Il était une fois une planète aux confins de la galaxie.
Un caillou gelé deux fois plus grand que la Terre et dont la richesse ne s’exprimait qu’à la lueur des ressources en eau qu’elle détenait sous l’épaisse croûte de glace. Sa surface aride et froide était inhospitalière, dénuée de toute vie autochtone.
Au point le plus chaud, la Compagnie avait établi une petite colonie en surface, point d’entrée d’un futur complexe souterrain ; mais ceci ne serait fait que si la viabilité commerciale était au rendez-vous et un plan d’investissement de huit milliards de crédits terrestres avait été alloué aux exploitations.
Everest III, la colonie, n’était pas bien grande bien sûr. Au plus fort de la colonisation, il y avait eu un millier d’hommes et de femmes sur cette planète… À présent que l’hiver était tombé et que les premiers colons avaient succombé à la rigueur du froid, il ne subsistait plus qu’une centaine de foyers.
Après le décès de leurs parents, certains enfants survivaient tant bien que mal dans les souterrains de la ville ou dans les demeures coloniales délaissées par leurs ascendants.
Il n’y avait plus guère de nourriture pour ces enfants-là et il se murmurait même que la compagnie prévoyait de stopper tout approvisionnement d’Everest en vivres.
La rue principale d’Everest III était bordée de part et d’autre de modules d’habitation, imposants blocs d’acier et de verre trempé empilés les uns sur les autres à la manière des jeux de briques pour enfants.
« On aurait dû choisir le programme Schwarzwald ! maugréa un individu en tenue militaire, arme en bandoulière.
— Cesse de te plaindre, tu veux ? répondit son binôme d’un air agacé. On n’a pas choisi le plus simple, mais la paie est meilleure.
— N’empêche que…
— Ferme-la, tu veux bien ? »
Le plus pessimiste des deux se renfrogna et, tandis qu’ils marchaient en direction des bâtiments administratifs, l’autre observait avec attention les alentours.
« Et puis, aucune colonie n’est parfaite… Si tout se passe bien, d’ici quelques mois, la compagnie décidera de fermer Everest on sera rapatriés sur Terre avec une prime de reclassement à la clé.
— Tu as peut-être raison, » consentit l’autre d’une voix monocorde.
Lorsqu’ils eurent bifurqué au coin d’une ruelle étroite pour contourner un barrage de congères haut de plusieurs mètres ; une ombre fluette quitta l’ombre d’un escalier en béton pour paraître sous la pâle lueur de l’une des deux lunes.
La fillette était assez menue pour se faufiler partout, ce qui lui donnait avantage certain face à la garde ; ils n’étaient pas particulièrement hostiles, mais ils avaient des ordres lorsqu’ils rencontraient des chapardeurs de matériel.
Lucie n’avait plus de nom, elle n’avait plus d’âge non plus, se contentant de compter les cycles de lunes pour définir le temps.
Une œillade à gauche, une autre à droite puis elle se retourna pour attraper l’attache de la voiturette qui contenait l’essentiel de son paquetage. À Everest, il restait peu d’enfants des rues ; un à un, le froid les prenait comme la mort fondant sur un malade trop affaibli pour se battre.
Les roues montées sur des pneumatiques crantés n’avaient aucun mal à fendre la neige d’un mouvement parfaitement uniforme et réduisant les craquements des cristaux brisés par son poids à un simple soupir dans la nuit glaciale. Les chaussures de Lucie, elles, s’enfonçaient sur plusieurs centimètres et malgré l’alliage de tissu calorifique et la surcouche d’isolant thermique, le froid grignotait à chaque instant plus de terrain.
Son père, un homme au tournant de sa vie misérable, un quinquagénaire abruti par l’alcool et un travail trop répétitif pour être intéressant ne vivait plus guère que pour lui-même. Lucie était une bouche de trop à nourrir dans ce monde glacé à l’agonie, un monde qu’il regrettait d’avoir rejoint par appât d’un gain qu’il n’avait jamais vu venir malgré les promesses – non contractuelles – de la compagnie.
