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tome 1, Chapitre 5 « Pactiser ? » tome 1, Chapitre 5

Surprise que personne ne la congédie, Amalia passa les doigts dans ses cheveux courts et souffla un merci hésitant.

« Je pense donc qu’il ne faut pas accéder à leur requête, reprit-elle, une fois le calme retombé sur l’assemblée. La raison est simple. L’Ordre veut mettre la main sur les côtes.

— Pourtant, selon l’entente…

— L’entente veut que la Fédération reste dans les Terres quand les Congrégations conservent l’usage du littoral, oui. Mais je ne parle pas de la Fédération. L’Ordre est un groupe que l’on pourrait qualifier de paramilitaire. Ils sont très implantés, très actifs et violents. En particulier envers les communautés humaines. »

Une main se leva dans l’assemblée. Elle fronça les sourcils et, d’un signe de la tête, donna la parole à l’adolescent qui la demandait. Amalia était toujours surprise de constater que les jeunes s’avéraient plus enclins à l’écouter que leurs aînés.

« Loïc, se présenta-t-il. Ceux de l’Ordre ne font pas partie de la Fédération ? Ils parlent Fédéral pourtant… C’est quoi la différence entre l’Ordre et un soldat de l’armée ? Eux aussi sont un groupe paramilitaire, non ? »

Si quelques vieux levèrent les yeux au ciel, car ils connaissaient la situation, d’autres tournèrent un visage intéressé vers la sorcière. Ce n’était pas vraiment le sujet et elle n’avait pas prévu d’en parler, mais elle ne pouvait pas passer à côté de la chance qu’ils lui donnaient. Leur apporter des réponses, c’était les aider concrètement.

« Je vais vous expliquer d’où ils viennent et qui ils sont, commença-t-elle. L’Ordre est une organisation qui a été fondée par Leuthar, il y a onze ans. Quand il a monté son groupe, avec l’accord de la Fédération, ce ne devait être que l’équivalent d’un parti politique. Depuis les Cataclysmes, c’est vrai, les sorciers ont du mal à faire confiance aux humains, Leuthar s’est servi de ce ressenti pour fédérer son mouvement. »

Amalia se détendit, elle avait leur attention, enfin. Elle but une gorgée d’eau, puis reprit :

« Il y a cinq ans, il a placé une personne politique, Pétra Perm, à la botte d’un de nos trois Présidents. Et non, anticipa Amalia, je ne parlerai pas du système politique fédéral aujourd’hui, Loïc, ou du moins pas maintenant. Mais on en reparle plus tard avec plaisir. »

Loïc hocha la tête et sourit.

« En cinq ans, ils ont passé bon nombre de lois anti-humaines. Tous les postes non-sorciers ont été supprimés du gouvernement, comme celui du père de Wil. Mais personne ne disait rien, tout le monde fermait les yeux. Ça résolvait nos problèmes de cohabitations. Ils ont déporté des centaines d’humains vers les côtes, mais personne ne disait rien, parce que tout le monde était d’accord. Certains sorciers ont essayé de protester. Au début, ils se sont contentés de les discréditer. Aujourd’hui… Aujourd’hui, élever la voix contre l’Ordre, c’est risquer sa vie. »

Elle s’arrêta là, ils avaient compris le principe.

Ils étaient tendus. Entendre une sorcière raconter cela, sans s’encombrer des discours politiques habituels, c’était rare. Même si leur rage ne la visait pas, ils serraient les dents. Amalia le sentait, mais elle était trop loin dans son explication pour s’arrêter. Son cœur battait plus vite. Elle déglutit et reprit :

« L’Ordre a commencé, il y a deux ou trois ans, à montrer sa force de frappe colossale. Leuthar est… incroyablement fort. Et quand je dis incroyablement fort… »

Elle frissonna. Les pouvoirs maîtrisés par cet homme dépassaient l’entendement.

« J’ai du mal à vous donner une échelle. Aux dernières estimations, il possédait plus de magie qu’un dixième de la Fédération des Enchanteurs réunie. C’est un véritable monstre de puissance. Il s’est entouré de mages redoutables. Il y a un problème avec nous autres, sorciers. Nous pouvons toujours devenir plus forts, toujours plus puissants. Ce n’est qu’une question de volonté, de persévérance. Si on le veut, on peut. Et Leuthar le veut plus que tout. Il est extrêmement fort et son pouvoir croît de jour en jour. Il y a 3 ans, on aurait pu l’arrêter, grâce à l’armée. Mais pour quoi faire ? Les sorciers n’étaient même pas au courant du nombre d’humains qu’il tuait sur les côtes. Il ne s’en prenait pas encore à ses concitoyens. »

Un grondement de colère montait dans l’assistance. Amalia attisait, bien involontairement, leur haine des enchanteurs. Mais elle voulait être claire. Elle devait aller jusqu’au bout.

