La vie continuait. Sans Neil, sans Marin, mais pour Terry, la vie continuait.
Six mois s’étaient écoulés depuis que sa cadette avait quitté le Cyan. Les deux sœurs ne s’étaient pas revues depuis. Elles s’étaient bien sûr envoyées quelques pneumatiques. Au début. Mais après quatre ou cinq semaines, les échanges s’étaient faits plus rares... En fait, Terry n’avait toujours pas répondu au dernier message de Neil. Quand l’avait-elle reçu ?
L’horloge murale sonna vingt heures et la jeune femme posa son crayon en soupirant. Elle travaillait en ce moment sur une commande de Madame Dune, une femme importante du Bleu. Cette dernière lui avait demandée de réaliser un dispositif d’alimentation en eau pour son jardin. Terry avait vite compris que sa cliente était une partisante du principe du moindre effort et elle s’était inspirée de ce que faisaient les agriculteurs du Jaune pour irriguer leurs terres : Madame Dune avait paru satisfaite des premières ébauches et il ne restait qu’à rendre le projet réalisable... Ce qui n’était pas évident au vu de l’architecture de l’île du Bleu.
Quand Terry avait repris l’activité de Marin, quelques mois plus tôt, rien ne s’était passé comme prévu : les trois premières semaines, elle n'avait reçu aucune nouvelle commande, tous semblaient avoir oublié l’existence de Marin Aldermant et de ses filles. Elle s'était occupée des projets que son père n'avait pas eu le temps de terminer, ce qui lui avait permis de remplir son rapport d'activité à la fin du mois, mais si la situation avait persisté, le Système aurait fini par lui couper les vivres. C’était finalement Jules qui lui avait sauvé la mise : il avait obtenu l'autorisation de publier une annonce dans son journal, le Coloré. Lui-même avait d'ailleurs été le premier à y répondre puisqu'il avait demandé à son amie de concevoir un système d'alarme pour son courrier qui devait émettre un son différent en fonction de l'émetteur du message. D'autres l'avaient ensuite suivi : d'abord des habitants du quartier, puis de tout le Cyan. En quelques semaines, Terry avait trouvé une nouvelle clientèle, moins prestigieuse que celle de Marin, mais tout aussi nombreuse. La jeune femme s'en serait contentée : Catherine Dave – et avec elle, tout le Système – en étaient satisfaits.
Cependant, deux mois après le départ de Neil, tout s'était brusquement accéléré. Un ami du Gouverneur de l'île, ancien proche de Marin, avait entendu parler de Terry et avait alors retrouvé la mémoire. Petit à petit, la nouvelle que l’aînée des Aldermant avait repris l’affaire s'était propagée parmi les anciens commanditaires et à présent, tout semblait rentrer dans l'ordre.
Les Oras, quant à eux, semblaient n'avoir rien raté de ce combat. Terry n'avait plus entendu parler d'eux tant que sa clientèle avait été composée de membres insignifiants, mais quand étaient arrivées les premières commandes en provenance du Bleu et de l’Indigo, la Pie était soudainement réapparue. Le Geai Bleu s'était alors vu confier ses premières missions et avait été convié à des réunions secrètes. Dans un premier temps, elle avait simplement reçu une liste de personnages plus ou moins célèbres et on lui avait demandé de collecter le plus d'informations possibles à leur sujet. La tâche n'était pas difficile : Terry avait le contact facile, elle était généralement appréciée et la plupart de ses cibles la connaissait depuis son enfance ; ils avaient tous confiance en elle. De plus, la légende selon laquelle les habitants des couleurs froides avaient un goût prononcé pour les ragots ne semblait pas totalement infondée : Madame Dune, pour n'en citer qu'une, aimait par dessus tout médire sur ses voisins et voisines du Bleu.
La Pie n'avait pas donné de consignes plus précises concernant ces informations : les Oras se contentaient pour le moment d'écouter. Le moindre détail pourrait se révéler utile au moment de passer à l'action...