Alors elle faisait ce qu’elle pouvait pour apporter sa pierre à l’édifice, quitte à prendre des risques inconsidérés pour récupérer quelque marchandise de valeur délaissée par les morts dans les baraquements déserts. Lucie avait eu de la chance aujourd’hui, tomber sur ce stock gargantuesque de torches à plasma était l’une des meilleures choses qui lui étaient arrivées ces dernières lunes.
Son visage presque entièrement dissimulé dans l’écharpe en fibres de laine synthétique devait être aussi rouge que ses pommettes lorsque sa grand-mère la complimentait.
Ce temps lui semblait terriblement loin, celui d’un bonheur qui, sans être parfait lui suffisait pour vivre sereinement sa vie d’enfant. Avec le temps, son visage s’était troublé, remplacé par une masse informe ou inconnue que modelaient les regards croisés chaque jour dans la petite colonie. Lucie avait oublié son visage, mais sa voix demeurait dans sa mémoire, un ton doux et chaleureux qui lui réchauffait le cœur à chaque instant qu’elle se remémorait.
Elle traça un sillon dans le blizzard levant jusqu’à la maison suivante ; il lui arrivait parfois de s’absenter des lunes entières sans que son père, cet indigne ivrogne ne s’inquiète le moins du monde pour elle. Malgré tout, elle ne parvenait pas à lui en vouloir.
Sa mère avait été l’une des premières victimes de l’hiver qui inonda la plaine quelques années après l’arrivée des premiers colons. Le système planétaire et solaire était si différent de celui qui accueillait la Terre qu’un nouveau modèle saisonnier n’avait pas été envisagé. La planète froide où sévissaient des températures bien en deçà de la température habituelle s’était révélée bien plus froide encore lorsque sa trajectoire la plaçait dans l’ombre d’une géante gazeuse.
Le premier hiver fut le plus meurtrier, gelant instantanément une partie entière de la colonie dont les bâtisseurs n’avaient construit que les fondations. C’était dans cette partie d’Everest III que s’était retrouvée sa mère, à soigner quelques ouvriers opérant sur les machines de construction automatisées blessés pendant un accident.
La grand-mère avait expliqué qu’elle n’avait pas souffert. Bien des lunes plus tard, alors que Lucie n’avait pas encore huit ans, la vieille femme s’éteignit un soir de Nouvel An à la faible lueur d’une torche à plasma et sans la moindre considération de son gendre trop occupé à noyer son chagrin et son amertume dans l’alcool.
« Elle aura au moins fait une chose de bien dans sa vie, ce soir, » avait-il dit à la gamine sans le moindre intérêt pour sa peine.
Ces mots restaient gravés dans ses souvenirs comme la marque au fer rouge accusant la naissance d’une nouvelle Lucie, une gamine débrouillarde et qui savait ne pouvoir compter que sur elle-même si elle entendait survivre dans ce monde.
En arrivant de l’autre côté de la rue, elle observa la haute bâtisse qui s’élevait dans la noirceur nocturne comme un phare obscur au milieu des flots blancs. Le vent s’était renforcé et elle sentait désormais la morsure glacée entamer ses bras et ses jambes ; son visage semblait figé dans une moiteur fraîche désagréable, mais son esprit était concentré sur ses membres endoloris.
Lucie avait toujours entendu les règles qu’il convenait de respecter en tant que membre à part entière de la colonie ; la Compagnie avait toujours propagé un enseignement strict des règles à observer en tant que colon sous contrat.
Il était impensable qu’un enfant se promène seul et sans l’autorisation valide de l’un de ses parents ; bien entendu, c’était une précaution de sécurité pour la Compagnie bien plus que pour les individus en question. Prévoir ce qui pouvait lui opposer un procès était du ressort d’un service juridique sans faille ; aussi, toute personne signant un contrat avec la Compagnie renonçait au droit d’engager la responsabilité de celle-ci dans le cas où le vaste règlement n’était pas respecté.
