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Shimmering Manor, mardi 11 septembre 1877

Très cher cousin,

Votre dernière lettre m'a beaucoup touchée. Je dois avouer que je ne m'attendais pas, après ces cinq longues années, à ce que vous vous souveniez de l'enfant que j'étais encore avant votre départ d'Angleterre. Votre sollicitude me va droit au cœur. Il me faut hélas vous donner de fort tristes nouvelles : ma pauvre mère n'est plus de ce monde. Compte tenu de sa santé fragile, les rigueurs prolongées de l'hiver dernier ont eu raison d'elle. Elle est partie pour un monde meilleur en février dernier, mais au moins ai-je eu le réconfort de la voir s'éteindre en paix.

Je ne vous cacherai pas que son décès m'a laissée dans une situation financière pour le moins alarmante. Le maigre héritage de mon pauvre père a rapidement fondu en notes de médecin et autres nécessités, au point que je me suis trouvée dans l'incapacité de m'acquitter du loyer pourtant modique de notre petit appartement.

Fort heureusement, par l'intermédiaire d'une ancienne compagne de pensionnat, j'ai découvert une institution qui place les jeunes personnes éduquées mais désargentées - ce qui est mon cas, pour être lucide sur ma situation – dans des emplois convenant à leur condition. Prendre soin de ma malheureuse mère, pendant ces dernières années, m'aura au moins fait gagner une certaine expérience à veiller sur des personnes malades. Ce point a a attiré l'attention des responsables de l'institution, qui ont montré une grande diligence à la faire valoir auprès d'employeurs potentiels.

C'est ainsi que je me suis vu proposer un emploi fort intéressant, me semble-t-il, auprès d'une dame de qualité atteinte d'une affliction qui lui interdit depuis de longues années de paraître en public. Il me suffira de lui tenir compagnie, pour des émoluments plus que généreux ; je serai en outre logée et nourrie et je bénéficierai d'un jour de liberté par semaine. N'ayant que peu de relations et plus aucune famille en dehors de vous, ces conditions me conviennent à la perfection.

En vous remerciant encore de votre affection et votre sollicitude, je reste votre humble servante.

Elisand Hartley

Shimmering Manor, mercredi 19 septembre 1877

Mon cher cousin,

Une fois encore, je suis fort touchée de l'inquiétude que vous manifestez à mon égard. Comme je vous l'ai promis, je vais vous parler plus en détails de cet emploi, afin que vous soyez assuré que je dois à la seule chance d'avoir été ainsi distinguée, et qu'il n'y a aucune manipulation à craindre derrière cette situation.

J'avoue n'avoir jamais vu quelque chose d'aussi superbe que le Shimmering Manor. Une très ancienne demeure, en granit argenté, hérissée de tourelles comme une demeure de contes de fées. A l'intérieur, tout témoigne de l'ancienneté de la famille Shimmering : le mobilier doit bien remonter au règne de Henry VIII. De lourdes tentures de brocard et des tapisseries de Flandres couvrent les murs, et je ne vous parlerai même pas de la bibliothèque, au risque d'épuiser mes maigres ressources en papier et en encre.

C'est lord Henry, le jeune frère de lady Shimmering, qui m'a fait l'honneur de venir me chercher à la gare. A vous, je puis le confier : c'est un fort beau gentleman, guère plus âgé que vous. Il est grand et d'une taille élancée, et fort léger de pas. Une affection des yeux l'oblige à porter des verres fumés à tout moment du jour, mais au travers, ses yeux semblent bien fendus et lumineux. N'ayez aucune inquiétude, mon cher cousin, je ne vise à aucune union au-delà de ma condition – et moins encore à un commerce dégradant. Mais il me faut avouer que ses manières aimables, même envers moi qui ne suis qu'une modeste employée, m'ont profondément impressionnée.

Il m'a confiée à la gouvernante de la famille, madame Fooley, qui s'est montrée elle aussi parfaitement agréable. Elle m'a attribué une chambre dans les parties nobles de la demeure ! Pouvez-vous seulement l'imaginer ? Je voudrais pouvoir vous la faire visiter... mais je vous entends déjà dire que cette idée ne serait pas convenable et vous avez raison ! Tout au moins, je peux vous la décrire : elle se trouve dans une tour qui donne sur le parc par deux larges fenêtres. Les murs sont couverts d'une tapisserie gris argent ornée d'arabesques bleues, assorties aux rideaux et tentures, du même bleu profond. Il y a même une garde-robe attenante, avec un cabinet de toilette. Mais surtout, il y a a dans la chambre une magnifique coiffeuse, agrémentée d'un miroir encadré de cristal. Je n'en ai jamais contemplé un d'une plus grande pureté : aucun défaut n'altère sa surface.

Vous savez combien mon apparence m'importe peu, du moment que je respecte les convenances ; et... oui, je garde en mémoire vos moqueries, monsieur mon cousin ! Mais à cet instant, je me suis trouvée prise de l'irrépressible envie de m'asseoir dans le joli fauteuil capitonné et de demeurer un long moment à contempler mon reflet.

En fait, je dois vous avouer que j'ai cédé à cette tentation... mais madame Fooley s'est montrée d'une très grande indulgence à mon égard. Elle m'a dit en souriant que se regarder dans un miroir ne pouvait l'user. Quelle charmante expression, ne trouvez-vous pas ?

