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tome 1, Chapitre 3 « Le port d’Odet » tome 1, Chapitre 3

Les vagues s’écrasaient contre les digues du port d’Odet, la mer était agitée. Ciel et eau se diluaient dans la nuit d’encre. La pluie, battue par le vent, frappait le toit des Communs au rythme des rafales. Amalia et Wilma n’avaient à marcher qu’une centaine de mètres pour atteindre le bâtiment, pourtant elles étaient détrempées.

La sorcière aurait pu les protéger d’un sortilège, mais l’usage de sa magie, même dans des proportions aussi basiques, serait passé pour ostentatoire. Elle les avait transférées au bout de la jetée, là où personne ne les verrait apparaître.

Odet, la plus grosse agglomération de la pointe Bretonne, faisait face à l’Atlantique. L’enchevêtrement de maisons, de hangars et de docks endurait stoïquement la furie des éléments. Le grain de ce soir-là n’avait rien d’exceptionnel. Les vieilles pierres, récupérées sur les ruines de plus de deux siècles, résistaient et résisteraient longtemps aux assauts de l’océan. L’usure rongeait les constructions, mais les tailleurs et maçons n’étaient pas rares dans la Congrégation Atlantique.

Les deux femmes remontèrent rapidement la digue, emmitouflées dans leurs manteaux. Wilma portait une parka très simple, à l’opposé de l’élégant vêtement bleu d’Amalia, mais, en cette année de 1896 ApM, ou 2346 ap.JC, la mode s’inclinait face à la praticité. L’épais pardessus humain remplissait parfaitement sa fonction : il gardait Wilma au chaud et au sec.

« Toi, j’te jure… grogna la jeune femme.

— Rho, ça va. Je n’avais qu’une heure de retard… » répliqua Amalia avec une parfaite mauvaise foi.

La sorcière marchait doucement. Déplacer Wilma avec elle n’aurait pas dû lui poser problème, mais, à cause de son manque de ponctualité, elles n’avaient pas eu le temps de se rendre au point de transfert le plus proche, à environ une heure de marche d’Aon. Sur la côte, le réseau fédéral s’avérait plus que sporadique. Amalia les avait déplacées en autonome, ce qui lui demandait énormément de magie : elle devait fournir au sortilège de transfert toute l’énergie qu’il ne pouvait pas puiser en Wilma.

Elle avait beaucoup trop tiré dans ses réserves, mais Wilma n’avait ressenti aucune gêne, comme d’habitude. La sorcière préférait prendre sur elle l’inconfort d’un voyage mal géré plutôt que de le faire subir à son amie.

À l’approche des communs, Amalia baissa les yeux sur sa main et son concentrateur, un bracelet relié à deux bagues par de fines chaînettes d’Iris. L’artefact lui permettait de rassembler sa magie pour amplifier ses sortilèges. Tous les sorciers en possédaient au moins un, mais, par convention sociale, ils les gardaient généralement invisibles. Amalia devait maintenir un charme particulier pour garder le sien apparent. Une façon d’afficher sa puissance et de fanfaronner qui avait toujours agacé sa famille.

Ce soir-là, dans son état de fatigue, il n’aurait pas été raisonnable de fournir un effort supplémentaire pour une question d’esthétique. Le bijou disparu lorsqu’elle relâcha son attention.

« Ça va aller ? Tu as forcé, non ? constata immédiatement Wilma.

— Non, c’est bon. Je ne veux pas afficher mon arme, c’est tout », mentit Amalia.

À l’entrée des Communs, elles montrèrent patte blanche en sortant leurs papiers. Le passeport fédéral d’Amalia fit tiquer la femme qui gardait la porte.

« C’est Johan qui lui a demandé de venir, précisa Wilma.

— Je vais me renseigner, répondit l’autre, dubitative. Tu peux rentrer, mais elle, elle reste là.

— J’attends ici. »

Johan, le Yasard qui les avait toutes les deux invitées, se montra et les fit entrer. Il salua chaleureusement les deux femmes. Natif d’Aon, l’homme connaissait très bien Wilma et avait sympathisé avec Amalia. Ils avaient passé un certain nombre de soirées, tous les quatre, à refaire le monde au comptoir de l’épicerie de Cédric. Il était devenu Yasard récemment et la Congrégation l’avait affecté au Nord, près des Glaces, pour sa première année d’exercice. Il se porta garant pour Amalia. Elle venait d’Aon, elle ne causerait pas de problème.