C’était la raison pour laquelle elle était si puissante, intouchable.
Le sas s’entrouvrit lorsqu’elle bricola la commande d’ouverture à l’aide de son implant. L’un des avantages intéressants d’avoir un père ivrogne et sans aucune considération pour elle était sans nul doute le fait qu’elle avait pu laisser libre cours à ses centres d’intérêt. Bricoler la serrure d’une porte Sécuris-4 était l’une d’elles. Avec une attention particulière, elle redescendit la légère pente au bas de laquelle elle avait abandonné sa précieuse cargaison.
La neige s’était amoncelée sur la carriole, mais elle n’eut aucun mal à pousser le moteur à gravir les quelques mètres menant au module d’habitation 1784. La météo n’avait pas été aussi clémente depuis des jours et, même si ses traces disparaissaient sous de nouvelles chutes de neige, la fillette gardait en mémoire le chemin parcouru depuis les premières heures de la journée.
Le chrono-identifieur – autrement appelé chronoïde – volé à son père lui permettait d’accéder à n’importe quelle maisonnée du voisinage ; le piratage des verrous magnétiques n’avait rien de sorcier pour elle, mais elle préférait s’en remettre à la facilité quand cela lui était possible. Le petit objet surmontant le bracelet entourant son poignet droit tinta entre deux sifflements de vent et elle s’engouffra à l’intérieur, suivie par son petit transporteur personnel.
Tout était noir et froid. Personne n’avait occupé les lieux depuis des mois et les affaires laissées en plan ne laissaient planer aucun doute concernant la précipitation qui avait occupé les derniers instants de ses résidents.
Le faisceau de sa lampe fendit les ténèbres de rayons bleutés rectilignes révélant l’étincelante beauté des lieux pris dans le froid ; une pellicule de givre couvrait l’ensemble des meubles, bibelots et objets abandonnés par leur propriétaire et la fillette ressentit un certain malaise à pénétrer ainsi dans la propriété de personnes probablement disparues. Pourtant, elle était en quête de richesse, d’objets qui pourraient facilement se revendre sans attirer l’attention des veilleurs du service de sécurité de la Compagnie.
Les torches à plasma étaient prisées, simples à revendre et nécessaires à quiconque devait survivre en dehors des modules privés loués par la Compagnie aux colons toujours passible d’un impôt sur le droit de travailler et de respirer. Avec précaution, elle délaissa son précieux chargement pour explorer la maisonnée et satisfaire sa curiosité et les règles élémentaires de sécurité imposées à tout explorateur. Si elle ne côtoyait que peu les autres enfants, elle savait de source sûre que certains disparaissaient après s’être montrés trop aventureux ou téméraires dans des endroits délaissés par le commun des mortels.
L’entrée s’ouvrait sur un couloir au bout duquel l’on pouvait aisément deviner une rampe d’escalier menant à l’étage supérieur. Un long meuble en bois foncé et débarrassé de ses tiroirs habillait le mur sur la droite tandis que quelques cadres numériques tombés au sol ne dispensait plus guère les souvenirs perdus des anciens habitants.
Lucie pensait avec nostalgie à sa grand-mère : se pouvait-il qu’un jour, quelqu’un explore la maison où elle vivait en observant ses souvenirs éteints à la recherche de quelque prise de valeur ?
Elle sentit les larmes gonfler ses paupières et chassa ses sombres idées s’arrêtant près d’un communicateur abandonné sur le sol. Il n’avait aucune valeur, mais le fait qu’un colon ait pu laisser quelqu’un le lui arracher de l’oreille donnait une couche supplémentaire de pesanteur sur ses épaules chargées ; implantée de façon indifférenciée en se lovant autour de l’oreille, une longue tige s’enfonçait dans le crâne de chaque employé de la compagnie pour permettre une communication instantanée des données stockées par le cerveau aux machines. Retirer cet objet nécessitait une lourde intervention chirurgicale que seul le service de santé fourni par la Compagnie pouvait offrir dans de rares occasions.