Il me faut vous laisser, cher cousin : je dois me préparer à rencontrer lady Rafaella Shimmering. Il me faut lui apparaître sous mon jour le plus favorable !

Votre dévouée cousine,

Elisand Hartley

Shimmering Manor, vendredi 21 septembre 1877

Mon cher cousin,

Ma plume ne me semble pas glisser assez rapidement, tant j'ai hâte de vous raconter en détail ma première rencontre avec lady Shimmering.

C'est une dame d'une très grande distinction. La nature de sa maladie l'oblige à demeurer dans ses appartements, dans une quasi-pénombre, avec pour seul éclairage quelques lampes à demi voilées. Son séjour, cependant, est vaste et fort luxueux ; le mobilier m'a paru fort ancien, tout comme les tableaux au mur, qui représentaient de fort belles dames en costumes d'époque, depuis, le seizième siècle jusqu'à notre époque. Je pense que le plus récent d'entre eux doit représenter lady Raffaella avant sa maladie, mais je ne saurais l'affirmer puisque je n'ai pu voir ses traits.

En effet, pour dissimuler les ravages de son mal, elle cache son visage sous un voile. Quand je l'ai rencontrée, elle portait une robe de satin noir à col haut et même ses mains étaient gantées. Il me faut avouer que l'effet avait quelque chose de mystérieux et de dramatique. J'ai même craint brièvement, il me faut l'avouer, qu'elle ne cachât les ravages d'un de ces maux exotiques et mystérieux qui dévorent le corps encore vif. Devinant sans doute mes craintes, elle m'a d'emblée rassurée en m'expliquant qu'elle souffrait d'une affliction de naissance, qui l'affaiblissait et marquait son corps, bien avant l'âge, des signes de sa mortalité. C'était la raison pour laquelle elle se dissimulait désormais aux regards et avait même fait voiler les miroirs de sa chambre.

Et pourtant, elle m'a adressé les plus belles paroles que j'aie jamais entendues : « Ce n'est pas parce que j'ai perdu ma beauté que vous devez avoir honte de la vôtre. La simple vue d'un charmant visage allège considérablement mon cœur. »

N'est-ce pas fort généreux de sa part ? Certes, je ne vous cache pas que j'aurais préféré entendre un beau jeune homme me faire une telle déclaration, mais jamais il ne m'était venu à l'esprit que je pouvais être jolie... et belle, moins encore.

Lady Rafella ne me retiendra chaque jour que deux heures de mon temps ; pour le reste, je suis parfaitement libre de circuler à ma guise, d'utiliser la bibliothèque ou la salle de musique. Je peine à mesurer cette chance...

Et ne froncez pas les sourcils, je vous vois d'ici ! Soyez plutôt heureux pour moi !

Votre dévouée cousine,

Elisand Hartley

Shimmering Manor, dimanche 30 septembre 1877

Mon cher cousin,

Sans mentir, vous me semblez être l'homme le plus méfiant au monde ! Pourquoi vous obstiner ainsi à voir le mal partout ? Ce n'est pas comme si personne ne savait que je travaille désormais au manoir Shimmering !

Je crois que je m'habitue au mieux à cette vie. Si seulement ma présence n'était pas liée à la pénible situation de lady Rafaella, tout serait aussi parfait qu'il est possible de l'être !

Pas plus tard qu'hier, lady Rafaella m'a fait parvenir par l'intermédiaire de madame Fooley une des ses anciennes robes, qu'elle ne porte plus du fait de sa maladie. Avant d'être affligée par ce mal injuste, elle n'était pas aussi amaigrie et cette robe d'après-midi de satin argent, si peu portée qu'elle en paraît neuve, me va aussi bien que si elle avait été taillée pour moi. Ce qui me rend un grand service, car ma seule robe un peu habillée a été tâchée par l'une des jeunes bonnes au cours du dîner, voici quelques jours. Madame Fooley l'a fait prendre pour qu'elle soir nettoyée, mais les lingères semblent l'avoir égarée.

Madame Fooley a été assez gentille pour m'aider à me recoiffer, et vous devriez me voir... On me confondrait aisément avec une véritable dame ! Lady Rafaella a paru ravie du résultat. Nous avons passé de merveilleux moments, durant notre entrevue quotidienne. Elle m'a raconté avec une précision extrême toute l'histoire de sa famille. J'ai été surprise par la clarté de sa mémoire, que son mal ne semble avoir affectée. C'est un véritable roman, et même si l'histoire n'a jamais été ma discipline favorite, lady Rafaella a su éveiller en moi un certain goût pour la question !

Voilà, cher cousin, la teneur actuelle de mon existence.... eu je ne la changerais contre aucune autre.

Votre affectionnée cousine,

Elisand Hartley

Shimmering Manor, mercredi 3 octobre 1877

Monsieur mon cousin,

Vos derniers commentaires m'ont fort peinée. Comment pouvez-vous ainsi prétendre que lady Rafaella s'amuse avec moi comme si j'étais une poupée ou un autre jouet ? Qu'elle me transforme en une créature superficielle et futile ?

