Le temps s’était considérablement refroidi ces derniers jours. Nick releva le col de son manteau, et resserra sa veste usée autour de lui. Au fond de sa poche, il sentait entre ses doigts son ultime trésor : une pièce de deux euros. Il n’aurait sans doute pas de quoi se payer à la fois un café et du pain. Il devrait choisir… Comme repas de Noël, ce serait bien maigre, de toute façon !
Le jeune homme leva les yeux vers le ciel blanc : déjà les premiers flocons descendaient en tourbillonnant. Il allait devoir se mettre à l'abri très vite, s’il ne voulait pas qu’on trouve son corps gelé au petit matin.
Bien sûr, il avait toujours la possibilité de retourner chez ses parents, mais après avoir claqué la porte et déclaré qu’il était capable de se débrouiller seul, son orgueil le retenait loin d’eux. Il poussa un soupir : le café le réchaufferait cinq minutes, mais le pain lui tiendrait au ventre pendant une bonne demi-journée. Il avait pris l’habitude de se contenter de peu. Dès le lendemain, il se remettrait en quête d’un petit boulot.
Quand Nick baissa les yeux, il aperçut devant lui la vitrine d’une boulangerie, toute décorée pour les fêtes. Il sourit amèrement, en se rappelant le sapin, les cadeaux, les repas copieux. Toutes ces choses auxquelles il avait renoncé.
Alors qu’il poussait la porte du magasin, il entendit des voix derrière lui :
« Maman, je voudrais bien avoir un dessert pour Noël… Une jolie bûchette…
— Je suis désolée, ma chérie, mais nous n’avons pas de quoi, cette année. »
Il se retourna pour voir une femme maigre et fatiguée, qui traînait par la main une fillette aux vêtements usés et dépareillés.
Nick les contempla tristement. Après tout, il pouvait bien se passer d’un repas de plus. Il aperçut dans la vitrine une bûchette de Noël, absolument minuscule, avec une toute petite hache plantée dessus et un microscopique champignon de meringue au chapeau rouge. Elle coûtait juste deux euros…
Il entra pour l’acheter et ressortit aussitôt, cherchant frénétiquement la mère et son enfant qui n’avaient pas pu aller bien loin dans cette foule qui se bousculait pour faire ses emplettes. En prenant soin de ne pas trop agiter le fragile dessert, il allongea le pas ; finalement, il les aperçut au loin. Il n’eut pas trop de mal à les rattraper et tendit à la petite fille l’emballage de carton frappé d’étoiles, en balbutiant :
« Tiens… Joyeux Noël… »
Avant même de recevoir les remerciements de l’enfant ou de sa mère, il battit en retraite. Il savait que ce qu’il venait de faire était une idiotie totale, étant donné sa situation. Mais la chaleur qu’il ressentait à l’instant remplaçait bien largement celle d’un café.
En hiver, la nuit tombait vite ; même si un reste d’argent illuminait encore l’horizon et que la fine poudre scintillante et glacée que déversait le ciel semblait émettre sa propre lueur, Nick avait le sentiment de sombrer dans la pénombre, sous ce porche que les éclairages de Noël n’atteignaient pas. La foule passait en grandes vagues sombres et bruyantes, qui se tarit progressivement comme tournaient les heures. Quand une silhouette large et trapue s’arrêta devant lui, le jeune homme était tellement engourdi par la faim et le froid qu’il ne réagit pas immédiatement. Il leva les yeux en entendant un étrange tintement, comme celui d’un carillon, très pur et presque éthéré. L’inconnu portait une grosse veste à carreaux et une chapka, mais la vue de son visage épanoui et rougeaud, mangé par une épaisse barbe blanche, fit naître en lui une douce nostalgie.
« Jeune homme, déclara l’inconnu d’un puissant baryton, j’ai été témoin de votre générosité. Et je pense enfin avoir trouvé en vous un parfait apprenti ! Quel est votre nom ?
— Nick… Nicolas… balbutia le jeune homme.
— Encore plus parfait ! Ne perdons pas de temps, mon véhicule est en stationnant gênant. Les toits ne sont plus aussi solides que jadis ! »
Le jeune homme aurait dû se poser des centaines de questions, mais il décida de suivre son sauveur. Après tout, une telle opportunité ne se présenterait pas deux fois !