Vers vingt et une heures, la boîte aux lettres signala l’arrivée d’une pneumatique et la jeune femme se précipita pour le lire. Elle avait pensé qu’il s’agissait peut-être d’un message de Neil et fut d’abord déçue de constater qu’il avait été envoyé par Jeremy, une connaissance de Chris – elle se rappela ensuite qu’elle n’avait toujours pas répondu à la dernière lettre de sa sœur... Elle chassa cette pensée de son esprit et lut le courrier : Jeremy lui proposait de se retrouver en ville, avec quelques amis. Terry les aurait volontiers accompagnés, mais elle avait rendez-vous avec les autres oiseaux dans la nuit et elle craignait de ne pas trouver le courage et la volonté de partir à temps… Et elle savait déjà que Chris n'y serait pas non plus : le jeune homme, alias le Corbeau, serait, lui aussi, à la réunion.
Elle avait démasqué son ami dès la première rencontre – son attitude cynique l’avait en partie dénoncé. Lui aussi avait immédiatement compris qui elle était, elle s’était même demandé s’il ne s’y était pas attendu : après tout, les Oras n’étaient certainement pas venus la chercher sans qu’aucun d’entre eux ne la connaisse. Bien évidemment, le Corbeau et le Geai Bleu n’avaient jamais prononcé les noms de Chris et de Terry et inversement, mais, implicitement, chacun savait que l’autre savait. La Pie avait, un jour, révélé à Terry que le garçon faisait partie des Oras depuis bien longtemps, il avait été l’une des premières recrues. La jeune femme avait alors pensé que les discussions qu’ils avaient eu lors des soirées chez Chloé et Adrien avaient dû bien l’amuser... Comme il habitait en périphérie du Cyan, Chris continuait d’ailleurs de participer à ces rencontres. Terry, elle, n’avait plus vraiment eu – pris – le temps de rendre visite aux frère et sœur Sumaine...
Elle griffonna une réponse pour Jeremy, l’envoya puis se posta à la fenêtre du salon. Dehors, la nuit était tombée. Elle constata que les lumières étaient encore allumées dans les locaux du journal : Jules travaillerait tard ce soir, le vendredi était jour de parution de la version cyanaise du Coloré.
Vingt-trois heures sonna enfin et Terry prit le chemin des Cylindres. La branche aviaire des Oras avait pris l'habitude de se réunir chez un peintre à la retraite, Maître Galet – officiellement, pour y suivre des cours de peinture. Le vieil homme n’habitait qu’à quelques minutes de chez elle et elle fut l’une des premières à arriver. Elle sonna à la porte, enfila son masque et attendit l’arrivée de l’hôte.
— Le Geai Bleu ! Heureux de vous voir, mademoiselle ! Je vous en prie : entrez dans ma demeure. La Pie est ici, les autres ne sont pas très loin. Comment vous portez-vous ? Bien, très bien. Installez-vous, faites comme chez vous, soyez-vous. Voulez-vous boire quelque chose ? Manger peut-être ? Non, bien, très bien. Pour tout vous avouer, cela m’arrange, je n’ai plus grand chose à vous offrir. Vous savez ce que c’est, comme on dit... Non, en fait, vous ne savez pas. Mais je vais vous le dire : ce Système là, avec un grand S, ce n’est pas une bonne idée. Ça non. Vous avez raison de faire ce que vous faites. Ça oui. Cependant, la majorité d’entre vous se trompe. Les autres se trompent, vous vous trompez. Les autres parce qu’ils veulent une révolution et ils ont tort de vouloir une révolution. Pourquoi ? Il faut changer les choses, certes, il est temps qu’elles changent, mais les changements, les véritables changements se font lentement et sans aucune brutalité. C’est plus vicieux que cela : vous ne devez pas détruire, vous devez modifier. Le changement est un serpent perfide, il se glisse dans la société, mord discrètement dans sa chair et laisse son venin se rependre dans le sang... C’est comme cela qu’il est efficace : celui qui veut brusquer les choses, qui n’a pas la patience d’attendre que le poison se diffuse, celui-là ne sert à rien. Il fera sa révolution, elle durera un jour, deux, voire cent, mais un matin, tout redeviendra comme avant. Soyez prudent, les enfants, soyez très prudent. Écoutez votre chef, écoutez le Siamois car il connait des secrets et il sait attendre. Il ne frappera que si c’est nécessaire, et surtout, quand ça le sera... Que disais-je ? Ah oui ! Vous vous trompez, vous aussi, Geai Bleu. Mais pour une autre raison, une raison plus dangereuse encore... Vous êtes venue ici pour combattre le Système, mais vous battez-vous contre le bon ? Munie de votre caillou, êtes-vous certaine de viser la bonne cible ?
— Que dites-vous Maître Galet ?