J'ai bien failli ne pas vous répondre ! On pourrait croire que vous jalousez ma situation !

Mais fi de tout cela. Lord Henry m'a emmenée aujourd'hui en ville, et a même fort galamment acceptée de m'accompagner dans les boutiques de couturières et de modistes, une tâche qui représente habituellement un calvaire pour la gent masculine. Je mettrais ma main au feu que les employés pensaient que je devais être sa promise, avec mes vêtements distingués et ses façons si galantes à mon égard.

Et je vous vois déjà assumer votre air réprobateur ! Mais je puis vous assurer qu'aucune pensée ambiguë n'a traversé ni son esprit, ni le mien. Je suis rentrée avec un trousseau bien mieux garni, et ce n'était pas folie, car à quoi d'autre pourrais-je employer le généreux traitement que je reçois ?

N'ayez pas d'inquiétude... Je constitue assez de réserves pour faire face aux temps d'adversité, quand ils surviendront. Mais soyez honnêtes avec moi : pensez-vous qu'il soit si condamnable de vivre sa vie tant que l'on est jeune et de belle figure ? L'existence est quelque chose de si fragile, que rien ne nous dit que nous serons encore là demain... ou que nous ne serons pas affligés par la maladie, comme lady Rafaella.

Son exemple m'encourage à vivre à plein mon existence jusque là si terne, tant que cela m'est possible.

Avant que mon inconséquence n'achève de vous indisposer, il me faut vous parler d'un fait assez étrange. Hier soir, je tardais à m'endormir et j'ai décidé de prendre une tisane à l'office. Les couloirs du manoir étaient à peine éclairés. Je me suis soudain sentie un peu effrayée par cette ambiance un peu sépulcrale. Sans doute distraite par ce fait, je me suis perdue dans les couloirs.

Je me suis retrouvée dans une aile où je n'avais jamais pénétré. Tout y semblait fort différent : la tapisserie partait en lambeaux, des toiles d'araignées s'accrochaient aux chandeliers. Il est naturel que dans une si vaste demeure, certaines pièces ne soient que rarement ouvertes : il fort difficile, même avec une fortune conséquente, d'entretenir une si vaste bâtisse. Mais ce qui m'a surprise, c'est d'y croiser madame Fooley, qui portait un plateau chargé. Elle paraissait fort surprise de me voir, au point qu'elle en a presque manqué de lâcher son fardeau.

Elle m'a demandé d'un ton alarmé ce que je faisais là : j'allais lui répondre que je m'étais égarée, quand un son étrange, comme un long gémissement, est parvenu à nos oreilles. Madame Fooley m'a confié qu'il s'agissait de l'une des bonnes qui était tombée malade, avant de m'expliquer comment retrouver ma chambre. Cette aventure n'a donc rien de bien extraordinaire, au final, mais je ne peux m'empêcher de m'interroger sur la raison pour laquelle une bonne malade serait reléguée dans cette aile plutôt que dans les communs. Est-elle atteinte d'un mal contagieux ? Sommes-nous tous en danger de le contracter ?

Vous allez encore me considérer comme une sotte, mais madame Fooley m'a demandé de ne pas en parler, prétextant que la malheureuse risquait le renvoi si l'on découvrait qu'elle se trouvait une fois encore incapable d'assurer son service. J'ai du mal à croire que lord Henry et lady Rafaella agiraient de la sorte, mais cet événement m'a ému. Même si j'ai promis de ne plus retourner dans cette aile, je ne puis m'empêcher de rester très curieuse de ce fait et je me vois prise de l'envie de le tirer au clair...

J'attends, comme il se doit, vos arguments pour m'en dissuader.

Votre cousine,

Elisand Hartley

Shimmering Manor, mercredi 10 octobre 1877

Très cher cousin,

Votre conseil de ne surtout pas me mêler de ce qui ne me concerne pas me paraît tout à fait sage. Il me faut cependant avouer que cette histoire m'obsède. Même si personne ne m'en a reparlé, chaque fois que j'y pense, je me dis que tout cela est fort étrange.

Aujourd'hui, lady Rafaelle m'a largement complimentée sur mon apparence. Elle m'a même conseillé – entendez-vous cela ? – de recourir de façon discrète au maquillage. Une fois encore, je devine ce que vous allez me dire : qu'il n'est guère convenable qu'une jeune personne de qualité se tartine de couleur comme une fille de mauvaise vie. Mais comme le dit Lady Rafaella, célébrer la beauté, n'est-ce pas célébrer la vie ?

Pour revenir à des choses un peu plus graves, j'ai découvert que la famille Shimmering était plus encore éprouvée par l'existence que j'aurais pu m'en douter.

Je m'étais rendue à la bibliothèque et je m'adonnais à la lecture de récits de voyages, quand j'ai vu paraître un individu pour le moins étrange et inquiétant. Il s'agissait d'un homme, jeune encore, vêtu d'un pantalon de flanelle et d'une chemise froissée. Ses cheveux étaient longs et mal peignés, une barbe de plusieurs jours mangeait son visage. Mais ce qui m'a le plus surprise était le vide absolu de son regard. Comme si aucune conscience en éveil ne l'habitait...

