« Voici ta carte, elle te servira à payer dans toute la ville. »
Amalia, bouche bée, leva lentement les yeux en essayant d’apercevoir le sommet de cet immeuble insensé. Elle tordit son cou vers l’arrière, ignorant complètement l’objet que Kentigern lui tendait. Du verre, du métal, des vitres pareilles à des miroirs… comment un tel bâtiment, probablement humain et précataclysmique, avait-il pu tenir debout ces trois cents dernières années ? Plantée au milieu d’un parvis de pavés lisses, entourée de palmiers resplendissants, les yeux fixés sur la pointe qui les dominait de plus de huit cents mètres, la sorcière avait le vertige.
« Amalia ?
— Par Merlin, où est-ce que l’on est ? murmura-t-elle.
— À Dubaï. »
Dubaï… La ville, mythique, appartenait à l’imaginaire collectif de la Fédération. Un conte de fées dans lequel humains et enchanteurs avaient collaboré pour créer un monde parfait, hors d’atteinte. En dépit de la chaleur, Amalia frissonna. Jamais elle n’aurait pu envisager qu’un tel endroit puisse s’apparenter à une ancienne mégalopole humaine.
« Tu as un crédit illimité. Tâche d’en faire bon usage, précisa Kentigern en agitant la carte sous son nez.
— Vous me mettez à l’épreuve », répondit la sorcière en saisissant le petit rectangle de verre poli.
Elle n’avait pas la moindre idée de la façon dont ça s’utilisait. Le manteau rouge se contenta d’un sourire et s’engagea vers l’entrée du mastodonte d’acier. Amalia lui emboîta le pas, surprise de sentir une boule d’appréhension se lover au creux de son ventre. Les petites maisons des ports bretons lui inspiraient bien plus confiance que l’idée d’aller s’enfermer dans cette gigantesque tour d’acier couleur cristal.
« Pourquoi est-ce que vous m’avez amenée ici ? À choisir, le chalet faisait quand même plus acc… »
La remarque se perdit au fond de sa gorge, soufflée par le hall d’entrée du bâtiment, largement assez vaste pour abriter Notre Dame de Paris. Kentigern marcha sans l’attendre jusqu’au comptoir d’accueil.
« Nous avons encore à échanger, d’ici à ce que tu ne t’aventures en Terres Confrère, lui lança-t-il par dessus son épaule avant d’ajouter : tu as raison, c’est un test. Nous ne nous encombrons pas de quelqu’un incapable de vivre seul.
— Je sais vivre seule ! » rétorqua-t-elle sèchement en pressant le pas pour le rejoindre.
Il chassa sa remarque d’un geste de la main et s’adressa à l’un des réceptionnistes, dans une langue qu’Amalia ne connaissait pas. La jeune femme croisa les bras en adoptant une mine revêche.
« Chambre 12034. Gabir va te montrer le chemin de ton appartement. »
La sorcière haussa un sourcil, pas vraiment d’accord avec l’idée que Kentigern la plante ici sans plus d’informations. L’homme la devança et ajouta :
« À ton âge, nos jeunes sont puissants et formés à évoluer seule ou en groupe. À partir de dix-huit ans, ils sont autonomes en mission. Ils vont sur le terrain bien avant ça. »
Amalia croisa les bras, dubitative et vexée. À dix-huit ans, les sorciers de la Fédération n’étaient que partiellement majeurs. Ils étaient encouragés à exercer un emploi, mais ils n’obtenaient le droit de vote et de s’engager dans l’armée qu’à vingt ans révolus. Elle avait quitté son foyer pour mener sa vie bien avant cet âge.
« Tu t’intègres très bien, reprit Kentigern, quel que soit le milieu, quelle que soit la difficulté, Aon en est la preuve. Montre-moi que tu sais être autonome, que tu as surmonté ces six derniers mois, alors je t’emmènerai à la Confrérie.
— Si j’accepte.
— Tu accepteras. »
Kentigern disparut. Elle se retrouva seule avec le dénommé Gabir. Il lui adressa un sourire éclatant et lui parla dans un fédéral impeccable.
« Si vous voulez bien me suivre… »
Amalia se laissa guider, non sans méfiance, jusqu’au quatre-vingtième étage de la tour. Le réceptionniste lui ouvrit la porte de sa suite, puis se retira. La jeune femme resta immobile au milieu de l’appartement, absorbée par la vue vertigineuse qu’offrait la paroi intégralement vitrée du gratte-ciel.
