Amalia et Akio ne dormirent pas ensemble cette nuit-là, au grand soulagement de la sorcière. Ils s’étaient donné rendez-vous au matin pour aller à l’enclave. Gabir vint la chercher dans sa chambre quand l’homme se présenta à l’accueil de l’hôtel. La jeune femme se vêtit d’une manière légère : une jupe orangée, un petit haut bleuté à demi transparent, un chapeau noir aux bords allongés sur la tête, une paire de chaussures ouvertes. Pas idéal pour le désert, mais parfait pour son rôle : elle escomptait qu’on prît suffisamment soin de sa personne pour n’avoir à subir aucune des difficultés imposées par la rigueur de l’environnement.
Ils demandèrent un transfert pour l’enclave où devait les rejoindre Alan. Contrairement à ce à quoi s’attendait la sorcière, ils n’apparurent pas au milieu des dunes, mais devant une gigantesque baie vitrée donnant sur une étendue d’eau dont les contours se noyaient dans l’horizon azur. Amalia, bouche bée, se tourna vers son hôte qui affichait un très léger sourire satisfait.
« J’ai expressément demandé à notre climatomage de maintenir un beau temps sur le réservoir, c’est bien plus agréable ainsi. Je vous offre un café ? »
D’un geste de la main, il l’invita à prendre place dans les fauteuils de ce qui devait être une salle de pause, ou de réunion. La musique d’ambiance légère, la sobriété de la décoration et le délicat parfum de rose qui embaumait l’espace rendaient la pièce très appréciable. Amalia s’installa gracieusement en face de l’homme d’affaires et tous deux se perdirent un instant dans la contemplation de l’étendue d’eau qui scintillait à la lumière du jour.
La sorcière attendit d’avoir bu quelques gorgées du très bon café qu’on venait de leur apporter avant de demander, sur le ton de la conversation :
« C’est donc à cela que ressemble votre enclave ? Je dois admettre que je suis surprise. J’imaginais quelque chose de plus… bétonné.
— Vous n’avez pas tout à fait tord », répondit poliment le directeur.
Il déposa sa tasse sur la petite table basse d’un blanc immaculé disposée entre eux, puis effectua quelques gestes de la main, pour s’interfacer avec le système de gestion du site. Quelques secondes plus tard, l’horizon et la voûte simulant le resplendissant ciel azur s’estompèrent pour laisser apparaître le complexe technomagique du réservoir. L’impressionnante structure culminait à plusieurs dizaines de mètres au-dessus d’eux, ses ogives sombres, parfaitement alignées, se répétaient inlassablement jusqu’aux limites d’une salle si vaste qu’elle déformait les lignes de fuites de cette rigoureuse perspective.
Abandonnant durant quelques instants son expression hautaine, Amalia termina son café sans parvenir à détacher son regard du spectacle qu’offrait les reflets de l’eau sur le plafond gris.
« Souhaitez-vous que je vous fasse visiter ? » demande Akio, satisfait de son effet.
La sorcière se reprit, plaqua une moue ennuyée sur son visage et soupira :
« Puisque l’humain semble considérer que nous n’avons pas mieux à faire que de l’attendre, je suppose que cela fera passer le temps. »
Amalia comprit rapidement pourquoi les Bretons n’avaient rien tenté d’illégal pour forcer l’entrée de l’enclave : il était simplement impossible d’y accéder sans magie. Enterrée dans un bunker inviolable, l’eau du réservoir provenait de différents sortilèges éparpillés dans le désert. Les charmes puisaient raisonnablement dans les ressources naturelles dispersées jusqu’à un millier de kilomètres alentour. Chaque jour, le directeur vérifiait personnellement qu’ils n’abusaient pas des oasis encore fragiles de la région.
La nappe phréatique artificielle bougeait sous l’influence du courant régulateur qui la maintenait propre à la consommation. Un cycle jour-nuit, calé sur celui de la surface, permettait à la petite dizaine d’employés de travailler agréablement, même aussi loin sous terre. L’équipe, composée de deux gardes, un climatomage, six techniciens et Liu, suffisait à garantir l’apport en magie de ce bijou technologique particulièrement efficace.
Akio et Amalia regagnaient le salon de réunion, lorsqu’Alan se présenta devant l’entrée du bâtiment d’un mètre carré qui marquait la sortie de secours de l’enclave. Une intelligence artificielle illumina la vitre par laquelle ils gardaient un œil sur le bassin et leur montra, en direct, l’humain attendre en plein désert. Alan avait abandonné une voiture, qu’Amalia identifia comme celle de Malo, quelques mètres plus loin et regardait fixement la poignée de la porte où il venait de frapper.
La sorcière n’avait pas besoin de se tenir à côté de lui pour sentir son angoisse : elle se voyait sur ses traits.
Akio demanda un second café à un subalterne et chargea un garde d’aller chercher leur nouvel invité. Ils ne se donnèrent pas la peine de discuter en l’attendant.
Lorsque Alan les eut rejoints, Akio se leva et lui proposa sa main avec un sourire chaleureux. Ils échangèrent quelques mots pour faire connaissance et Amalia eut tout le loisir de gérer en silence la débauche de sentiment que le Breton émettait. L’angoisse, en premier plan, mais surtout l’espoir, si vif qu’il la clouait sur place. Il y était enfin, il allait pouvoir sauver les siens. Les timides flammèches qu’elle avait perçues chez lui l’avant veille ne tenaient pas la comparaison. Le brasier de son attente optimiste lui dévorait le ventre et l’esprit.
« Madame Hohenhoff m’a expliqué votre situation, entendit-elle d’une oreille distraite. Vous avez bien du courage d’avoir ainsi fui la Fédération pour vous installer ici.
