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tome 1, Chapitre 18 « Les danseurs » tome 1, Chapitre 18

Amalia sourit en entrant dans le bar. La musique la submergea… un rythme nouveau, métallique, éloigné des harmonies fédérales. Au comptoir, elle commanda à boire en désignant une bière. Deux minutes plus tard, la jeune femme se faufilait entre les corps chauds et transpirants des fêtards, une bouteille de brune à la main. Ça ne valait pas les brasseries bretonnes, mais la bière fraîche lui offrait une saveur rassurante.

La grande majorité des personnes croisées à Dubaï était métissée. La sorcière, avec son teint blanc et ses cheveux châtains, attirait l’attention. La fédérale paya une tournée à l’intégralité du bar, puis une seconde. Après tout, son compte n’avait pas de fond. Elle descendit sa quatrième bouteille dans une course au cul sec qu’elle gagna haut la main, sous les applaudissements, avant d’embrasser le perdant pour l’entraîner sur la piste.

L’homme, prénommé Idir, s’avéra bon danseur. Il s’oublia dans ses courbes, elle se coula dans son rythme. Ils se laissèrent tous deux porter par la cadence fiévreuse d’une danse charnelle et rapprochée. Leur chorégraphie, succession de passes, mouvements de bassins, balancement d’épaule, tressaillement de la peau, sourire de défi, accrochait les regards. La sorcière, exaltée, sentait son cavalier lui résister. Qu’elle esquisse un pas et il rivalisait d’audace pour que le suivant soit plus complexe, plus rythmé, plus maîtrisé. Ils s’amusaient, mais il ne pouvait pas lui cacher son désir, pas à elle.

Au chalet, Kentigern n’avait laissé filtrer aucun de ses sentiments. Amalia, pour la première fois, s’était retrouvée seule face à elle-même. Des jours entiers sans ressentis étrangers pour parasiter ses pensées, l’expérience s’était révélée aussi grisante que terrifiante. Ici, dans l’euphorie de la nuit, elle se délectait des émotions enivrantes des danseurs. Une impression délicieuse et rassurante dont elle se surprenait à apprécier le retour.

À chaque fois qu’elle sentait Idir faiblir, elle s’écartait et ralentissait, pour le laisser se reprendre. Tout charnel que soit leur ballet, cette nuit, ils ne repartiraient pas ensemble. Leur parade n’était qu’un jeu. L’homme était marié et son compagnon les observait avec un plaisir mêlé d’envie. C’était sans doute ce qu’il émettait, lui, qui grisait tant Amalia. Elle aimait sentir s’allier tendresse et désir.

Soudain, le gars n’y tint plus. Il traversa la piste, tira Idir des bras d’Amalia et l’embrassa sans retenue. La sorcière, essoufflée, resta interdite, submergée par les sentiments qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre. Ils lui rappelaient Cédric. Elle serra les dents.

Quelqu’un l’attrapa par la main et l’entraîna plus loin, en direction du bar.

« Maintenant qu’Idir est occupé, à mon tour de t’offrir quelque chose à boire, cria le jeune homme en fédéral. Je m’appelle Okoro. Je te parie que je descends mon sky plus vite que toi ! »

La sorcière, surprise, rit et le suivit. Il ressentait assez de joie pour qu’elle en oublie les deux autres et ses mauvais souvenirs.

Okoro perdit le défi, mais gagna l’intérêt d’Amalia. Il travaillait en ville comme infomage : il concevait des écrans comme ceux qui remplaçaient les vitres de sa chambre d’hôtel.

L’homme se comporta en excellent compagnon de soirée : Amalia ne souhaitait pas s’étendre sur sa vie personnelle, il ne lui posa aucune question. Il s’employa à la distraire d’une conversation variée et exubérante d’enthousiasme. Il lui apprit quelques mots en arabe et se moqua de son accent épouvantable. Lorsqu’elle parvint à dire, à peu près correctement, « Une bière, s’il vous plaît », il décréta qu’elle en savait assez et l’entraîna vers la piste.

Okoro ne dansait pas aussi bien qu’Idir, mais il s’en foutait. Il était lui-même et cela suffisait à ce qu’ils s’amusent tous les deux. Leur chorégraphie chaotique leur valut plus d’un beau fou rire. Au fil des heures, ils s’apprivoisèrent ; leurs pas se synchronisèrent, leur rythme s’accorda. Tourbillon noir et blanc, ils occupaient la scène et, sous les regards des autres danseurs, ils resplendissaient, magnifiques.

