L'enveloppe était fermée par le sceau de l’Empereur lui-même. Elle avait été roulée avant d'être glissée dans la cartouche et envoyée par tubes pneumatiques. C'était le seul moyen qu'avaient les habitants de l'Arc-en-ciel pour se contacter entre eux : la mer qui séparait les îles les unes des autres empêchait toute autre forme de communication – bien que quelques lignes téléphoniques permettaient les échanges entre les résidents d'une même couleur.
Neil était secouée par les tremblements et son cœur était si serré que chacune de ses inspirations lui était douloureuse. Il était vingt heures quatre et elle n'avait toujours pas trouvé le courage d'ouvrir la lettre. Elle prit une profonde inspiration et se décida à lire le courrier :
Nom du candidat : Neil Adermant
Couleur : Cyan
Rang du candidat : 4
Nombre total de candidats de l’île : 53
Rang du dernier appelé : 3
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Quatrième.
Elle avait fini quatrième.
Rang : 4.
Elle avait échoué. Encore.
Rang du dernier appelé : 3.
C'était fini à présent, il n'y avait plus rien à faire. Elle avait fini quatrième.
Une larme coula le long de sa joue tandis qu'elle se laissait glisser au sol. Elle s'adossa au mur et s'enfouit la tête dans les mains. Elle avait fini quatrième.
Elle entendit des pas sur le perron et on frappa à la porte. Elle ne répondit pas. La voix de Jules s’éleva :
— Neil ? Neil, tu es là ? Je venais voir si tu avais eu les résultats du concours.
La jeune femme ne bougea pas, elle n'en avait ni la force ni l'envie.
— Neil, je sais que tu es là. Je sais que tu as reçu leur réponse et je sais qu'elle n'est pas ce que tu souhaitais. Mais s'il te plaît, ouvre moi !
Neil voulut dire quelque chose mais rien ne lui vint.
— Neil, ce n'est pas aussi grave que tu le penses…
Elle eut de la peine pour son ami. Il voulait seulement la consoler.
— ... il existe peut être d'autres moyens de sortir du Cyan...
Après tout, ils se connaissaient depuis si longtemps.
— … et même si ce n'est pas le cas, cette île n'est pas si mal…
Et il avait toujours été là.
— … tu as Terry…
Mais ça ne durerait pas indéfiniment. Elle bondit sur ses pieds.
— … et tu m'as moi… Neil !
— Jules !
Il était là, devant elle, ses lunettes au bout de son nez et un plat de biscuits à la main. Il fit un sourire embarrassé et brandit ses bras en avant. Quelques gâteaux volèrent dans les airs et comme il tentait de les rattraper…
— Attention, Jules, tu vas…
… le reste de l'assiette s'écrasa sur le sol.
— Mes cookies !
— ... tout renverser…
— Oh non, mes cookies… Je les avais faits pour toi, je venais de les cuire.
— Tout n'est pas perdu, on peut en récupérer quelques uns. Regarde, celui-ci n'est pas trop abîmé.
— Ici non plus. Attends, tiens ça, merci.
— Celui-là aussi, derrière toi.
— Oui, voilà…
Ils sauvèrent finalement les trois-quarts de la production et rentrèrent manger les biscuits à l'intérieur. Jules fit tout ce qu'il put pour réconforter Neil, parlant de choses et d'autres sans évoquer une seule fois le concours des Veilleurs. La jeune femme sourit : cette façon qu’avait son ami d’éviter les questions délicates lui rappelait son père. Et ce n’était pas la seule chose qu’ils avaient en commun : les deux partageaient une certaine naïveté, une grande sensibilité et cachaient leur immense savoir derrière une maladresse bien réelle. Ils étaient extrêmement bavards mais n’abordaient que rarement les sujets profonds et évitaient généralement de parler d’eux-mêmes. Neil connaissait Jules depuis sa naissance. Il avait le même âge que sa sœur et sa famille ne vivait qu’à une centaine de mètres de la leur. En fait, il était resté pendant longtemps le plus proche ami de Terry : ils avaient grandi ensemble et Neil les avait quelques fois accompagnés dans leurs folles aventures. La jeune femme avait toujours considéré Jules comme un frère et lui, s’était toujours comporté de la sorte.
Avant ses dix ans, Neil ne s’était jamais sentie seule ou vulnérable : Jules et Terry, ses héros, étaient là pour l’aider et la protéger et elle n’avait pas imaginé qu’il puisse en être autrement. Mais ensuite, Terry avait changé : elle les avait abandonnés et était partie vivre de nouvelles aventures avec de nouveaux amis. Elle avait effacé Jules de sa vie, lui avait brisé le cœur et avait laissé sa sœur se charger de recoller les morceaux. Neil avait détesté Terry pour ce qu’elle avait fait à celui qu’elle considérait à présent comme l’unique membre restant de sa famille.
Jules partit vers vingt-deux heures, Terry n’était pas encore rentrée. Avant de s’en aller, le garçon avait semblé incertain, comme s’il hésitait à rester encore quelques minutes chez les Aldermant... Neil avait rapidement compris qu’il aurait souhaité assister au retour de Terry, il aurait aimé la croiser, voire lui parler – ne serait-ce que pour quelques minutes : même au bout de douze longues années, il espérait toujours qu’elle revienne vers lui.
Quand il eut disparu de sa vue, Neil alla se réfugier dans sa chambre, le cœur beaucoup trop lourd. Elle se cacha dans son lit, ferma ses yeux et les empêcha de se rouvrir : elle ne voulait plus jamais quitter sa maison, elle ne voulait plus voir le monde, elle ne voulait plus entendre parler des Veilleurs. Mais alors qu’elle se concentrait pour chasser toutes ses pensées de son esprit, les visages des uns et des autres continuaient de venir la hanter. Le sommeil la gagna enfin et elle fut soulagée d’échapper à toutes ses angoisses...
