Sans prendre le temps d’y réfléchir, Amalia se releva et suivit l’étrange personnage à distance, les pieds dans l’eau. Il parlait breton. À des milliers de kilomètres de la Bretagne, il parlait breton. Qu’est-ce qu’il foutait là ? En se rapprochant, discrète, elle lutta contre la violence de sa colère. Impossible de s’avancer plus. Elle lança un sortilège pour développer son ouïe. Le bruit de la ville parasitait sa perception.
« Écoute, c’est simple, ils ont besoin de cette eau. On était d’accord. Aucune barrière, aucune arme… Écoute-moi, bordel ! »
La rage de l’homme cachait sans doute son inquiétude à son interlocuteur, mais pas à Amalia. Visiblement, ils se connaissaient bien. De quelle barrière parlait-il ?
« Les infos sont fiables, Malo ! Crois-moi, c’est pas la mort de quelques gars et nanas d’ici qui me pèsera sur la conscience. Si t’as une autre solution, t’avais qu’à te pointer hier. »
Amalia, les yeux perdus sur l’étendue d’eau, porta la main à son front. Le sortilège de perception, lancé à la va-vite et mal réglé, lui vrilla les oreilles. Le breton poursuivit sa semonce sans qu’elle parvienne à l’entendre et elle ne comprit que la fin de la discussion.
« Ce soir, au bar Le Kaminn, Malo. Et ne te défile pas, cette fois, ou je ne laisserai pas à Thanhà l’occasion de te descendre. »
La petite brique noire termina dans sa poche et l’homme s’arrêta pour jeter un coup d’œil autour de lui. Amalia feignit d’admirer la mer en souriant. La suspicion du breton lui colla un frisson, mais elle se contenta de le saluer en lui disant bonjour en arabe, avec un accent fédéral très prononcé. Il lui répondit un signe de tête et reprit sa marche, les mains dans les poches.
La sorcière le regarda s’en aller et, quand elle l’estima assez loin, elle tourna les talons et se dirigea vers son hôtel. Au moins, elle savait dans quel bar traîner ce soir.
Perdue entre ses pensées et la contemplation des buildings depuis le sol, la jeune femme ne vit pas arriver le bolide de métal en plein milieu de la rue. Il crissa de ses trois pneus et dérapa légèrement en travers de la chaussée pour s’immobiliser à quelques mètres de la sorcière ébahie. Une voiture. Ils utilisaient encore des voitures.
Amalia recula de quelques pas lorsqu’un homme brun à la peau très pâle s’extirpa du compartiment de pilotage et se mit à l’incendier dans une langue qu’elle ne connaissait pas. Pas besoin d’artefact Babel pour comprendre qu’il l’insultait. Elle percevait sa colère, bien moins dure que celle du breton sur la plage. Un chien qui jappe. Irritant. La sorcière ne tarda pas à retrouver la parole :
« Ça va aller, connard ? » s’écria-t-elle.
Le ton monta un peu plus et tous deux se crièrent dessus cinq bonnes minutes. Les rares passants, alertés par l’agitation, s’arrêtaient à proximité et observaient la scène avec une incompréhension teintée d’amusement. Une femme se dégagea du lot et alpaga le chauffard qui lui cracha sa colère à la figure en haussant le ton. Il tourna les talons, adressa une dernière phrase incendiaire à Amalia, puis entra dans sa voiture et recula brusquement avant de contourner l’attroupement en faisant vrombir son moteur.
La providentielle médiatrice entraîna Amalia vers le côté de la route et lui expliqua que le centre de la chaussée était réservé aux véhicules, alors que les piétons devaient se déplacer sur les bords surélevés. Les trottoirs. Drôle de coutume.
La sorcière déambula un moment à travers les bâtiments, fascinée par le trafic sporadique des avenues. Amalia avait vu des voitures en photo, dans les archives d’Odet. Phares ronds, bouilles humanisées… les ingénieurs d’antan avaient offert un regard et des courbes douces à leurs automobiles. Aucune similitude avec les engins aux arêtes nettes qui arpentaient Dubaï : des formes très géométrique, fuselée, plus proche de l’épée acérée que du robot amical.
Amalia rejoignit enfin le Burj Khalifa et trouva Gabir au comptoir d’accueil.
« J’ai rendez-vous au Kaminn ce soir. Est-ce que vous savez où c’est ?
— C’est un club prisé en bordure de mer, Madame.
— Vous pourrez m’y emmener ?
— Bien sûr, Madame. Une voiture viendra vous chercher. Autre chose ?
— Oui. Comment éviter de prendre l’ascenseur ? Ce truc me retourne l’estomac.
— Vous pouvez faire les démarches pour rejoindre le réseau de transfert de la ville dans une semaine. D’ici là, je suis désolé, mais vous devrez vous contenter de l’ascenseur ou de l’escalier. »
Amalia grimaça. Son étage se trouvait bien trop haut pour prendre l’escalier… et tenter de voler ou se déplacer en transfert autonome dans un lieu public était terriblement grossier. Résignée, elle adressa un signe au majordome et monta dans sa chambre, en ascenseur.
