En six mois, Amalia n’avait jamais croisé personne de l’Ordre. À la voir habillée en humaine, avec son jean troué et sa gueule de droguée, le trio de Vestes Grises ne pouvait pas résister à la bousculer un peu. Ils se déployèrent dans la ruelle et se rapprochèrent d’elle.
« Perdue, perdue… Pour être en ville, c’est qu’elle l’a voulu, Jack, commenta l’une des deux sorcières.
— Vous êtes de l’Ordre ? »
Amalia s’adressait à celle qui venait de parler, une belle femme aux yeux bleus et à la superbe chevelure blonde. Elle semblait plus accessible que les autres.
« Oui, acquiesça Jack.
— Pourquoi ? » interrogea Amalia d’une voix glacée.
La force de sa question les déstabilisa. Ils voulaient… ils devaient lui répondre pour ne pas la contrarier. La deuxième sorcière résista à la tentation et se racla la gorge, dégoûtée :
« C’est une sorcière. »
Amalia, dans l’état dans lequel elle apparaissait, ne pouvait leur inspirer d’autre sentiment. Pour atteindre le point de dépendance qui se lisait sur son visage et ses bras, il fallait aller loin. Trop loin. Les alcooliques et drogués étaient très rares dans la Fédération. Ils étaient considérés comme des êtres lâches qui noirciraient l’image du mage pur.
La jeune femme percevait leur répulsion comme si elle avait tenu en main un papier rêche, sale, gras, poisseux. Sous leurs yeux et leurs impressions, elle se sentit rabaissée, plus basse encore qu’ils n’estimaient les humains.
« Pourquoi ? répéta-t-elle avec plus de force en s’immisçant, sans le savoir, dans leur esprit.
— Parce que Leuthar a raison. Les humains ont détruit ce monde », répondit Jack, sans parvenir à retenir ses mots.
Il jeta un regard inquiet à ses comparses. Amalia se rua sur lui. Elle attrapa son cou, d’une main, puis le plaqua contre un mur. Les deux autres reculèrent et s’enfuirent.
« Lâche-moi, articula Jack.
— Ils n’ont pas détruit ce monde ! C’est nous qui l’avons laissé dépérir en refusant de les aider ! s’exclama-t-elle, le visage tout proche du sien.
— Et puis quoi encore ? Est-ce que l’on arrête les incendies que les dragons créent ? »
Elle avait desserré sa main du cou du sorcier, mais le tenait toujours. Jack, piégé contre le mur, luttait contre son bras.
« On vaut mieux qu’eux, cracha-t-il. On leur est supérieur en tous points ! Notre race est l’évolution de la race humaine !
— Ferme-la ! » cria la jeune femme.
Leurs esprits, sauvagement intriqués, s’affrontèrent à coup de haine. Jack défendait ses idées. Il vivait pour ses idées. Il n’était pas un de ces gars qui suivaient Leuthar en y voyant un bon moyen de semer le trouble ou de s’en mettre plein les poches. Il croyait sincèrement en ce qu’il disait. Amalia le sentait. Elle ne comprenait pas. L’Ordre et ses idées l’énervaient. Cet homme l’énervait.
« Nous sommes tout aussi humains qu’eux !
— Il est temps que leur branche s’éteigne, de continuer l’évolution dans le bon sens ! »
Elle frappa. Son poing entraîna le visage du sorcier jusqu’à ce que sa joue rencontre le mur. Les os de sa mâchoire se fêlèrent, puis cédèrent dans une multitude de petits morceaux. Broyés. La chair se déchira, sa main glissa et percuta le béton à côté de la tête de Jack. La marque de ses doigts, resserrés en une arme mortelle, s’imprima dans le béton avec un bruit sourd. Une superbe sculpture en bas-relief…
L’homme n’avait rien vu venir. Son crâne avait heurté le mur, entre la tempe et l’arcade. La violence du coup s’était propagée sur le côté de son visage, jusqu’au milieu de son front, dans son cerveau. Il avait hurlé de douleur.
Amalia s’écarta et le corps glissa au sol, inconscient. Elle serra les poings, pas assez lucide pour comprendre comment elle avait pu, d’un seul coup, mettre K.O. un sorcier de l’Ordre en pleine possession de ses moyens. Elle fit apparaître son concentrateur et le pointa sur lui, la mâchoire aussi crispée que ses mains.
D’un très lent geste, elle lança un sortilège qu’elle connaissait depuis longtemps. Jamais elle n’aurait imaginé l’utiliser un jour. Le cœur de Jack cessa de battre.
La douleur se réveilla, doucement, tout au bout de son bras. Elle regarda son poing. Elle s’était blessée. Sa peau s’était déchirée contre le mur, mais les os n’avaient pas cédé. Pourquoi ?
Amalia repoussa la question. Elle chercha de quoi se soigner dans son sac-univers. Un sérum de guérison qu’elle avala en grimaçant. Elle jeta la fiole à côté de Jack sans adresser un regard au cadavre, puis porta son attention sur sa blessure. Ses chairs se recomposaient sous l’effet du charme.
La sorcière s’adossa au mur en face de Jack. Elle nettoya ses mains du sang qui les maculaient d’un sortilège et se roula un joint. Elle resta là, à fumer, sans savoir quoi en penser.
Elle avait tué un homme. Pas par accident. Le coup n’était pas contrôlé, mais elle avait choisi, froidement, de mettre fin à sa vie. Elle n’en ressentait aucune sensation forte. Pas de sentiment de puissance absolue, pas d’impression d’horreur. Elle croyait pourtant que tous ceux qui tuaient étaient soit des psychopathes en puissance amoureux du goût du sang, soit des êtres faibles incapables d’assumer leurs actes. Elle ne pensait pas entrer dans une de ces catégories.
Elle recracha une première volute de fumée dans un long soupir, les yeux fixés sur Jack.
Il ne portait pas de bague. Il ne devait pas être marié, mais Amalia n’était pas idiote. Elle savait pertinemment que quelqu’un, quelque part, serait peiné par sa mort. Aucun homme ne pouvait être haï de tous. Il avait eu une vie. Elle refusait de le nier, mais, malgré tout, elle ne regrettait pas son geste.
Si c’était à refaire, elle éviterait de salir ses mains. Après réflexion, elle aurait préféré le tuer en le regardant droit dans les yeux.
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