Alors que je me portais vers lui pour lui demander les raisons de sa présence, il m’a agrippé par le bras avec une brusquerie surprenante. C'est alors qu'a surgit Lord Henry, suivi de madame Fooley qui, avec une énergie surprenante, est parvenue en peu de temps à retenir et entraîner le malheureux. Lord Henry s'est enquis avec beaucoup de prévenance de mon état, pour savoir si ce forcené m'avait blessée ou par trop effrayée. Je dois avouer que les événements m'avaient choquée, mais je me sentais plus troublée que vraiment effrayée.

Il faut dire qu'en dépit de l'apparence dépenaillée de l'inconnu, je n'avais été sans remarquer sa ressemblance troublante avec lord Henry. Après m'avoir longuement rassurée, ce dernier m'a révélé, non sans gêne, que l'individu était son frère jumeau. Par un sinistre coup du destin, un accident de naissance l'avait privé de l'essentiel de ses facultés. Bien que confiné pour sa propre sécurité comme celle des autres, il lui arrive parfois de fuir sa chambre et de errer dans les couloirs de la demeure.

Je dois dire que les attentions de Lord Henry ont beaucoup fait pour atténué mes craintes ; cependant, au cours de cet incident, j'ai cru remarquer un fait pour le moins étonnant. Lorsqu'il est passé devant les portes vitrées du meuble qui renferme les ouvrages les plus précieux de la bibliothèque, je n'ai pu apercevoir son reflet alors que le mien était parfaitement visible.

Je suis bien imprudente de vous écrire cela : sans doute trouverez-vous encore que je suis bien trop imaginative ! Je ne veux surtout pas que vous vous inquiétiez pour moi, mais je me refuse à vous cacher quoi que ce soit !

Votre dévouée cousine,

Elisand Hartley

Shimmering Manor, lundi 22 octobre 1877

Mon très cher cousin,

Je tenais à vous dire que je trouve votre inquiétude très touchante, même si elle me semble un peu extrême compte tenu des faits. La vie a repris son cours à Shimmering Manor. Je vous avouerai malgré tout que je trouve la manière dont Lord Henry et madame Fooley se préoccupent de ma sécurité un peu pesante.

La gouvernante a décidé qu'à aucun moment, en aucun lieu, je ne devais rester seule – sauf, bien entendu, dans ma chambre, mais avec instruction de m'enfermer dès que je m'y trouvais. Cela dit, si vous trouvez cette situation pour le moins dure, sachez que Lord Henry s'est excusé de ne rien m'avoir dit de la condition de son frère et m'a personnellement demandé si je souhaitais que ce malheureux soit éloigné. Au risque de vous paraître inconsciente, je me suis formellement élevée contre cette éventualité.

De quel droit devrais-je considérer ma situation avant celle d'une famille déjà si éprouvée ? D'ailleurs, pourquoi le frère de Lord Henry devrait-il soudain être considéré comme dangereux, alors que tant que j'ignorais son existence, personne ne se préoccupait de ce problème ?

Je tiens à ce que vous soyez rassuré, cher cousin. Nul n'est besoin pour vous de voler à mon secours...

Je demeure votre obligée,

Votre cousine,

Elisand Hartley

Shimmering Manor, dimanche 28 octobre 1877

Mon cher cousin,

Bien qu'il m'en coûte de l'avouer, sans doute avez-vous raison sur ma situation.

Comme vous me l'aviez conseillé, j'ai fait l'expérience d' « oublier » de verrouiller ma porte la nuit dernière. Au matin, quelqu'un s'en était chargé à ma place. Je reconnais avoir été assez irritée par ce fait : j'aurais admis qu'on me réveille pour m'en charger en personne. Même si je brûlais de sortir, j'ai attendu que madame Fooley vienne me « délivrer ». Elle m'a fait part de sa désapprobation, et a pris une mine sévère en déclarant que si je me montrais aussi irresponsable, elle ne pourrait promettre que rien ne m'arriverait.

Je lui ai répondu en feignant l'innocence que j'avais égaré ma clef, que je gardais habituellement dans ma poche et qui avait dû glisser dans le jardin. Elle me promis de m'en fournir une autre. Si elle tarde trop à le faire, je vais devoir penser à régulièrement le lui demander pour ne pas éveiller ses soupçons.

Une fois auprès de Lady Rafaella, je lui ai fait part – à mots fort mesurés – de mon irritation. Elle a fait le nécessaire pour me tranquilliser, en m'expliquant que madame Fooley prenait sa tâche très au sérieux et qu'elle tendait à se montrer un peu trop zélée. Elle m'a promis de lui parler pour la faire revenir à de meilleurs sentiments.

Je dois avouer, malgré tout, que je ne me sens plus aussi sereine. Une étrange tension semble s'être installée au manoir Shimmering. Peut-être les choses vont-elles progressivement se détendre. Mais je peux saisir à quel point ces faits m'ont affectés : ce soir, en m'installant face à la coiffeuse, mon visage m'a parut étrangement changé, plus dur, plus insensible...

En attendant de vos nouvelles,

Votre cousine,

Elisand Hartley

Shimmering Manor, mardi 6 novembre 1877

Cher cousin,

J'ai décidé de continuer à suivre vos conseils, en me détournant des obligations qui ont été indûment – de votre avis – placées sur moi.