Le Corbeau venait d’entrer dans la pièce, l’Épervier sur les talons.
— Je parlais de la grandeur du Siamois. Bien, très bien, les enfants, je vous laisse ici. D’autres invités avec d’autres histoires m’attendent, je vous souhaite une bonne soirée.
— Merci bien, Maître Galet, à vous également.
Puis le Corbeau se tourna vers Terry.
— GB ! Comment vas-tu ?
— GB ?
— Juste un surnom. Mais Geai Bleu est déjà un surnom en fait. Bref, nous devrions rejoindre les autres : la Pie ne nous attendra pas plus longtemps.
Il lança un regard interrogateur à l’Épervier et il – ou plutôt, elle – acquiesça. Terry les suivit dans la salle à manger.
Elle connaissait l’Épervier depuis quelques mois : elle l’avait croisé en compagnie de Chris dès la première réunion des oiseaux, mais jamais elle n’avait entendu sa voix. L’inconnue semblait ne parler qu’avec ses yeux et Terry s’était demandée si elle n’était pas muette.
La Pie se racla la gorge bruyamment pour attirer l’attention de la troupe et prit la parole.
— Bonsoir à tous ceux que je n’ai pas encore salués. Nous nous sommes réunis ce soir à la demande du Siamois et j’ai de bonnes nouvelles à vous annoncer...
— Vous avez enfin découvert ce que l’Empereur avait pris pour déjeuner la semaine dernière ?
La répartie venait évidemment du Corbeau et fut accueillie par quelques discrets applaudissements. Tous les Oras ne cautionnaient pas la stratégie du Siamois : beaucoup en avait assez d’attendre et voulait passer à l’action. Parmi les oiseaux, Chris était le plus virulent, mais Terry ne doutait pas que des comportements similaires aient été observés dans les autres branches de l’organisation.
— Laissez-moi finir, je vous en prie. Pour vous répondre, Corbeau, non, nous ne connaissons pas les menus de l’Empereur, mais si nous envisagions de l’empoisonner, connaître ses habitudes alimentaires pourrait s’avérer utile. Et je ne dis pas cela pour partager mes envies de meurtre. Je comprends ce que certains d’entre vous souhaitent et je vous promets que nous agirons – agirons, vraiment et concrètement – bientôt. Pas que nous n’ayons rien fait jusqu’à présent : je vous rappelle que nous avons déjà court-circuité plusieurs opérations du gouvernement, nous avons caché les citoyens qui se sentaient menacés avant que le Système n’ait le temps de faire quoique ce soit et nous avons permis quelques dizaines de migrations entre les îles...
— Si le gouvernement ne voulait plus de ces femmes et de ces hommes, et que nous les avons faits disparaître, alors nous lui avons peut-être rendu service. Nous ne devrions pas les dissimuler, mais au contraire, les montrer. Nous devrions leur donner la parole pour qu’ils racontent ce qu’il leur arrive et que tout le monde sache enfin...
— Mais il ne leur est rien arrivé puisque nous avons agi à temps.
— Peut-être, mais tous se sentaient menacés. Je suis d’accord avec le Corbeau : il faut donner la parole aux victimes.
— Mais ils ne sont pas de vraies victimes et c’est pour cela que le Système est dangereux. Le gouvernement organise des transferts et seulement cela. Alors oui, ce sont des transferts forcés et c’est pour cette raison qu’il le fait en secret. Pourtant, même si cela venait à s’ébruiter et que la population apprenait la vérité, l’Empereur n’aurait aucun mal à se justifier. Un habitant du Cyan refuse de faire de la théorie : on l’envoie dans le Jaune pour qu’il fasse de l’agriculture. Un technicien du Vert refuse de se lever le matin pour aller travailler : c’est dans le Rouge qu’on le retrouvera, parmi les siens... Si on adopte son point de vue, le gouvernement ne fait que ranger les habitants pour leur permettre de vivre dans un environnement qu’il leur convient.
— Même si, pour cela, ils sont obligés de quitter leurs familles, leurs amis et leurs îles ?
— Je ne dis pas que le Système a raison, je dis que si nous ne faisons pas attention, nous finirons par devenir les méchants. Après tout, en quoi les migrations que nous organisons sont différentes des siennes ?
— Nous avions l’accord de ceux que nous aidions.
— Ils quittaient tout de même leurs maisons à contrecœur...