Bouche bée, elle laissa son regard se perdre à travers les vallées d’immeubles. Véritable champ d’acier, Dubaï faisait sortir de Terre une étendue d’édifices, tous différents les uns des autres. L’un s’étirait comme une flèche vers le ciel, le suivant prenait à cœur d’être stable, puissant, carré. Une dizaine d’humains, arrimés à plusieurs centaines de mètres du sol, s’activaient autour d’un labyrinthe de poutres métalliques. Ils rénovaient un jardin suspendu gigantesque, plus grand qu’un terrain de Course à Quatre. Les ouvriers donnaient vie aux monuments comme l’aurait fait un mage bâtisseur. Une telle ville, écrasée de soleil, prise entre une mer morte et un désert, n’aurait pas dû être verte. Elle aurait dû répondre au cliché grisâtre et pollué des mégalopoles précataclysmiques.
Pourtant, dans chaque quartier s’épanouissaient des arbres et buissons d’espèces totalement inconnues et exotiques aux yeux de la sorcière, Bretonne d’adoption. Chaque coin de rue, chaque toit terrassé, accueillait un carré d’herbe, un massif de fleurs. Loin en contrebas, difficiles à discerner, ces camaïeux de verts chatoyants resplendissaient à perte de vue.
Fascinante. Dubaï était une ville fascinante. Amalia s’approcha de la vitre et appuya son front contre la surface froide. La paroi, à pic, lui laissait l’impression grisante d’être suspendue dans le vide. Elle posa sa main à côté de sa tête et s’écarta brutalement. Un cercle orangé, intégré à la baie vitrée, pulsait devant ses yeux. La sorcière plissa les paupières, mais la curiosité eut raison de sa méfiance. Elle effleura l’étrange image du bout des doigts. Des écritures inconnues se déployèrent, comme des pétales. Amalia tendit le doigt vers le mot «Fédéral», le seul affiché dans une graphie reconnaissable. La fenêtre se para de symboles et d’écritures. La jeune femme recula d’un pas et poussa une exclamation de surprise. Le mur de verre intégrait désormais des informations volatiles à propos du paysage qu’elle contemplait.
Selon la direction de ses yeux, la glace proposait un texte, un schéma, une photographie qui lui permettait de comprendre ce qu’elle observait. Chaque immeuble affichait un nom, un propriétaire, une histoire, une fonction. Quand elle effleurait du regard un espace vide, elle apprenait quel building avait dressé sa carlingue vers le ciel et les raisons de sa démolition.
Des hôtels, des bureaux, des logements, des marchés, des jardins, des salles de sports, des terrains de course motorisée… Malgré les dates d’édification récentes des structures qui l’entouraient, Amalia avait l’étrange impression d’observer l’Ancien Monde. À Dubaï, on construisait encore de nouveaux immeubles quand, ailleurs, on ne faisait que rénover, remettre sur pied, retaper.
Bâtir à partir de rien ne se faisait plus. La Terre n’avait plus les ressources et, au vu du nombre de ruines éparpillées sur le globe, ignorer les constructions passées démontrait d’un orgueil digne des hommes du passé. L’agglomération, débauche de grandiose, narguait gravité et raison pour offrir à ses habitants une ambiance à la fois futuriste et surannée.
Amalia découvrit une aberrante serre verdoyante à l’ouest de la ville, à la bordure du désert. Un dôme gigantesque, brillant, qui défiait avec arrogance les règles de la nature. Ils avaient détruit des milliers de foyers et six gratte-ciel précataclysmiques pour concevoir une ressource alimentaire jusque là inégalée dans la région. Ici, ils ne manquaient de rien. Ici, ils vivaient bien et de manière autonome.
Elle admirait la technologie humaine s’allier à merveille avec la magie. Elle sentait, même d’aussi haut, pulser une vie qu’elle ne connaissait pas. Ça lui donnait le vertige, ça lui faisait peur. Passionnant.
La sorcière avait vu des villes renaître de leurs ruines, elle avait vu Notre Dame de Paris perdre sa teinte verte pour éclater de blanc, se parer des mille couleurs de ses vitraux, retrouver ses sculptures et dresser à nouveau ses deux flèches vers le ciel. Elle avait vu beaucoup plus de choses que la grande majorité des enchanteurs de la Capitale, mais elle n’avait jamais vu pareilles richesses dans l’alliance des humains et des sorciers.
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