais dans leurs yeux je voyais que leurs âmes étaient toujours piégées là, à jamais. Et ces choses les ont pris, les ont pénétrés inlassablement tout en les dévorant. Je voyais les larmes couler le long de leurs joues putréfiées, je sentais leur douleur et leurs tourments… C’était insupportable, insupportable… Je crois que c’est là que j’ai crié. Je crois que c’est là qu’ils m’ont vu. Ils les ont laissés là, gisant dans la boue et les flammes, le feu léchant leurs corps décomposés avec une odeur nauséabonde… Mais j’avais oublié la corde, maître ; j’avais oublié la corde… Ils ont commencé à y grimper.

L’Erzähler le regardait désormais avec pitié. Jamais il n’aurait dû avoir être stupide au point d’oublier un détail si important, quand bien même il n’était pas préparé à ce qui l’attendait. Il aurait dû la remonter, il aurait dû se cacher.

- Tu es un idiot, Tom Wood. Pourquoi n’as-tu pas fui ?

Le jeune homme se balançait toujours d’avant en arrière, enlaçant ses jambes et le bourdon tout en pleurant à chaudes larmes.

- J’ai paniqué. J’ai sauté. J’ai senti ma cheville se briser et l’os se rompre. Ils rampaient après moi, me poursuivant en hurlant comme des damnés. Ils me voulaient, moi et personne d’autre. Ils voulaient me violer, me dévorer… Et les âmes des autres garçons, qui ne devaient pas avoir plus de quatorze ans, me maudissaient de m’enfuir. Eux aussi voulaient me voir souffrir, partager leurs tourments et leurs supplices. Je courais comme je le pouvais, pour ma vie. Je suis désolé maître, j’ai été faible et lâche… J’ai couru à travers les dédales jusqu’au point du jour. Je suis tombé de sommeil dans une des chambres, à la chaleur d’un feu vif qui brûlait dans l’âtre. À nouveau j’ai dormi tout le jour.

Lentement, le cœur lourd et les poings serrés, Alaric attrapa le pommeau de sa canne. Le sommeil n’était pas un repos pour les gens comme eux, surtout s’ils ne connaissaient que les horreurs de la nuit. Il serra les dents en attendant la suite de son récit. La troisième et dernière nuit était la pire. Personne n’en ressortait en vie. Personne.

- Je me suis réveillé à cause de la pluie, du moins le croyais-je. Des gouttes tombaient du plafond, heurtant mon crâne en mesures régulières. Mais ce n’était pas de l’eau… C’était du sang. Le sang d’un homme tranché en deux par le milieu, attaché au plafond. Sa demi-bouche lestée de crocs claquait en ma direction avec envie. Et le feu s’est éteint, il s’est éteint… L’odeur de la chair brûlée est semblable à celle du cochon que l’on fait frire, vous savez. Des moitiés d’hommes tombaient dans l’âtre, les uns après les autres, tentant lamentablement de se relever. Leurs corps étaient désarticulés, horribles et monstrueux, portant les stigmates de supplices abominables. Et ma cheville toujours me faisait souffrir, puant désormais comme un morceau de viande qu’on aurait oublié trop longtemps au soleil. Pourtant j’ai réussi à courir maître, malgré la douleur et la nausée, j’ai couru. Je suis monté par un escalier, me retrouvant piégé dans une grande salle aux murs de soufre. La porte s’était refermée derrière moi. Au centre de l’endroit se tenait six hommes immenses portant des capes, dissimulant leur peau et leur visage. Ils maintenaient un cercueil, un cercueil… Je savais que je ne pouvais plus fuir, que je ne pouvais plus me cacher. Alors j’ai trouvé en moi le courage, la témérité, la folie de m’approcher. Et j’ai poussé le couvercle. Et j’y ai vu mon reflet. Le jeune homme qui gisait là, le visage aussi livide que la mort elle-même, roide comme rondin de bois, était le mien, c’était le mien… Il s’est jeté sur moi, ses doigts glacials serrant ma gorge. Je sentais mon souffle se couper, mes veines saillir le long de mes tempes et de mon cou. J’avais froid, si froid… Comme j’ai froid à présent.