— Je n’avais pas le choix. »
La sorcière se raccrocha à la conversation et croisa les bras en levant les yeux au ciel. Elle n’aimait pas tenir ce rôle devant Alan, mais il comprenait très bien : elle le sentait s’amuser de la situation. Pourtant, il joua le jeu, poli et mal à l’aise face à cette femme qui le considérait comme inférieur et pitoyable.
« Madame Hohenhoff », souffla-t-il en lui tendant la main.
Amalia le fixa sans daigner réagir. Elle se releva.
« Alan. Pouvez-vous nous emmener au village, j’aimerai rentrer avant que le soir ne tombe.
— Bien sûr. »
Akio Liu eut l’air de s’excuser de son comportement parfaitement déplacé et soupira de sentiments méprisants.
Tous trois remontèrent jusqu’à la surface par un interminable escalier dont elle ne manqua pas de se plaindre. La porte s’ouvrit sur la chaleur brûlante du désert. Amalia n’eut pas à simuler le dégoût qu’elle avait pour la simple idée de prendre la voiture.
Alan et le directeur discutèrent durant la vingtaine de minutes qui les séparaient du village. Le Breton expliqua comment ils avaient récupéré l’appareillage transvaseur et ce qu’ils envisageaient de mettre en place, une fois un point d’eau identifié. Les humains, sans magie, ne pouvaient mettre leur plan en place : l’artefact devait être activé par un enchanteur.
Amalia écoutait leur conversation de loin, le regard tourné vers l’extérieur comme si elle cherchait à découvrir ce qui se trouvait au-delà du sable. La chaleur intenable dans l’habitat l’incommodait et Alan démarra la climatisation. Ce fut pire. L’air frais la rendait malade.
Arrivée au village, la jeune femme dut se résoudre à laisser les deux hommes s’occuper du dispositif. Elle se réfugia dans une masure brinquebalante, en bordure du bourg, et s’isola pour se remettre de l’épreuve. Malo la rejoignit quelques minutes plus tard. Iel avait passé la journée sur place pour préparer l’opération, mais iel devait rester hors de vue du directeur de l’enclave.
« Ça va ?
— Saloperie de voiture de merde », grogna Amalia d’une voix pâteuse.
Malot sourit et lui tendit un verre d’eau, ainsi qu’un linge humide que la jeune femme s’empressa d’appliquer sur son front. Elle soupira, soulagée.
« Comment ça s’est passé là-bas ? interrogea-t-iel.
— Bien. Liu n’a posé aucun problème.
— T’a dû… » commença l’humain⋅e, sans oser terminer sa question.
Amalia fronça les sourcils et chercha quelques secondes ce qui pouvait autant gêner lae breton⋅ne. Elle rit, en dépit de son malaise.
« Non. On n’a pas couché ensemble, mais il m’a demandé en mariage, souffla-t-elle.
— Il t’a quoi ? répéta Malo, incrédule. Et t’as répondu quoi ?
— Loukez ! Non, bien sûr ! Je vous aime bien ton frère et toi, mais y’a des limites ! »
La jeune femme ne quitta l’abri de la maisonnette et la compagnie de Malo qu’une demi-heure plus tard, encore nauséeuse. Elle rejoignit le gros des habitants sur la place principale. Le directeur, Alan et une dizaine d’autres personnes terminaient l’assemblage d’un artefact d’un mètre de diamètre.
L’ambiance, mélange de tension, d’enthousiasme et d’incrédulité rendait Amalia joyeuse. Voir travailler main dans la main un sorcier et un Breton lui plaisait. L’homme d’affaires faisait, peut-être, finalement, preuve d’un peu d’éthique… La jeune femme chassa cette idée de ses pensées : il était trop tard pour se poser ce genre de question.
L’ancien Yasard débordait de fierté et d’une passion contagieuse. L’objet au sol, savant mélange de tubes et alliages d’Iris, ressemblait à une horloge qui servait à l’évacuation de toilettes. Amalia n’aurait su dire si elle trouvait ça beau ou hideux. Dans tous les cas, ce n’était pas ce qu’on demanderait à cet ouvrage : il devait se contenter de transférer de l’eau régulièrement dans le puits du village.
Allan allait d’un côté à l’autre de la machine en distribuant conseils et instructions. L’idée de détourner l’artefact de son usage premier venait de lui, il avait bricolé la majorité des ajustements nécessaires, tous reportés sur une grande feuille de papier qui faisait office de plan. Quelques ratures, à la marge, témoignaient des arrangements proposés par le directeur de l’enclave.
« Viens nous aider ! » s’exclama l’une des femmes qui s’affairaient avec Akio à sceller un nouveau tuyau.
Amalia l’aurait voulu, vraiment, mais elle ne le pouvait pas, pas en tant qu’Hohenhoff. Elle se contenta de répondre par un haussement de sourcils hautain suivi d’un “Et puis quoi encore”.
« Madame Hohenhoff ne va pas nous aider là dessus, l’excusa Alan. Elle ne nous fournit que l’argent. »
Personne ne posa de question, mais Amalia sentit un rire réprimé traverser l’assemblée, une approbation qui lui gonfla la poitrine d’un puissant sentiment de bonheur.
Une tournée de bière vida une grande partie des cuves du village, mais elle refusa la boisson avec un tic de la bouche dégouté dont elle se sentit particulièrement fière. Elle devait tenir son rôle. Akio lui lança un regard désabusé avant de se remettre au travail.
« C’est presque terminé, annonça enfin Alan en se lavant les mains au sable du désert. On ne vous fera pas patienter plus longtemps.
— Merci bien. Il fait bien trop chaud ici. »
En un quart d’heure, on chargea l’artefact dans la voiture. Amalia pesta de nouveau contre le mode de transport qu’on lui imposait… elle devait être présente pour valider la transaction de leur petite corruption.
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