Pour Kye, la venue des soldats à la ferme avait toujours été une bonne nouvelle. Leur présence était toujours synonyme d’une assiette bien remplie pendant plusieurs jours.
Ce jour-là plus que jamais, elle attendait impatiemment leur venue. La jeune fille s’occupait de Spark quand celui-ci leva subitement la tête. La peau fine de sa gorge vibra quand il lança un long cri aigu. Une longue plainte semblable à la sienne, mais plus grave, lui répondit presque immédiatement. Kye rangea précipitamment son matériel et sortit de la grange. A quelques mètres en contrebas attendaient deux soldats accompagnés de trois dragons. Vu l’état de fatigue des deux verts, ils avaient dû faire tout le voyage jusqu’à la ferme en volant, malgré les blessures apparentes qui couvraient leurs flancs et leur croupe. Le dernier, un grand animal gris aux reflets bleutés, était allongé, le museau dans l’herbe, et d’épaisse lanières de cuir sous son corps couvert d’éraflures. Une aile pendait mollement à son côté, brisée en plusieurs endroits.
Kye s’approcha des guerriers, Spark claudiquant derrière elle. Elle n’avait jamais vu les deux hommes auparavant. L’un était grand et mince, tandis que l’autre, plus petit, arborait un regard bleu acier saisissant. Kye s’avança vers eux et leur demanda de la suivre. Le plus grand parut surpris qu’une si jeune fille soit capable de prendre en charge des dragons, mais il ne dit rien.
Péniblement, le dragon gris se mit sur ses pattes et remonta la pente avec le reste du groupe, soutenu par un des dragons verts. Une fois dans la grange, Kye entrepris d’étaler des onguents odorants sur les plaies encore ouvertes des trois animaux, puis elle appliqua ses mains expertes sur l’aile fracturée du plus mal en point. La bête grogna de douleur et montra les crocs, mais un grondement rauque de Spark l’en dissuada. La crête du petit dragon couleur feu crépita, menaçante. Nullement déconcentrée, Kye termina de soigner les trois animaux, et se retourna vers les deux soldats.
– J’ai terminé pour l’instant, mais je veux les garder en surveillance, surtout celui-là. Son aile brisée me préoccupe. Peut-être qu’un fragment d’os est resté coincé, et je vais devoir l’ouvrir pour le replacer. Mais je ne peux pas le faire tout de suite, il est trop faible, et il ne supportera pas l’anesthésie. Je l’opérerai ce soir. D’ici là, vous pouvez aller vous reposer au village, il y a une auberge.
Pour la première fois, l’homme au regard d’acier parla.
– Je reste ici. Ralan est mon dragon, il est hors de question que je le laisse seul.
Sa voix avait beau être ferme et assurée, Kye y sentit tout l’amour que l’homme portait à son dragon. Elle haussa les épaules et l’autorisa à rester. L’homme rejoignit son dragon et posa une main aimante sur sa tête. Kye se détourna, prête à s’en aller, quand le deuxième homme la retint.
– Votre dragon, quelle est sa race ? demanda-t-il. On dirait bien un crête de feu, mais je n’en ai jamais vu de semblable.
Kye posa les yeux sur l’animal, qui la fixait de ses yeux d’ambre d’un air protecteur. Elle étudia ses pates si courtes, et ses ailes immenses qui traînaient sur le sol, telles un tapis membraneux.
– C’en est un, finit-elle par répondre. Mais son œuf a été ébréché, et il ne s’est pas développé normalement. D’où sa petite taille. Ce n’est pas un dragon fait pour le combat. Il ne peut pas décoller du sol, ses pattes sont trop courtes pour qu’il puisse s’en servir comme d’une arme, et il n’aime pas l’altitude. Alors je l’ai gardé. Aucun soldat n’aurait voulu de lui.
L’homme fixa l’animal, qui grogna légèrement, puis hocha la tête en direction de Kye. Celle-ci s’éloigna alors pour s’occuper de ses autres dragons. Elle revint toutes les heures pour s’assurer que ses trois pensionnaires allaient bien, et au coucher du soleil, elle s’apprêta à opérer le dragon gris bleu. Eclairée par la crête flamboyante de Spark, elle replaça tous les os brisés de l’animal, puis referma la blessure avec un fil solide. Elle pansa une dernière fois les plaies des trois dragons. Et donna quelques dernières indications aux deux dragonniers.
Les deux soldats la remercièrent et sortirent de la grange, et elle les suivit. La nuit était déjà tombée, et les étoiles éclairaient la plaine de leur lueur argentée. C’est alors qu’une silhouette remonta la pente qui menait à la grange. Les deux gardes se figèrent en constatant qu’il s’agissait d’un jeune garçon dans la fleur de l’âge. Le plus grand darda un regard venimeux sur Saar, puis sur Kye. L’homme au regard d’acier s’était raidi, les lèvres pincées. Kye les regarda, un sourcil haussé, avant de comprendre l’origine de leur réaction. Elle avait bien évidemment entendu parler du recrutement forcé des hommes pour la guerre. Cependant, elle ne s’en était jamais inquiété. Ni son frère ni son père ne pouvaient se battre, l’un à cause de sa jambe, l’autre à cause de son handicap mental.
– Qui es-tu ? demanda alors le grand homme d’une voix sèche, en s’approcha d’un pas menaçant vers Saar.
Le garçon ouvrit de grands yeux effrayés devant cette agression gratuite, et gémit de peur. Kye s’interposa entre les deux hommes.
– Attendez ! Vous ne comprenez pas ! Mon frère ne peut pas combattre. C’est un simple d’esprit, il ne sait même pas par quel bout on tient une épée ! La violence lui est inconnue, il ne comprend même pas ce qu’est la guerre. Il ne vous serait d’aucune utilité.
– Tous les hommes sont utiles, sur le champ de bataille, répliqua l’homme, acide. Il apprendra à manier l’épée. Le roi a besoin de tous les hommes, y compris les débiles.
– Non !
Le hurlement de Kye fut accompagné du cri menaçant de Spark, qui ouvrit grand la gueule, et écarta ses immenses ailes.
– C’est hors de questions, vous ne l’emmènerez pas ! Il ne sait pas se battre, ce ne serait que de la chair à canon. Il ne sera pas utile, à la guerre, alors qu’il l’est, ici. Ne l’emmenez pas, je vous en prie.
Un sanglot lui échappa, et des larmes de rage coulèrent sur les joues de la jeune fille. Elle serra les poings, tandis qu’une intense lueur orange illuminait la gorge de Spark. Le grand soldat s’apprêta à dégainer son épée, quand l’homme au regard d’acier intervint.
– La règle est la règle, et nous ne pouvons pas passer outre. Mais tu nous as aidés, tu as soigné nos dragons. Nous n’allons pas emmener ton frère ce soir. Mais quelqu’un viendra le chercher à la fin de la semaine. Nous sommes obligés. Ce n’est pas comme s’il lui manquait une jambe ou un bras. Il est entier, jeune et en bonne santé physique.
– Mais il va mourir, si vous l’emmenez, s’étrangla Kye, désespérée.
– Je suis désolé.
Et sur ces mots, il attacha les sangles sous le ventre de Ralan, et sauta sur le dos d’un autre dragon. Après une hésitation, l’autre l’imita, et ils décollèrent. Kye aurait voulu les retenir, elle aurait voulu crier, mais aucun son ne s’échappa de sa gorge serrée par les sanglots. Au désespoir, elle regarda les hommes s’éloigner, certaine que sa vie ne serait plus jamais comme avant.
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