« Maintenant, Leuthar et l’Ordre tuent aussi des sorciers. N’importe qui peut se revendiquer de l’Ordre. Nos amis, nos voisins, notre famille… On ne sait plus qui pense quoi, on ne peut plus faire confiance à personne et plus personne n’ose élever la voix contre ce qu’ils font. Ils instaurent un climat de terreur. C’est pour cela que la Fédération ne fait rien contre eux, même maintenant que l’on sait : ils sont allés trop loin et veulent pousser leurs idées jusqu’au bout. »

Elle s’arrêta brusquement et reprit un verre d’eau. Les émotions tournaient autour d’elle comme des parfums trop puissants. Sa vue se troubla. Elle ignora les signaux d’alarme envoyés par son corps et expliqua :

« Je suis de ceux qui pensent que la terre n’existerait plus depuis longtemps si elle n’avait été peuplée que d’êtres magiques. Je fais partie de ces sorciers qui souhaitent que les choses changent. Nous vivons sur le même territoire, avec deux politiques différentes. Oui, je voudrais que l’on puisse travailler ensemble. Que l’on puisse vous fournir de la magie, que vous puissiez nous apporter stabilité et sagesse… Vous êtes conscients de votre responsabilité dans les Grands Cataclysmes, contrairement aux sorciers, vous l’assumez. Pour autant, vous ne vous accablez pas, vous allez de l’avant et vous faites votre devoir de mémoire. Cela fait de vos peuples des sociétés bien plus sages que la Fédération. »

Le timbre de sa voix trembla, quelques murmures accompagnèrent le bref instant de silence durant lequel Amalia reprit sa respiration. Son discours sans condescendance ni mépris, sa sincérité et sa passion faisaient un bien fou à l’assemblée. La jeune femme s’appuya sur ces sentiments positifs et trouva l’énergie pour conclure :

« Si notre Congrégation et la Fédération doivent travailler ensemble, ce sera après la chute de l’Ordre. Laissez les sorciers se débarrasser de ce qui les ronge avant de pactiser avec eux. Ne les laissez pas, s’il vous plaît, installer ces points de transfert qui faciliteront l’accès à la côte pour l’Ordre. »

Amalia serrait tant les poings que ses jointures blanchissaient. Elle allait tomber. Wilma se releva et passa négligemment son bras autour d’elle, comme pour soutenir son discours. En vérité, elle l’empêcha de s’affaisser.

« Et, dans les grandes lignes, je suis d’accord avec elle, conclut-elle avec un sourire.

— Je vous propose une petite pause, fit alors Johan sur l’estrade. La tournée est pour moi, patronne. »

Cette dernière phrase s’adressait à la barmaid, derrière son comptoir, qui lui répondit par une exclamation joyeuse et s’activa pour remplir une belle quantité de pintes. Les tables se vidèrent, les discussions recommencèrent.

Amalia relâcha la pression et tomba dans les bras de Wilma. L’humaine la soutint et l’assit, dos à l’assemblée, avec des gestes fluides et un naturel qui ne laissait en rien présager que la jeune femme venait de tomber dans les pommes.

« Johan ! appela Wilma. Rapporte à boire par ici ! »

Sa voix sonna joviale, mais son regard appuyé indiqua un problème à son ami. Le Yasard saisit trois pintes par les anses et marcha jusqu’à leur table.

« Qu’est-ce qu’il s’est passé ? demanda-t-il tout bas. Trop d’émotions ?

— Elle n’était déjà pas bien quand elle a pris la parole après moi, grogna Wilma.

— Tss… On aurait dû faire une pause à ce moment-là. »

Amalia se réveilla brutalement, livide. Johan lui tendit immédiatement une chope.

« Merlin… Dites-moi que personne ne m’a vue m’écrouler…

— Non, Johan a lancé une tournée générale en diversion, répondit Wilma.

— Pas un mot à Ced, compris ?

— Alors là, tu rêves ma vieille… grogna son amie. Il saura tout. Tu as largement abusé de tes forces et tu aurais dû t’arrêter avant. »

Amalia gémit, dépitée et souffla :

« Il va tellement m’engueuler…

— Rentre chez toi.

— Pardon ?

— Tu n’es plus en état de tenir une conversation, insista Wilma. Rentre chez toi, je m’occupe de la suite. Je peux même expliquer comment fonctionne votre gouvernement à Loïc.

— C’est hors de question. »

L’humaine leva les yeux vers Johan qui hocha la tête.

« Je ne te laisse pas rester, asséna le Yasard. Rentre chez toi, c’est un ordre. »

Il jeta un regard autour de lui, insensible aux états d’âme de la sorcière, et alpaga Loïc. L’adolescent les rejoignit rapidement et demanda :

« Un problème ?

— Est-ce que tu peux raccompagner Amy jusqu’au point de transfert ? Je dois rester ici et Wilma aussi.

— Johan, c’est mort ! Je reste ! J’aurai l’air de quoi ? Après avoir expliqué tout ça, je disparais ? N’importe quoi !

— On leur expliquera que tu n’étais pas en état. Ce n’est pas négociable, Amy. »

La sorcière se releva vivement, un peu trop sans doute. Elle chancela.

« Va te faire foutre, Johan ! » souffla-t-elle avant de prendre la porte.

Loïc attrapa son manteau de fourrure et la suivit sans poser de questions.


Texte publié par Cestdoncvrai, 2 mars 2018 à 10h56
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