Machinalement, elle porta sa main gantée à son oreille découverte pour faire glisser le tissu sur l’implant métallique ; elle ne se souvenait pas avoir un jour vécu sans cet appareil, mais pourtant elle comprenait que ce n’était pas quelque chose de naturel : personne ne pouvait naître avec une machine pareille greffée sur sa tête.
Cela ne retirait rien au fait que la chose sur le sol ne pouvait trainer-là par hasard. Qu’était-il arrivé à son propriétaire ? Était-il reparti dans un autre monde de la Compagnie ou bien s’était-il acquitté de sa dette ?
Elle chassa le souvenir de cette personne de ses pensées et poursuivit son chemin dans la pièce dont la porte se trouvait en bas de l’escalier ; la large baie vitrée sur sa gauche donnait sur un jardin autrefois luxuriant sous une serre détruite par l’hiver trop rude. Les plantes n’avaient pas eu le temps de mourir, mais s’étaient instantanément retrouvées gelées par la température négative de l’air engouffré dans les brèches. Le spectacle avait quelque chose d’inquiétant et de fascinant à la fois. Les chaises qui entouraient la table trônant au centre de la pièce étaient toutes renversées.
La cuisine toute proche était encombrée d’un monticule d’ordures probablement jetées là par un quelconque visiteur précédent ; Lucie referma la porte dès qu’elle aperçut la fissure dans la cloison qui laissait s’engouffrer les vents tourbillonnants.
Rien ne valait de geler sur place pour récupérer quelques babioles sans intérêts ; elle souhaitait plus que tout rapporter de quoi vivre, mais elle trouva qu’elle risquait déjà bien assez sa vie. À l’aide de son chronoïde, la jeune fille commanda la condamnation perpétuelle du sas menant à la pièce attenante abandonnée au blizzard et revint dans le salon.
La fatigue la gagnait, mais elle ne devait pas se laisser distraire et trouver de quoi vendre pour encore quelques crédits pour ne plus jamais avoir à revenir aussi loin dans le vieux quartier d’Everest III. Prenant son courage à deux mains, Lucie s’avança prudemment vers l’escalier montant vers les étages, accompagnée par le bruit étouffé de ses pas sur le givre couvrant le sol ; par bonheur, sa paire de chaussures était équipée de crans de sécurité lui permettant de ne pas glisser sur les parois trop lisses.
Elle explora pendant au moins une heure les quatre pièces que comptaient les modules d’habitation superposés sans y dénicher le moindre butin digne de ce nom : hormis le casque RV-45 délaissé par l’un des enfants qui vivaient ici jadis. Déçue et amère, la jeune fille redescendit dans la vaste pièce du bas et commanda de quoi juger s’il était temps pour elle de repartir dans le froid.
« Un bulletin d’alerte a été émis par la Compagnie pour l’ensemble d’Everest pour les six heures à venir. » s’épancha la voix monocorde dans son communicateur.
À la frustration d’avoir perdu un temps précieux, s’ajouta celle d’être prise au piège de ce carcan de métal inhospitalier.
« Par mesure de précaution, tout individu qui sera surpris à errer dans la colonie sans une autorisation de classe écarlate expressément délivrée par la sécurité se verra… »
Expulsé parmi les étoiles… Renvoyé… Accusé de trahison ? pensa-t-elle, gagnée par la colère.
Quoi qu’elle pût en penser, rien ne changerait jamais : la Compagnie obtenait toujours ce qu’elle souhaitait et les colons en payaient les frais à grand renfort de clauses particulières non respectées.
Malgré les couches de vêtements superposées, Lucie sentait la morsure du froid gagner les extrémités de ses membres ; après tout, les informations annoncées par la radio d’Everest III ne pouvaient qu’être justes. Tout ce qui pouvait couvrir la sécurité de la Compagnie l’était.
