Amalia marcha jusqu’au centre d’un hall d’entrée plus large qu’une cathédrale, seul point de comparaison qui lui vint à l’esprit. L’immensité de la pièce lui colla un frisson, plus que la fraîcheur.
Des colonnes de bois, sculptées de mille et une créatures, encadraient l’espace dans une enfilade vertigineuse, jusqu’à la voûte étincelante formée par la coupole.
Kentigern rejoignit la sorcière et la dépassa. Elle suivit ses épaules du regard. Sa cape rouge paraissait mue de sa volonté propre et virevoltait à chacun de ses pas, ajoutant des arabesques sombres au théâtre de claires obscures que jouait la lumière sur les motifs de l’étrange architecture.
Amalia rattrapa le confrère en quelques foulées, autant de sursauts qui embrasèrent le décor d’une chorégraphie fantasques. Le jour, à peine vif dehors, sublimait ici les couleurs, miroitait sur les surfaces inégales de la galerie, donnait vie aux œuvres. Chaque heure, chaque minute de la journée, le tableau devait se parer de nouvelles scènes.
Il lui semblait de voir les dragons de chêne poli s’animer. Le carrelage, mosaïque de faïence aux formes géométriques, explosait en figures oniriques ensorcelantes. Plus ils approchaient de la coupole, plus Amalia sentait le soleil forcir, ses rayons s’épanouir, la réchauffer. Elle s’arrêta en dessous de la verrière et reprit brusquement son souffle, comme si elle s’était retenue de respirer jusque là.
La tête levée, en pleine lumière, elle ne put s’empêcher de sourire. L’endroit l’apaisait. Quand elle chercha Kentigern des yeux, elle le trouva non loin d’elle, , immobile, lui aussi. Il l’observait.
Ils se remirent en route d’un commun accord, lui sembla-t-il, et quittèrent l’immense salle, sas d’entrée du Monastère, pour une succession de couloirs, d’arcades et de cours intérieures.
Les pensées de la sorcière s’étiolèrent et elle se découvrit incapable de mémoriser autre chose qu’une suite de détails, noyés dans l’atmosphère indescriptible du Monastère. Elle cherchait à retenir leur chemin, mais tout lui paraissait vague, entremêlé. Étaient-ils passés devant la superbe de dragon, dentelle de marbre fin, avant l’éblouissant vitrail représentant Merlin au cœur d’une myriade de sortilèges colorés ? Amalia jeta un regard en arrière, incertaine. Si Kentigern la lâchait là, elle serait complètement perdue.
Ils franchirent les couloirs d’une bâtisse du vieux monde anglais pour des coursives de verre et de métal, puis pénétrèrent dans une cour arabique. Amalia abandonna l’idée de trouver la moindre cohérence architecturale, mais elle pressentait un lien bien plus fort entre ces édifices. Un enchantement, à l’œuvre dans chacun des espaces qu’ils traversaient, se chargeait de créer une harmonie digne des meilleurs maîtres d’ouvrage.
Le lieu, à la fois majestueux et intrigant, lui donnait l’envie coupable de se lancer corps et âme dans sa découverte. Depuis combien de temps marchaient-ils ? Une minute ? Une demi-heure ? Conteurs silencieux devant son auditoire captif, le bâtiment et ses pierres chantaient les milliers d’années de la Confrérie et Amalia les aurait écoutés sans discontinuité une nuit entière.
Au milieu d’un couloir, sans prévenir, Kentigern s’arrêta. La jeune femme le percuta et sortit brutalement de sa transe.
Elle battit des cils un instant, troublée par ce qu’elle venait de vivre. Kentigern se retourna. Derrière lui, la coursive ne laissait voir qu’une tapisserie, fort belle, mais dont l’importance ne devait pas justifier la brusque halte du Confrère.
Amalia croisa le regard du Confrère, qui lui adressa un sourire franc. Faire découvrir pareil bâtiment devait être une attraction rare.
« Comment… comment avez-vous créé un tel endroit, souffla-t-elle. Votre Monastère a… des sentiments ? Comment est-ce possible ?
— Des sentiments, non, je ne pense pas, tempéra le Maître. Mais cette structure a un côté vivant. Nos mages bâtisseurs sont excellents et mettent tous un peu d’eux même dans leurs constructions. C’est ce que tu sens. Des milliers d’années de sortilèges Confrères, un petit peu d’eux dans chaque ouvrage du bâtiment.
— Les bâtisseurs que je recrutais à Dubaï se seraient damnés pour pouvoir entrer dans une seule de ces salles. »
La sorcière s’aperçut, honteuse, qu’elle en avait oublié Malo, Alan et les siens. Le Monastère avalait sa culpabilité, noyait son passé. Elle se mordit la lèvre, baissa les yeux. Malo allait-iel bien ? Et le village ? Et Alan ?
« Pour la dernière fois, garde tes pensées pour toi. »
Amalia leva le regard. Kentigern avait parlé d’une voix froide. Peut-être lui en avait-il couté de ne pas user d’une punition. Elle ne chercha pas à discuter son ordre et remonta ses barrières mentales.
« Ma question reste sans réponse.
— Je tiens toujours parole. Un Confrère négocie actuellement une situation du village et plaide en ta faveur en arguant ton incompétence diplomatique dans le cadre d’une mission d’évaluation Confrère.
— Je passais une évaluation ?
— Non, mais nos élèves sont parfois évalués lors d’infiltration. Cette justification leur suffira. »
Amalia aurait aimé poursuivre la discussion, mais Kentigern reprit sa marche.
« Tu vas affronter un élève Confrère.
— Un élève Confrère ? »
Le coude du couloir passé, ils débouchèrent sur une vaste cour entourée d’arcades en pierres blanches. Amalia fronça les sourcils. À l’autre bout de la trouée se tenait un groupe de silhouettes rouges. Une classe d’une vingtaine de jeunes, entre treize et dix-huit ans, étaient alignés sur trois rangs et habillés de kimono maintenu par une ceinture. Les nœuds, impeccables, soulignaient la coupe parfaite des vêtements. La sorcière haussa très haut deux sourcils dubitatifs.
« Ce sont des enfants ! » s’insurgea-t-elle.
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