— Et nous les avons envoyés dans le Rouge...
— Non, nous leur avons permis de se réfugier dans le Rouge.
— Ils participent à nos actions !
— Qui sont inexistantes...
— Corbeau !
— Je ne dis que la vérité.
— Elle est fausse ! Nos exilés travaillent avec nous, ils aident la famille du Siamois à trouver un moyen d’atteindre le fond de la mer !
— La mer est sans fond...
— Ces pylônes doivent bien reposer sur quelque chose.
— Il a raison. Et personnellement, je n’ai aucun doute : l’Empereur sait ce qu’il se trouve en dessous de nos pieds et il nous le cache !
— Bien ! Cette discussion est allée bien loin, maintenant revenons à la raison de notre venue ici ce soir. Si vous n’êtes pas d’accord avec la stratégie des Oras, si vous avez des suggestions ou des critiques, nous aurons tout le temps d’en parler après la réunion. Je suis prête à organiser une rencontre avec le Siamois pour ceux qui le désirent, mais avant, écoutez-moi. Je n’en ai pas pour longtemps... Bon. Nous avons vérifié : le Geai Bleu avait raison : la prochaine cérémonie des Belles Soies aura lieu ici, dans le Cyan, le mois prochain.
Les Belles Soies étaient une organisation du Bleu qui, tous les ans, récompensaient les plus belles broderies de l’Arc-en-ciel. Les emplacements de ce type de soirées étaient systématiquement gardés secret pour éviter la présence d’indésirables. Beaucoup pensait que, pour cette raison, une mystérieuse salle avait été bâtie dans les dédales du Bleu pour accueillir les évènements mondains. Les sœurs Aldermant avaient, quant à elles, toujours été d’avis qu’en réalité, les lieux des cérémonies variaient régulièrement. Neil avançait que, non seulement, cela permettait une plus grande discrétion, mais surtout, que le gouvernement donnait ainsi l’opportunité aux plus influents habitants du Bleu et de l’Indigo de voyager dans l’Arc-en-ciel. Ces derniers n’avaient alors plus aucune raison de se plaindre du Système puisque la liberté de mouvement était la seule chose dont ils étaient réellement privés. Terry avait été convaincue par les propos de sa sœur : elle ne doutait pas que plaire aux puissants devait faire partie des priorités du Système. Durant son adolescence, elle s’était donc appliquée à découvrir à quelle place aurait lieu – et avait eu lieu – chacune des ces soirées de luxe. C’était même devenu un jeu pour certains des clients de Marin : ils lançaient des devinettes, glissaient des indices à mi-voix et s’amusaient de voir la jeune fille les assaillir de questions. En grandissant, Terry avait oublié cette histoire, mais tout lui était revenu lorsque la Pie lui avait donné sa mission. Les dernières semaines, elle avait eu la bonne idée de chercher à éveiller des souvenirs dans le cœur de ses cibles, et, l’émotion aidant, certains avaient fini par révéler le lieu de la prochaine cérémonie des Belles Soies.
Le cœur de la jeune femme se gonfla de fierté... Jusqu’à ce qu’elle croise le regard de l’Épervier.
— Comme vous le savez déjà tous, la cérémonie est enregistrée et retransmise en direct dans tout l’Arc-en-ciel. Nous avons pensé qu’il serait peut-être intéressant de profiter de la présence des caméras...
Cela n’avait duré que quelques secondes, mais Terry avait cru lire de la colère dans les yeux de sa collègue.
— ... Nous avons décidé d’organiser une intervention : je ne vais pas vous donner les détails des opérations, je ne les connais pas. Évidemment, vos idées et votre aide sont les bienvenues. Nous avons pensé que la présence de trois d’entre vous plus particulièrement semblait indispensable...
Non, ce n’était pas de la colère... De l’envie peut-être ?
— ... Le Corbeau : nous aurons besoin de votre franc parler pour les caméras...
Ce n’était pas non plus de l’envie, non. L’Épervier avait paru irrité, mais pas à l’encontre de Terry.
— ... Le Geai Bleu : vous êtes celui qui connaissait le mieux les habitants du Bleu et de l’Indigo, leurs goûts et habitudes, nous aurons besoin de vous pour passer inaperçu parmi les invités...
Alors, était-ce de l’inquiétude ?
— ... Et enfin, l’Épervier : qui n’aurez pas besoin de votre aide ?
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