Les deux amies traversèrent les Communs. Les bâtiments abritaient plusieurs structures utilisées pour la vie citoyenne, économique et sociale du village. L’épicerie était fermée, à cette heure-ci, mais Amalia ne put s’empêcher d’observer la vitrine, de noter les prix et les équivalents en troc demandés pour les denrées courantes. Rien d’alarmant, Cédric pratiquait les bonnes fourchettes.

Wilma la tira doucement par la manche et elles entrèrent dans le bar. Le brouhaha festif et convivial qui y régnait se tut brutalement à l’apparition de l’enchanteresse. Amalia reconnut plusieurs hommes et femmes avec qui elle s’était déjà querellée. Elle évita soigneusement leurs tables et elles allèrent s’asseoir plus loin, à l’abri des regards. Les discussions reprirent peu à peu, mais l’hostilité dirigée contre la sorcière ne s’estompa pas. Elle la ressentait avec une violence qui lui tordait l’estomac. On lui proposa une bière, elle la refusa.

Le débat commença au bout d’une vingtaine de minutes. La large et chaleureuse pièce était dotée d’une petite estrade qui accueillait conteurs, chanteurs, musiciens et comiques presque tous les soirs. Les cinq Yasards y étaient installés, alignés sur de simples chaises. Johan était le plus grand de tous. En vérité, il était plus grand que bien des humains et sorciers. Du haut de ses un mètre quatre-vingt-dix-huit, il toisait souvent ses interlocuteurs de plusieurs dizaines de centimètres. Dalia était là, elle aussi. Elle venait d’Ebro, au sud des Pyrénées. C’était bien trop loin pour que les citoyens d’Odet sachent à quel port de l’Atlantique elle était rattachée. Les trois autres Yasards venaient de l’Estuaire de la Gironde, la plus grosse agglomération de toute l’Europe de l’Ouest. De nombreux humains tirés au sort pour assurer le rôle d’intendant politique étaient nés sur les terres de l’ancienne Aquitaine.

Les Yasards informaient l’assemblée des derniers événements notables survenus dans la congrégation. Ils initiaient les discussions, portaient certaines précisions à l’appréciation de la salle et modéraient les débats.

Dans un mois, le port d’Odet accueillerait une délégation de la Congrégation d’Égée. Leurs homologues méditerranéens marchaient depuis plusieurs semaines et, aux dernières nouvelles, le voyage se passait bien. Ils s’étaient arrêtés au port de Massalia où ils séjournaient quelques jours.

Leur venue était très attendue, ils amenaient avec eux le prototype d’une nouvelle génération de robots capables d’aider aux chantiers. Ce genre d’échange prenait des années à s’organiser et représentait un grand événement. Les invités seraient hébergés aux Communs et on discutait des tâches à accomplir pour que leurs hôtes ne manquent de rien. Les rôles se répartissaient naturellement entre les habitants.

N’importe quel citoyen avait le droit de demander la parole, soit pour commenter ce qui venait d’être dit dans le bon ou le mauvais sens, soit pour poser des questions, exiger des précisions. De nombreux enfants, éparpillés dans la salle, écoutaient avec attention les échanges. Ils ne pouvaient pas participer activement à la politique avant l’âge de seize ans, mais ils étaient emmenés très jeunes à ces réunions. L’engagement civique, cela s’apprenait.

Amalia avait toujours admiré la façon dont les humains tenaient à faire prendre conscience tôt à leur progéniture qu’ils devaient prendre part au vivre ensemble. Quoi que martelât l’Ordre, l’humanité avait compris ses erreurs et s’employait à transmettre ces leçons si durement acquises aux générations futures.

Lorsque les Yasards abordèrent enfin le sujet qui motivait la présence d’Amalia, la sorcière carra les épaules et prit une longue inspiration.

Un accord entre la Congrégation et la Fédération était en cours de négociation et l’un des points les plus discutés du document concernait le réseau de transfert. Les fédés souhaitaient augmenter la densité de leur maillage afin de rallier plus facilement la Bretagne.

Amalia se leva pour demander la parole et sentit à nouveau toute l’hostilité des Bretons à son encontre. Elle resta de marbre et attrapa l’antique micro, relié à un vieil ampli par un câble tellement rafistolé que l’on en voyait plus la couleur d’origine. La jeune femme ferma les yeux un court instant et se lança.

« Pour ceux qui ne me connaissent pas, je suis Amalia Elfric. Ce que vous avez entendu de vos camarades est juste. Je suis une sorcière. »


Texte publié par Cestdoncvrai, 28 février 2018 à 09h59
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