Un an plus tard…
« Alors, gamin, prêt pour le grand retour ? »
Nicolas se tourna vers la porte de ses appartements, où son patron et mentor venait de faire son apparition.
« Je suis navré… s’excusa le jeune homme. Je vous abandonne juste à l’époque où vous avez le plus de travail…
— Il est tout à fait normal que tu retournes chez tes parents pour passer, au moins une fois, les fêtes de Noël en leur compagnie, surtout quand tu ne les as pas vus depuis si longtemps. Mon propre maître en a fait autant pour moi. »
Nicolas esquissa un sourire en songeant à la vérité qu’il avait découverte durant l’année passée : à un moment donné de sa carrière, chaque père Noël prenait un apprenti destiné à lui succéder, à qui il transmettait tout ce qu’il devait savoir pour exercer son métier. Il était cet heureux élu et vivait à présent en Laponie, dans ville d'Hiver ; ses appartements aux murs de bois chaleureux étaient éclairés par la lumière pure du pôle ; il y flottait toujours une légère odeur épicée, de cannelle, de clous de girofle et de gingembre…
En tant qu’apprenti, Nick portait habituellement une tenue verte, semblable à celle de son maître si ce n’était par sa couleur, mais elle risquait d’être trop voyante pour une visite chez ses parents. Il avait donc opté pour un costume beige très correct, avec une chemise rouge et une cravate ornée de petites cannes de sucre d’orge.
« Très bien, approuva le père Noël. Mais es-tu sûr de vouloir leur dire la vérité ?
— Cela vaut le coup d’essayer !
— Alors, je te souhaite bonne chance. Malgré tout, je pense que tu devrais prendre avec toi un de mes lutins. Dès que j’ai besoin d’eux, ils le savent immédiatement ! »
Nick fronça les sourcils, inquiet :
« Mais si mes parents le voient avant que j’aie le temps de leur expliquer ?
— Ne t’inquiète pas pour cela, les gens ne voient les lutins tels qu’ils sont que lorsqu’ils y sont prêts. »
De derrière le père Noël, sortit un lutin aux cheveux argentés et au visage rond, qui se nommait Flocon ; vif et curieux, il était toujours prêt à visiter le monde, contrairement à ses camarades bien plus casaniers. Il sauta sur l’épaule de Nicolas avec un large sourire.
Après un salut un peu tremblant, le jeune homme saisit sa valise et se dirigea vers l’aire de décollage où l’un des traîneaux, tiré par deux des fameux rennes magiques, l’attendait pour le conduire dans sa ville natale.
Quand il arriva devant la petite maison, il constata qu’elle n’avait pas changé d’une tuile. Les buissons sagement taillés, les murs blancs, le toit rouge, le vieux pommier… tout était là. Quelques guirlandes l’illuminaient de couleurs festives. Le jeune homme avait eu l’occasion, durant l’année passée, d’échanger quelques courriers électroniques et quelques coups de fil avec ses parents, pour leur dire qu’il allait bien et qu’il avait trouvé un bon emploi dans une société de livraison basée à l’étranger. Il avait même envoyé quelques photos de lui-même, en visite à Helsinki, bien habillé et souriant, avec un attaché-case à la main. Certes, il n’avait pas menti, mais il avait envie que sa famille apprenne la vérité.
Il appuya sur la sonnette et entendit aussitôt s’élever l’aboiement de Moustique, le labrador noir de la maisonnée. Quand son père ouvrit la porte, le chien fidèle fit le premier à lui faire la fête ; mais très vite, l’animal leva les yeux et laissa échapper un grondement.
« Voyons, Moustique, qu’est-ce qu’il te prend ? gronda son père. Tu vois bien que c’est Nicolas ! »
Le jeune homme se doutait que le chien avait aperçu Flocon, mais ce n’était pas le cas de son père, de toute évidence. Il espéra qu’au terme de cette soirée, la magie de Noël aurait agi et qu’il pourrait faire partager à ses parents ce merveilleux secret.
Son père écarta Moutique et serra son fils dans ses bras, avec une émotion visible, avant de le saisir par les épaules et de se reculer un peu pour le contempler :
« Mais tu as l’air en pleine forme ! Et tu es vraiment élégant ! Maman, viens vite ! »
Sa mère accourut à son tour, et lui offrit les mêmes effusions, tandis que le chien les observait avec méfiance, les yeux fixés sur l’épaule du jeune homme.