Enfin dans sa suite, la jeune femme s’étira et se dirigea vers sa fenêtre. Okoro lui en avait expliqué le fonctionnement. L’écran permettait d’accéder à bien plus d’informations que la petite trouvaille qui l’avait surprise la veille. Amalia posa la main sur la vitre pour activer l’interface, puis tapa deux fois au centre du cercle orange. Elle changea le mode découverte vers normal. Comme l’avait prédit l’infomage, une voix s’éleva des quatre coins de la chambre :
« Bonjour, que souhaitez-vous savoir ?
— Je, hum… »
Comment s’adresser à quelqu’un qui n’existait pas ? Le timbre masculin de la machine semblait réel, elle avait l’impression d’entendre une vraie personne.
« Comment puis-je m’adresser à vous ? demanda la sorcière.
— Je peux, à votre convenance, parler comme un humain ou converser via le protocole d’intelligence artificielle habituel. Vous pouvez me tutoyer, Madame Elfric. »
Amalia hésita, mais elle n’avait aucune idée d’une conversation type avec une intelligence artificielle.
« Parle comme un humain, s’il te plaît. Je suis Amalia, mais tu peux m’appeler Amy.
— Salut Amy, je suis Kurt. Ça va ? »
La sorcière sourit. Elle doutait que l’intelligence artificielle dispose par défaut un prénom d’origine germanique, comme le sien, mais appréciait l’initiative. Le ton plus familier la détendit. Elle prit place dans le fauteuil qui faisait face à la baie vitrée, croisa les jambes, alluma une cigarette et entama la discussion par des banalités. Kurt parlait comme s’il habitait Dubaï, sauf qu’à la différence des êtres vivants, il semblait tout savoir, tout comprendre, tout anticiper.
Peu à peu, leur conversation dévia sur la Mer Morte et son calme plat. Amalia désintégra son mégot et posa une question qui lui tournait en tête depuis qu’elle avait vu la plage.
« Pourquoi Dubaï n’est-elle pas sous l’eau ? »
Après tout, la Bretagne n’était pas la seule région à avoir subi la montée des océans et, à l’instar de la péninsule celtique, Dubaï aurait dû être engloutie.
« Avec l’aide de sorciers, nos ancêtres humains ont construit un barrage à l’embouchure, entre le Golfe Persique et la mer Arabique. Il nous permet de réguler le niveau de l’eau pour préserver nos villes et leurs populations. Les habitants ont peu à peu commencé à désigner la nouvelle enclave comme la Mer Morte, il y a deux cents ans.
— Alors Dubaï a traité avec les sorciers très tôt dans les cataclysmes…
— Dès le début.
— Tu peux me montrer des cartes ? Des photos ? »
Il lui présenta des dessins de la région avant et après la montée des eaux. Les enchanteurs avaient dressé un barrage entre les Harim Mountains et le mont Khvoshkuh. L’inondation avait submergé une grande partie des montagnes et transformé le sud de l’Iran en un gigantesque marécage. Encore aujourd’hui, la barrière consommait une quantité folle de magie pour tenir. Amalia ne savait pas si elle devait trouver ça magnifique ou effrayant. Quand elle estima avoir fait le tour de la question, l’ordinateur lui demanda :
« Pourquoi est-ce que ça t’intéresse ?
— Je viens de Bretagne. Tu sais où est la Bretagne ? Oui, bien sûr que tu sais où est la Bretagne… Je viens de Bretagne et la montée des eaux a été très difficile à contrer. Il y a énormément de… »
La sorcière s’arrêta et tira une bouffée de fumée avant de la relâcher dans un long soupir.
« Enfin, tu as déjà fait le lien.
— En effet. Je n’osais pas t’arrêter. Tu compares la situation des Bretons à celle de Dubaï. C’est l’argent qui a fait la différence.
— N’hésite jamais à m’arrêter, Kurt. »
Kurt était époustouflant d’intelligence : rapide, pertinent, une source inépuisable de savoir… Amalia enchaîna en lui posant des questions sur le Kaminn et conclut que, au vu du standing de l’établissement, elle devrait travailler un peu mieux sa tenue.
Elle ralluma une cigarette, inspira une longue bouffée, pensive. Ce puits de connaissance à portée de voix lui donnait le vertige.
« Quels genres de relations est-ce que vous entretenez avec vos voisins ?
— Nous ?
— La ville de Dubaï.
— Nous entretenons de bonnes relations avec les autres Grandes Villes, notamment avec Abu Dhabi. Nous avons des stations de transfert pour entrer et sortir de la ville sans passer les barrières physiques.
— Il est impossible d’entrer à Dubaï sans autorisations ?
— Impossible, en effet. Les rares tentatives ont été violemment réprimées. Je ne te montre pas les photos. C’est moche. »
Amalia grimaça. Il y avait donc bien du monde à l’extérieur des Grandes Villes pour jalouser la réussite de Dubaï. Mais pourquoi parlaient-ils breton ?
La porte de son appartement s’ouvrit et elle se retourna pour découvrir un Confrère encapé de rouge. Elle se releva, alerte, mais Kentigern baissa sa capuche dans un soupir las.
« Tu n’as pas tenu vingt-quatre heures avant de faire des bêtises… »
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