Déchaînés, ils s’essoufflèrent jusqu’à l’annonce de la dernière chanson et, sur les dernières mesures, Okoro se pencha vers Amalia et l’embrassa. Elle soupira d’envie contre ses lèvres.

*

La jeune femme se réveilla vers dix heures dans une petite chambre, sobrement décorée, avec une vue sublime sur la Mer Morte. Le soleil tapait sur le lit et caressait ses jambes. Un café fumait à côté d’elle. L’odeur lui tira un soupir gourmand. Elle s’étira, nue, avec un sourire apaisé sur le visage. Rien de mieux qu’une nuit de sexe pour se sentir bien.

La sorcière leva le regard vers son amant et le dévisagea pendant qu’il s’habillait. Okoro avait la peau très noire, un peu de barbe, des yeux vert foncé. Il fermait un pantalon de jean et avait passé une chemise blanche encore ouverte sur un torse poilu et des bourrelets. Amalia le trouva beau. Il lui sourit et elle sortit du lit pour l’embrasser. Elle n’était pas décidée à le laisser partir, même s’il l’avait prévenue la veille qu’il irait travailler. Elle ne voulait pas se retrouver seule.

« Tu peux louper le boulot aujourd’hui ? demanda-t-elle.

— Je pourrais, mais ça m’intéresse ce que j’y fais… », murmura-t-il contre ses lèvres.

Elle le sentit hésiter, elle accentua son baiser, puis mordilla le lobe de son oreille. Il rit, mais, les mains sur ses hanches, la repoussa doucement.

Amalia lui servit une moue déçue en réponse et s’écarta pour prendre sa tasse. Elle écarquilla les yeux et s’exclama :

« Par Merlin ! Ton café est délicieux ! »

Okoro sourit en fermant son pantalon.

« Oui, ce n’est pas un ersatz comme dans la Fédération. »

À Dubaï, lui expliqua-t-il, n’importe qui pouvait se payer du vrai café. Il lui désigna le sac de grains torréfiés et lui apprit le charme pour les moudre. Elle lui vola sa chemise pour le simple plaisir de porter son vêtement. Ils déjeunèrent, se douchèrent et firent l’amour, puis Okoro partit travailler et ils se quittèrent devant chez lui. Amalia se retrouva seule.

La sorcière, incapable de rester inactive, décida d’explorer le bord de mer. Arrivée sur la plage, elle se figea, bouche bée devant l’étendue de sable fin. Elle marcha jusqu’à l’onde. La Mer Morte, vestige du le Golfe Persique, était d’huile. Elle ne suivait aucune marée, ne roulait pas sous les vagues.

Ce n’était qu’une sublime immensité d’eau dépourvue de vie. Amalia frissonna. L’océan lui manquait. L’odeur du large, l’iode, le sel, les algues, les marins du port de pêche, Wilma qui rentrait des chantiers. Cédric. Abby.

La jeune femme s’assit, les pieds dans l’eau. Lui serait-il un jour possible de voir la mer sans penser à ce qu’elle avait perdu ? Une sourde colère s’immisça dans ses réflexions, poison insidieux contaminant tout sur son passage. La violence du sentiment la blessa, elle serra les poings.

Ne pouvait-elle pas oublier tout ça ? Elle venait de profiter d’une excellente nuit ! Elle avait tant à découvrir, ici, à Dubaï ! Ses putains d’émotions auraient pu avoir l’obligeance d’exprimer la joie plutôt que cette montée de fureur sans fondement…

« Ta gueule ! »

Amalia sursauta et se retourna brusquement. Un gars remontait la plage à pas vifs et passait déjà derrière elle. Il parlait dans une brique noire.

« L’enclave n’est pas inviolable, ça marchera. Fais ce que je te dis et ça marchera ! »

Elle fronça les sourcils. Étrange personnage. Amalia sourit, amère, en sentant la colère s’éloigner avec l’énervé. Ce n’était pas son ressenti à elle, finalement. Différencier les sentiments des autres et les siens lui demandait toujours un effort conscient. Quelle enclave ?

Elle reporta son regard sur la Mer Morte. Cette mer était une enclave. La ville aussi. Soudain, Amalia se retourna vers l’homme. Elle avait compris ce gars, avec son téléphone de Yasard… Elle l’avait compris, mais il n’avait pas parlé le Fédéral. Il parlait breton.


Texte publié par Cestdoncvrai, 15 mars 2018 à 09h50
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