La fillette commanda à son chariot de la suivre jusqu’à la pièce principale dans un recoin protégé du vent ; les pneumatiques crissèrent sur le sol gelé de la demeure dans le silence de la nuit. Elle trouva refuge derrière un meuble de stockage à peine plus bas que ses épaules. Lucie s’installa sur un amoncèlement de couvertures dénichées à l’étage et prit soin de boucher les interstices qui laissaient encore circuler l’air.
Avec une appréhension toute particulière, elle observait la cargaison chargée dans le petit module de transport ; elle résistait depuis de longues heures à l’envie de bruler une de ces torches à plasma. Elle avait le souvenir qu’elles étaient d’ordinaire destinées à des travaux dans les glaceries des abords de la petite colonie : capable de générer à la fois chaleur et lumière à son heureux possesseur.
La fillette secoua la tête pour chasser ces pensées de son esprit : la cargaison devait lui rapporter de quoi vivre pendant quelque temps, commencer à dilapider sa maigre fortune de la sorte ne valait sans doute pas le coup.
Le casque attira ensuite son attention et elle s’en empara avec délicatesse ; l’objet était ordinaire, sans réel intérêt puisqu’aujourd’hui tout le monde possédait un implant capable de reproduire sa fonctionnalité sans les inconvénients liés à la vision et ses troubles : permettre à son porteur de visiter des endroits lointains, revivre des souvenirs ou encore apprendre sans effort.
Sa grand-mère avait évoqué ce moyen de distraction qu’elle avait largement utilisé dans sa jeunesse et elle ne tarissait jamais d’éloge sur les performances incroyables que la machine offrit jadis à ses yeux. Prise d’une curiosité soudaine, Lucie déplia les branches de l’appareil et le positionna sur son nez. L’énergie nécessitée par la machine était importante et elle se décida à user l’une de ses précieuses trouvailles ; une torche de moins ne pouvait de toute façon pas lui porter préjudice.
Avec précaution, elle ôta la cellule d’énergie de l’appareil ; le cylindre d’alliage émettait une douce lueur verdâtre.
Une lueur très vive força ses paupières à se baisser pour protéger ses yeux, mais ils s’habituèrent bien vite à la déferlante de pixels dispensés sur sa rétine. Le matériel était une antiquité à l’heure où l’imagerie mentale par ondes cérébrales était devenue monnaie courante.
Pourtant, sans réellement s’en apercevoir, le monde qui s’imprimait sur les écrans fichés devant ses yeux eut quelque chose de plus. La pièce dans laquelle elle se trouvait était considérablement modifiée par l’engin reproduisant le mobilier dans des tons plus chaleureux et vivants que ce que le monde froid et mort d’Everest III en avait fait en réalité.
Lucie avança prudemment, ses sens trompés par l’imagerie et le son dispensé à ses oreilles ; se pouvait-il qu’elle ait ressenti la douceur de la chaleur du feu dévorant le bois dans l’âtre entrouvert devant elle ? Ou n’était-ce là qu’un mirage virtuel comblé par une machine dont la seule fonction se résumait à réconforter un esprit affaibli par la faim et une vie trop vite consumée ?
La douceur envahissait progressivement sa veste et une voix qu’elle reconnut aussitôt l’obligea à se retourner prestement ; sa mémoire lui jouait des tours, dans ce lieu qui se fit plus commun encore que sa propre poche. Les rideaux, la disposition des meubles en bois patinés par le temps et la cire lui revinrent en mémoire comme une sensation de déjà-vu.
L’escalier était une ouverture vers l’étage où vivait la grand-mère et les cadres numériques accrochés aux murs le lui confirmèrent ; tous ces instants d’une vie rêvée s’inscrivaient dans une logique de satisfaction qu’elle ne voulait pas comprendre, de peur de laisser la magie s’envoler.
Tout lui paraissait réconfortant : la maisonnée chaleureuse et bien rangée, l’odeur de viande rôtie lui titillant les narines et cette douce et joyeuse musique de fond qui enchantait son esprit.