Alaric posa le pied de sa canne-épée sur le sol pour la première fois depuis fort longtemps, les deux mains serrant le pommeau. La colère et la tristesse l’emplissaient.

- Pourquoi n’as-tu pas fui, Tom Wood ? C’est là que tu es mort, n’est-ce pas ?

Tom releva vers lui un visage empli de désespoir.

- Je suis désolé maître. J’ai été faible… J’ai froid, j’ai si froid…

Et le Erzähler se retourna, marchant en évitant les débris. Tom n’était plus qu’une âme en peine, à jamais piégée de cette sombre forteresse. Il ne pouvait plus rien pour lui désormais. Comme tous ceux qui l’avaient précédé, il resterait piégé ici à jamais, souffrant nuit après nuit les pires tourments que les ombres choisiraient de lui infliger. Il était seul, comme il l’avait toujours été. Si seulement il avait écouté ses mises en garde, si seulement il avait été assez malin pour survivre…

- Maître…

Alaric s’arrêta, écoutant la dernière volonté de celui qui ne serait jamais son apprenti. Il savait ce qu’il allait lui demander. C’est ce qu’ils demandaient tous.

- Comment avez-vous fait ? Comment avez-vous survécu ?

Il rabaissa le tricorne sur son visage, fixant le sol comme il l’avait fait jadis.

- J’ai fui. Dès la seconde nuit. J’ai été assez fort pour comprendre que le courage naissait de la peur. J’en ai fait mon alliée la plus puissante, et j’ai accepté ma faiblesse. Je te l’ai pourtant dit, feu Tom Wood : les humains ne sont qu’un maillon de cette chaîne, faibles et pitoyables. Nous ne sommes pas de taille face aux ombres.

Il le laissa là, poursuivant sa route à travers la cour jusqu’à la herse toujours close. Les hommes n’apprendront jamais. Les hommes toujours seront certains d’être les vrais maître de cette terre, et n’accepteraient pas de n’être que de pitoyables petites choses trop frêles pour survivre. Il était le dernier des Erzählers parce qu’il craignait la mort et les ombres, parce que l’inconnu le tétanisait. Parce qu’il savait ce corps fragile et ce cœur trop fébrile.

Il resta là longtemps, attendant que la herse s’ouvre. Le soleil commença lentement à décliner sur l’horizon, emplissant le château d’ombres infâmes. Pourtant cette fois il n’avait pas peur. Il savait ce qui l’attendait. Il savait qui l’attendait.

Un vieil homme sortit d’un contrefort, vêtu de guenilles et à la longue barbe aussi blanche que la lune. Lui continuait de fixer le sol.

- Ainsi tu m’as amené un nouvel esclave, Erzähler. N’aie crainte, tant que tu continueras à me fournir assez de peur pour me repaître, je tiendrai mon serment et laisserai ces terres en paix. Nous nous reverrons dans sept mois.

Et la herse se leva doucement tandis que l’homme le dépassait pour mieux entrer dans la grande salle. Il avait scellé ce pacte bien des années auparavant, lorsqu’il avait compris que nul en ce monde ne serait assez fort pour vaincre ce Roi Fou. Trois nuits. Il suffisait qu’un septième fils parvienne à survivre durant trois nuits pour qu’il accepte de retourner dans les ombres à jamais. Mais personne ne survit à l’Initiation.

Il poursuivit sa route dans les ombres naissantes, sa longue traversée baignée dans un odieux crépuscule, le bruit de ses bottes entravé par les hurlements stridents de celui qui un jour fut Tom Wood.


Texte publié par Farrel Grimwood, 12 juin 2018 à 13h47
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