Je suis revenue, dans la mesure du possible, à mes anciennes habitudes : je me suis remis à porter mes vêtements les plus simples, repris mes coiffures austères et j'ai banni tout maquillage. J'ai fait l'objet en retour de remarques fort peu agréables de la part de madame Fooley, qui y voit quasiment une trahison envers sa maîtresse. Elle m'a ouvertement demandé quelle folie me prenait.

Lady Rafaella, pour sa part, a montré un peu de chagrin en me voyant si peu reconnaissante de ses attentions. Même lord Henry est venu me trouver et m'a longuement exprimé, quoiqu'en termes plus courtois, le même sentiment.

Tous trois m'ont intimé de me rasseoir devant ma coiffeuse... En y réfléchissant, c'est le seul endroit dans la demeure où j'ai vu un miroir : partout ailleurs, ils sont absents, ou voilés... Je dois avouer que je commence à éprouver une inquiétude profonde.

Je sais ce que vous allez me dire : que vous m'aviez bien assez prévenue ! En attendant, je vais tâcher d'endormir leur méfiance en me pliant de nouveau à leurs désirs.

Je reste, bien aimé cousin, votre humble servante.

Elisand Hartley

Shimmering Manor, vendredi 30 novembre 1877

Mon cher cousin,

Votre silence m'a beaucoup inquiétée. Je me suis longtemps dit que que vous étiez peut-être occupé, que vous aviez votre vie à mener sans vous préoccuper de votre idiote de cousine. Mais je dois vous avouer que ma détresse ne fait que s'amplifier, et j'espère qu'il ne s'agit pas de votre part d'une manière de me punir de ma naïveté...

Je reste votre obligée ;

Votre cousine,

Elisand Hartley

Shimmering Manor, lundi 10 décembre 1877

Mon cher cousin,

Face à votre silence prolongé, il m'est venu à l'idée que vous n'aviez peut-être, tout simplement, pas reçu mes lettres. Je les remets habituellement à l'une des bonnes qui les porte en ville. Mais j'ai décidé, cette fois-ci, de faire autrement.

Même si je suis sans cesse sous le regard de madame Fooley et de Lord Henry, je vais faire mon possible pour glisser ce pli au jardinier qui n'a peut-être pas reçu de consignes pour retenir mon courrier. J'espère juste que mes lettres précédentes n'ont pas été lues : je ne voudrais pas qu'ils découvrent que j'ai conservé ma clef.

Je doute cependant que juste que si vous me répondez, on me remette votre pli... Cependant, je tiens à vous confier mes dernières et terribles découvertes. Vous allez vous dire que cette fois, je suis devenue folle. Totalement folle. Mais il ne m'est plus possible d'échapper à cette folie.

Afin d'endormir la méfiance de Madame Fooley et des Shimmering, j'accepte de nouveau de me conformer à l'attitude qu'ils attendent de moi. Je porte les tenues somptueuses que l'on m'envoie, je laisse la gouvernante coiffer mes cheveux et m’apprêter pendant des heures devant le miroir.

Étrangement, à force de de contempler mon reflet, il m'a semblé voir se mouvoir d'étranges ombres dans les profondeur du reflet. Mon image me contemple en retour, et parfois, j'ai presque le sentiment de la voir porter une expression qui m'est étrangère. Ce sentiment est sans doute le fruit de mon imagination, lié à mon emprisonnement entre ces murs dans lesquels je me sentais si bien, à mon arrivée.

Je n'ai pu m'empêcher de repenser à ma rencontre avec le frère de Lord Henri à la Bibliothèque. Je sais que je vais sans doute faire quelque chose de très imprudent, mais je veux vérifier un fait important, une bonne fois pour toutes. Dès que cette lettre sera partie, je me rendrai dans cette aile qui m'a été interdite. Heureusement, j'ai toujours la clef de ma chambre, que j'ai conservée sur moi, et fort bien m'en a pris car je suis persuadée que mes affaires ont été fouillées. Même mon écritoire et mon papier semblent avoir été subtilisés : c'est la raison pour laquelle cette lettre a été rédigée à la mine de plomb, au dos d'une de vos lettres.

Je tremble à l'idée de cette expédition à venir. Il y a peu de chance que je reçoive votre réponse, mais je veux encore espérer...

Votre affectionnée cousine,

Elisand Hartley

Shimmering Manor, mercredi 12 décembre 1877

Mon cher cousin,

Je vous écris de la pénombre de ma chambre, les mains tremblantes... Je ne sais par où commencer. J'espère, une fois encore, que vous ne viendrez pas à douter de ma raison...

La nuit dernière, j'ai veillé jusqu'à minuit passé – je n'ai pas eu de mal à me tenir alerte, avec toutes ces pensées qui tournaient dans mon esprit . Revêtue d'un manteau sombre, la tête couverte d'une écharpe noire, je suis sortie de ma chambre, avec une lampe qui brûlait au minimum – et que j’étais prête à aveugler avec mon écharpe si besoin.

J'ai été étonnée de si aisément retrouver le chemin de la chambre d’où était sortie madame Fooley. Elle était fermée, ce qui était à prévoir, mais en essayant sur la serrure la clef de ma propre chambre, j'ai eu la surprise de la voir fonctionner.