Dans le salon, un grand sapin avait été installé, décoré de rouge et de vert, avec la touche dorée d’une guirlande d’étoiles lumineuses. Le repas avait été disposé, avec toutes les douceurs dont il se souvenait : foie gras, saumon, petites bouchées gourmandes… La dinde attendait dans le four. Très vite, ils s’attablèrent joyeusement.
« Raconte-nous tous, le pressèrent ses parents.
— Non, vous d’abord… Cela fait un an et demi que je ne suis pas revenu. Vous devez avoir beaucoup de choses à me raconter ! »
La discussion lui permit de temporiser pendant qu’il recherchait la meilleure façon de leur présenter la vérité. Il eut droit à toutes les nouvelles concernant la famille, proche et éloignée, le voisinage, le pays même – après tout, il vivait en Finlande ! Enfin, le dessert arriva, avec sa bûche aux marrons et chocolat et ses sablés à la cannelle. Son père fit sauter le bouchon d’une bouteille de champagne en l’honneur de son fils retrouvé.
« Alors, raconte-nous ton travail… »
Nicolas, qui était en tain de donner discrètement des morceaux de biscuits à Flocon, décida de jouer le tout pour le tout…
« Tout a commencé alors que je me trouvais dans la rue… »
Il raconta sa rencontre avec le père Noël en civil, son étonnant voyage en traîneau – sans doute, s’il n’avait été si désespéré, se serait-il évanoui en voyant des rennes voler… Il parla de la ville de Laponie, et de ses palais de bois enneigés toute l’année, des usines de jouets…
Enfin, il évoqua son apprentissage : dresser la liste des enfants, envoyer les lutins enquêter discrètement pour savoir s’ils avaient été sages, vérifier leur adresse, contacter les sous-traitants qui fabriquaient une partie des jouets, acheminer tout le stock vers le palais d’Hiver, le joindre à celui qui était produit sur place… S'assurer que les rennes se trouvaient en bonne condition physique et le traîneau en état de marche…
Il se laissait emporter par son propre enthousiasme, en voyant ses parents sourire et rire au-dessus de leurs flûtes emplies de liquide pétillant. Enfin, quand le repas fut en grande partie évanoui dans les estomacs, devant la dernière tasse de café, son père se pencha légèrement et murmura, comme une confidence :
« Dis… et si tu nous racontais la véritable histoire, maintenant ? »
Si l’étoile du sapin était tombée pour s’écraser au sol, elle n’aurait pas causé autant de fracas que cette réflexion pour le malheureux jeune homme.
« Mais… c’est la vérité ! balbutia-t-il.
— Allons, répondit sa mère, les joues rosies par le champagne, c’était très drôle et je reconnais bien là ton imagination… Ce serait bien joli si c’était vrai ! Mais nous avons vraiment envie de savoir ! »
En désespoir de cause, il attrapa Flocon sur son épaule et le montra à ses parents. Son père le contempla, bouche bée :
« Mais… d’où sors-tu cela ? Je ne me suis pas aperçue que tu l’avais avec toi ! Pas étonnant que Moustique ait tant grogné ! »
Sa mère fit claquer sa langue contre son palais :
« Allons, ne sois pas brusque… Tu vas lui faire peur… »
Elle tendit la main vers Flocon, qui se recula légèrement, perplexe.
« Il a l’air timide… C’est un si joli petit lapin… »
Un lapin ?
Voilà donc comment ils voyaient Flocon ?
Le jeune homme baissa la tête, déçu… Il était persuadé, à son retour, que le père Noël lui donnerait une petite tape consolatrice sur son épaule, en lui expliquant que lui non plus, ses parents ne l’avaient pas cru…
Est-ce que cela signifiait qu’ils n’étaient pas touchés par l’esprit de Noël ?
Il regarda autour de lui, ressentant la chaleur qui se dégagea du lieu, et la joie de son père et de sa mère de l’avoir avec eux.
Peut-être qu’après tout, ce n’était pas si grave.
Si un mensonge raisonnable était le cadeau qu’ils souhaitaient recevoir, il se voyait mal le leur refuser.
Il poussa un petit soupir, il remit Flocon à l’abri et commença à leur raconter ce qu’ils voulaient entendre.
Parfois, le bonheur des êtres aimés était plus important que la vérité.
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