Dans son rêve, il faisait sombre : c’était la nuit et elle avançait dans une vieille usine désaffectée – elle savait qu’il s’agissait bien d’une usine car elle en avait vues des représentations dans ses livres de cours. Mise à part le bruit de ses pas résonnant le long des murs, l’endroit était silencieux. Elle marcha au hasard des couloirs et déboucha dans une immense salle vide. La pièce était surmontée par une large verrière maintenue par une structure métallique rouillée. Le ciel était dégagé et la lune et les étoiles baignaient les environs dans une lumière blanchâtre. Neil distingua un homme, en bas, dans la pénombre. Elle s’avança et l’autre lui fit signe. Elle s’approcha encore et reconnut son père.
— Salut Papa.
— Salut Neil. Tu vas bien ?
— Qu’est-ce qu'on fait ici Papa ?
— Tu vas apprendre à viser.
— À viser ?
— Oui, mais avant il faudrait que tu trouves un caillou.
— Un caillou ? Il n'y a pas de caillou dans l’Arc-en-ciel.
— Aucun ?
— Non, aucun.
— Demande à Terry.
— Je ne comprends pas.
— Terry pense que les cailloux existent.
— Moi aussi. Je crois. Je sais juste qu'il n'y en a pas dans l’Arc-en-ciel.
— Alors tu devrais peut être aller en chercher ailleurs.
— J'ai vraiment besoin d'un caillou ?
— Tu as vraiment besoin d'un caillou.
— Pour apprendre à viser ?
— Pour apprendre à viser.
— J'ai aussi besoin de cibles.
— De cibles ?
— Oui, pour apprendre à viser.
— Tu as raison, je crois qu'il y en a ici…
Il y eut un claquement sec et un projecteur s'alluma pour dévoiler la présence de Terry, à quelques mètres de là.
— Terry, qu’est-ce…
Elle n'eut pas le temps d'en dire plus qu'un deuxième faisceau de lumière révéla Jane Monomie un peu plus loin. Ce fut ensuite au tour de Jules, Em, Thomas et de dizaines d'autres d'apparaître. Neil en reconnaissait une partie, il s'agissait pour la plupart de jeunes du Cyan qui avaient croisé sa route en grandissant ; mais d'autres lui étaient totalement inconnus, certains étaient plus âgées, d'autres paraissaient simplement différents. Elle tourna sur elle-même, ses yeux passèrent d'un visage à l'autre sans qu'elle ne comprenne ce qu'elle devait faire. Un dernier personnage se présenta et Neil se figea: il s'agissait de l’Empereur. Elle se tourna vers son père mais celui-ci n'était plus là : il était allé se placer sous l'un des projecteurs, au milieu de toute cette foule. Le cœur de la jeune femme se serra et elle fit face au dernier arrivé.
— Je… Je cherche un caillou.
L’Empereur ouvrit la bouche et elle crut qu'il allait lui répondre. Mais il ne dit rien. Au lieu de cela, une voix s'éleva aux côtés de Neil.
— Il n’y a pas de caillou dans l’Arc-en-ciel. Je n'en ai jamais trouvé.
Une main se posa sur son épaule. Le cœur de Neil se mit à battre plus vite encore : elle avait reconnu la voix. Elle se tourna et Gabriel Hélios posa une deuxième main sur elle. Il plongea ses yeux dans les siens et elle se fit aspirer par ce regard gris, beaucoup, beaucoup trop gris. Il se pencha vers elle et glissa quelques mots à son oreille. Son souffle agita ses cheveux, sa peau effleura la sienne. Neil frémit, oubliant d'écouter ce qu'il avait à lui dire…
Après plusieurs nuits d'insomnie, Neil dormit à point fermé et ne se réveilla que tard le lendemain. Quand elle se leva, un silence pesant régnait sur la maison : soit Terry était déjà partie, soit elle n'était pas rentrée. La jeune femme se demanda si elle devait s'inquiéter mais préféra chasser cette pensée de son esprit. Elle se sentait étrangement vide et incapable de faire quoique ce soit. Elle avait consacré les sept dernières années de sa vie au concours des Veilleurs et maintenant qu'elle avait échoué, elle n'avait plus rien. En grandissant, elle avait transformé sa vie sociale en un désert ; à présent que Marin avait disparu, il n'y avait plus personne pour s'intéresser à elle. Elle avait tout misé sur sa carrière professionnelle et elle avait perdu... Elle pourrait peut-être trouver un travail dans un centre de recherche : elle était sociologue, le gouvernement avait certainement besoin de gens comme elle…
Elle erra de longues minutes dans le salon sans comprendre ce qu'elle faisait. Elle pensa qu'elle devrait manger, mais n'en eut pas la force. Elle se décida finalement à sortir: elle marcherait jusqu'au centre du Cyan, puis se promènerait dans le parc, elle avait une envie soudaine de voir de belles choses. Alors qu'elle ouvrait la porte, la petite clochette indiquant l'arrivée d'un courrier retentit. Neil préféra dans un premier temps l'ignorer : elle consulterait ses lettres en rentrant. Elle fit quelques pas dehors, puis revint sur ses pas : il était midi et demi, d'ordinaire, on ne délivrait pas de pneumatiques à cette heure-ci, la cartouche reçue contenait forcément un message urgent. Les battements de son cœur s'accélérèrent et la jeune fille se précipita à l'intérieur. Elle attrapa la capsule métallique d'une main tremblante et entreprit de l'ouvrir. Au même moment, sur le pas de la porte restée ouverte, un homme prononça son nom.
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