Lorsque je suis entrée, l'homme était assis dans un fauteuil, dans la pénombre ; ses traits avaient vraiment dû être beaux, jadis, aussi beaux que ceux de Lord Henry. Cette ressemblance était décidément déconcertante, en raison surtout de son regard si vide. Cela dit, je n'ai jamais vraiment vu le regard de Lord Henry, car il est contentement dissimulé derrière ses verres fumés.

C'était à peine s'il a réalisé ma présence. Avec hésitation, je me suis approchée et j'ai posé la main sur son bras. Il a frémi légèrement et ses yeux sans lumière se sont tournés vers moi. J'ai senti sa main agripper faiblement mon bras. Il voulait se lever : je l'ai aisé, forte de l'expérience que j'avais pu avoir avec ma mère. Il était instable sur ses jambes et se comportait comme s'il était plongé dans un brouillard permanent. Cependant, il savait manifestement où il voulait me mener : vers une portion de mur, où une trace plus pâle apparaissait sur la tapisserie fanée.

Il est resté un certain temps à la fixer, comme s'il y voyait quelque chose qu'il était le seul à pouvoir discerner. Et j'avais une idée assez précise de ce qu'il y cherchait... J'ai sorti de dessous mes vêtements le miroir à main que j'avais emporté, dissimulé dans les plis de ma robe comme un objet interdit et dangereux qui n'aurait jamais dû quitter son sanctuaire...

Me penchant vers ce pauvre insensé, je l'ai attiré à mes côtés, pour lui montrer notre reflet commun. Il a saisi la manche, posant ses doigts sur les miens – un contact froid et désespéré qui m'a fait frissonner. Il l'a levé à hauteur de ses yeux, et c'est là que j'ai vu la réalisation de mes craintes les plus profondes.

Il ne possédait aucun reflet...

J'ai d'abord cru que j'avais mal vu, que la pénombre m'avait joué des tours. J'ai du mordre ma propre main pour éviter de crier. Il a effleuré la surface vide, une immense douleur sur son visage creusé. Il m'a semblé voir passer, dans les profondeurs du miroir, ces étranges ombres qui semblent nous narguer, à la limite de nos perceptions.

Après cela, je ne me souviens plus très bien de ce qui s'est ensuivi... J'ai regagné ma chambre comme dans un rêve ; j'avais l'impression que des formes mouvantes se dissimulaient dans l'obscurité, attendant mon passage pour se jeter sur moi.

Depuis ce matin, la journée s'écoute avec une étrange irréalité : je continue à répondre à leurs aspirations, mais une foule de pensées insensées habitent mon esprit. Ce qui me reste de raison m'aide à affronter ce quotidien bizarre, mais je m'attends à chaque instant à ouvrir les yeux et me trouver à côté de ma mère, ou seule dans le petit appartement que nous avons partagé. Je le souhaite ardemment...

Votre dévouée cousine,

Elisand Hartley

Shimmering Manor, vendredi 14 décembre 1877

Mon cher cousin,

Je suis certaine à présent que je n'aurai jamais l'heur de vous revoir, à présent que j'ai compris quel funeste sort m'attendait.

Aujourd'hui, quand Lord Henry est venu me chercher pour m'escorter jusqu'à la salle à manger, je l'ai accidentellement bousculé. Je ne l'avais jamais ne serait-ce qu'effleuré. Et l'effet a été très étrange : c'était comme si, sous son superbe costume, son corps n'avait ni substance ni consistance. Derrière ses lunettes, son regard s'est fixé sur moi, avec une intensité pour le moins effrayante. Je me suis reculée, comme si de rien n'était. Mais l'étrangeté de la situation demeurait. Il montrait à mon égard une impatience, une froideur nouvelles. J'ai détourné les yeux, décidée à me montrer la plus soumise possible.

Je suis resté le reste du temps dans ma chambre, devant le miroir, contemplant ce reflet que je reconnaissais de moins en moins. Quand madame Fooley est venue coiffer mes cheveux et farder mon visage, j'espérais tout du long qu'elle ne sentirait pas les tremblements qui m'affectaient. Dans le miroir, les présences chuchotaient, bruissaient... invisibles et insaisissables... Elles semblaient cerner mon reflet, de plus en plus près. Puis elles ont brusquement reculé, comme si quelque chose les avaient effrayées.

J'ai senti une présence dans mon dos : je n'ai pas eu besoin de me retourner pour réaliser que du seuil, hors du champs du miroir, Lord Henry m'observait... ou peut-être, observait mon reflet dans le miroir.

Une idée folle a traversé mon esprit... Si l'homme dans la chambre ne possédait plus de reflet... Se pouvait-il que Lord Henry... soit ce reflet ? Un reflet dont l'une de ces créatures qui chuchotaient dans le miroir s'était emparé pour vivre en ce monde ?

Et mon propre reflet... se pourraient-ils qu'ils le convoitent aussi ? Au point de faire plus que le nécessaire pour qu'il soit parfait à leurs yeux ?

C'est une chance que vous ne puissiez jamais lire ces mots , cher cousin. Vous penseriez que votre cousine n'est plus qu'une pauvre insensée.

Votre cousine,

Elisand Hartley

Shimmering Manor, samedi 15 décembre 1877

Cher cousin,

Il ne me reste que peu de temps pour écrire ces quelques mots, même s'ils ne vous atteindrons jamais. Je me suis enfermée dans la chambre, une précaution vaine, car ils possèdent le double et peuvent pénétrer quand ils le voudront. J'ai poussé mes meubles devant la porte, ce qui ne les retiendra pas très longtemps, mais ils peuvent se permettre d'attendre...

Je n'ai pu me contenir plus longtemps. Hier, quand je suis allée visiter lady Rafaella, je suis restée docile et enjouée, en dépit de mon angoisse croissante et de la subtile menace qui émanait d'elle, durant tout le temps où je lui ai tenu compagnie. Mais au terme de ces deux heures, alors que je m'apprêtais à sortir, je me suis rapidement tournée vers elle et j'ai arraché la voilette qui lui couvrait le visage.

C'est une horreur inimaginable que j'ai découvert : ce visage qui aurait dû être beau, même atteint par les ravages de la maladie, était couvert de tâches sombres et de craquelures., comme une lèpre qui en gagnait lentement toute la surface. Par endroit, ces tâche s’écaillaient, révélant en dessous... le vide, comme s'il n'y avait rien au-delà de cette couche ravagée. Des creux de néants absolu. Et ses yeux... ses yeux n'avaient aucune couleur, comme une surface réfléchissant l’ombre autour de nous, dénués de toute vie et de toute humanité. Ils ouvraient directement sur le néant le plus profond.

Elle s'est levée, telle une automate, et à avancé, ses mains gantées tendues vers moi. Figée sur place par l'horreur, je n'ai pu réagir que lorsque j'ai été à sa portée. J'ai poussée cette atroce créature en arrière. Comme son frère, elle semblait ne possédait aucune substance propre. Elle s'est envolée comme une feuille flétrie par l'automne pour s'affaler contre le mur.

Elle s'est redressée aussi aisément qu'une ombre qui se déployait et a éclaté d'un rire affreux. Elle m'a dit que bientôt, très bientôt, je n'aurais plus l'heur de la trouver aussi repoussante. Cette remarque a fait naître en moi un sentiment profond de terreur... et de confusion. Je l'ai poussée de nouveau avant de fuir la pièce, en direction de ma chambre où je me suis cloîtrée.

Ma fenêtre se trouve à deux étages de hauteur et donne sur l'allée de gravier : il m'est impossible de sauter sans me tuer ou me blesser gravement. C'est cette dernière éventualité qui m'a retenu d'agir. Lentement, je me suis tournée vers la coiffeuse et j'ai rencontré mon reflet : il n'avait plus de rapport avec la vision que je dois présenter, ma mise en désordre, mes cheveux décoiffés... L'image dans le miroir arborait la robe argentée de lady Rafaella, ses cheveux demeurent parfaitement coiffés et son teint s'égaye de quelques taches de couleur.

Tout autour d'elle, les ombres sans substances semblait bruire et s'affairer, tandis qu'un léger sourire étirait ces lèvres qui n'étaient déjà plus les miennes... Dans un mouvement instinctif, j'ai saisi le guéridon tout proche et je l'ai envoyé dans le miroir, qui s'est brisé en une pluie d'éclats.

Ils savent que je n'ai nulle part où aller. J'ai entendu à plusieurs reprises la poignée tourner, puis des coups ont commencé à retentir. Il ne s'écoulera sans doute plus très longtemps avant qu'ils ne mettent la main sur moi. Je ne sais exactement comment, mais quelque chose me dit que j'irai rejoindre le pauvre insensé de l'aile abandonnée... Et que cette image de moi-même, qu'Ils ont patiemment créée, vivra en cette demeure la vie de lady Rafaella.

Puisse le Seigneur avoir pitié de moi...

Votre cousine,

Elisand Hartley

Londres, mercredi 16 janvier 1878

Très cher ami,

Jamais je ne saurai trop vous remercier de l'aide précieuse que vous m'avez apportée, que ce soit dans les recherches que vous avez effectuées sur cette famille Shimmering, ou pour le soutien que vous m'avez offert dans les suites de cette pénible affaire.

Maintenant que les rumeurs commencent à se dissiper, je puis vous narrer en détail ce qui s'est réellement passé en ce jour de décembre, quand je me suis avisé que la teneur de plus en plus inquiétante des lettres de ma cousine, suivie de son silence prolongé étaient devenu par trop inquiétant. Compte tenu des informations que vous m'aviez apporté sur les habitants de cette demeure, il m'était impossible d'y laisser Elisand.

Je n'ai pas hésité à escalader le mur, sachant que le portail ne me serait jamais ouvert. A peine ai-je posé les yeux sur le manoir des Shimmering, qu'il m'a fait une fort sinistre impression. Lorsque je me suis présentée devant la porte, demandant à voir ma cousine, la bonne a prétendu m'interdire l'entrée. Je dois avouer que jamais je ne me serais douté qu'un jour, j’entrerais de force dans le manoir d'une noble famille. J'ai violemment poussé la pauvre fille et je me suis engouffré dans les couloirs à peine éclairé, sans trop savoir où mes pas me dirigeaient.

C'est alors que j'ai aperçu une femme corpulente qui courait vers l'étage : je l'ai attrapée par le bras, et j'ai réitéré ma question : cette personne, probablement cette gouvernante dont Elisand m'avais longuement parlé dans ses lettres, a blêmi et a cherché à se dégager, mais je la maintenait d'une poigne ferme. Elle a commencé à prétendre qu' Elisand ne se trouvait plus là, mais j'ai levé ma canne dans un geste menaçant, et elle a fini par accepter de me conduire à son maître.

Le lueur fourbe qui jouait à ce moment dans son regard ne m'a pas échappé, et je me suis promis de me méfier d'elle, autant que possible. Elle m'a conduit à l'étage, dans un salon dans les volets avaient été à demi clos ; un homme se tenait là : mince élégant, les yeux obscurcis de lorgnons fumés. Il s'est présenté comme le fameux « Lord Henry Shimmering ».

Je l'ai trouvé d'une immense suffisance ; derrière ses lorgnons, son regard froid me toisait comme si je n'avais été qu'un insecte. Mais alors qu'il me confirmait l'absence de ma cousine, j'ai entendu comme une commotion venant de l'étage au-dessus, comme des coups violents assénés sur une porte. J'ai immédiatement fait mine de me précipiter vers l'origine de ce bruit, mais lord Henry s'est interposé ; j’aurais persuadé qu'il n'aurait aucun poids face à ma détermination, mais j'ai alors ressenti une impression pour le moins étrange, comme si un fluide glacé se répandait dans mes veines, m'empêchant de bouger.

J'étais bien décidé à résister à l'emprise de cet homme... quoi qu'il puisse être ! Un hurlement a retenti à l'étage, m’arrachant à cette étrange emprise. J'avais pris avec moi ma canne épée : je l'ai dégainée et sans la moindre hésitation, je l'ai plantée dans le cœur de l'homme : elle l'a traversé aussi aisément qu'elle se serait enfoncée dans de l'eau, ou même de l'air. Il est resté debout, me regardant avec tout le mépris dont un être pouvait être capable. Quand j'ai tiré ma lame de son corps, un liquide répugnant s'est écoulé : une sorte d'essence grisâtre, parcourue de reflets miroitants.

Je l'ai frappé une seconde fois, puis une troisième, sans plus d'effet... De nouveau, cette impression effrayante, angoissante s'insinuait à l'intérieur de mon cœur, me glaçant jusqu'aux tréfonds de mon âme. En désespoir de cause, je l'ai frappé de ma lame en travers du visage : elle y a taillé une large entaille, ouvrant sur un vide affreux, comme si cette face n'était qu'un masque posé sur le vide...

J'avoue être resté un seconde pétrifié d'une telle terreur que, sans doute, serais-je retombé sous l'emprise de cet être, si un nouveau cri, dans lequel j'ai reconnu la voix de ma cousine, ne m'avait sorti de ma stupeur. J'ai appelé son nom, à m'en déchirer la voix, et je l'ai entendu me répondre...

J'ai bondi vers l'escalier, poussant hors de mon chemin cette créature abjecte. J'ai monté les marches quatre à quatre, pour tomber face à la gouvernante, qui tenait d'une poigne de fer une jeune personne que je peinais à reconnaître comme ma douce cousine : elle était vêtue d'une robe fort chère de satin gris, froissée et déchirée, et sa chevelure pendait en désordre. Elle semblait être en proie à une terreur absolument abjecte.

Je n'ai pas hésité à frapper la femme au visage, l'étourdissant assez pour qu'elle relâche sa prise sur Elisand. Cette dernière me regarda avec un effroi fort douloureux. Je lui ai parlé doucement, jusqu'à ce qu'une lueur de reconnaissance apparaisse enfin dans son regard. Sans plus attendre, je l'ai entraînée avec moi vers l'air frais du dehors, loin de ce lieu d'horreur.

Je ne saurais vous remercier assez d’avoir pris assez au sérieux mes allégations pour envoyer, avec l'accord de votre hiérarchie, des hommes en cette sinistre demeure. J'ai ouï dire qu'il y avaient retrouvé deux corps dans l'aile abandonnée du manoir : l'un deux est probablement l'homme qu'Elisand avait croisé, le prétendu frère jumeau de lord Henry. Le second était celui d'une femme, depuis longtemps, à ce qu'il semblait, consumée par une maladie cruelle. Mais plus aucune trace de ces deux créatures maléfique ni de la gouvernante. Il a été conclu qu'ils étaient les véritables maîtres des lieux et qu’ils étaient morts de causes naturelles, après avoir été longuement séquestrés par des imposteurs.

Je ne souhaite pas m’enquérir plus avant de ce qui s'est passé : mon souhait est d'oublier au plus vite cette pénible affaire. Elisand se remet lentement dans un maisons de repos au bord de la mer, et j'ai pris soin de bannir de sa vue tout ce qui peut lui rappeler son épreuve.

Mais encore à ce jour, elle refuse d'approcher du moindre miroir. Je ne sais si elle sera jamais délivrée de cette singulière terreur.

Je reste votre dévoué serviteur,

William Hartley


Texte publié par Beatrix, 27 septembre 2013 à 13h35
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