Les yeux grands ouverts, Lucie monta quelques marches avant d’entendre plus distinctement cette fois, la voix douce et légèrement éraillée de sa grand-mère :
« Il n’y a pas de bonne ou mauvaise personne, ma chérie. Simplement des êtres faisant des choix. »
La pièce de laquelle s’échappait le discours aux accents de réconfort se trouvait derrière une porte dont le bâtant était entrouvert et laissait filtrer une lumière jaune et vacillante ; le crépitement d’une flamme lumineuse meubla le silence pendant quelques secondes avant que la vieille femme ne reprît son discours :
« Ton père était un homme différent autrefois, plein de volonté et animé par une soif de découverte comme seuls les enfants en étaient capables, dit-elle avec nostalgie. Tu devras être forte, tu sais. »
Les souvenirs étaient lointains, mais bien présents dans sa mémoire chamboulée et les mots résonnèrent en elle comme l’appel d’une vocation.
« Tu dois dormir à présent, annonça finalement la vieille femme d’une voix plus douce encore. Demain sera sans doute un jour meilleur pour nous tous. »
Lorsque Lucie poussa la porte en panneau de bois ornementé, elle aperçut la silhouette qui lui tournait le dos, assise sur le rebord du lit. Sa poitrine se souleva d’un soupir de soulagement et elle voulut s’avancer vers elle à grandes enjambées, mais se retrouva bien vite projetée au sol.
La simulation prenait en compte les volumes et les obstacles cohérents dans un espace meublé, mais l’appareil était parfaitement incapable d’interpréter avec exactitude la présence d’objets incongrus sur le sol et qui ne se trouvaient pas dans sa base de données.
Le casque légèrement relevé sur son visage, la jeune fille percevait à présent la réalité et le fantasme à parts égales ; la chambre dévastée et envahie par le froid et la chaleur d’une chambre éclairée par le feu fusionnaient.
Elle se redressa avec difficulté et replaça correctement le casque devant ses yeux, plongeant de nouveau dans ce rêve éveillé. La vieille femme s’était retournée et l’observait avec bienveillance.
« Que fais-tu encore debout, à cette heure ?
— Je… Je ne…
— Allons, allons… Assez vadrouillé jeune fille, rétorqua la grand-mère un sourire aux lèvres. Ton lit est-il ouvert ? As-tu pris soin de tes dents ? »
Ne sachant si la vieille dame s’adressait à elle, Lucie demeura muette un instant. Elle voulait lui répondre, lui dire combien elle l’aimait et par-dessus tout combien elle lui manquait, mais les mots ne quittèrent pas ses lèvres sèches et pincées.
Le visage jovial et ridé se voulait réconfortant et plein de promesses, mais le voir ainsi figé dans une joie improbable la fit frissonner. Ou bien était-ce le froid qui envahissait ses membres ?
La pile à combustible était à moitié pleine lorsqu’elle parvint dans la chambre que la grand-mère lui désigna comme la sienne : à l’opposé de la porte se trouvait un lit faisant face à une fenêtre. Sur la gauche, une large bibliothèque enjambait un bureau proprement rangé. Ses souvenirs étaient confus ; sa mémoire construisait un monde qui lui était familier teint de vert sombre aux murs et au sol recouvert d’une moquette duveteuse qui lui chatouillait la plante des pieds.
Au bout de quelques instants, Lucie s’installa à côté de la grand-mère ; elle portait une robe bouffante de couleur bleue couverte par un tablier blanc aux broderies impeccables. Ses cheveux gris pâle étaient tirés vers l’arrière en un chignon parfaitement épinglé.
« Tu devras bien dormir si tu veux être en forme pour demain, dit-elle avec précaution.
— Qu’y a-t-il demain ? s’aventura la jeune fille.
— Ton anniversaire, voyons. As-tu déjà oublié ? »
Tout n’était pas parfait, le ton était peut-être un peu trop enjoué et son sourire un peu trop présent ; mais les souvenirs, amoindris d’un peu de réalité par les années affleuraient de nouveau comme jamais.
Lucie se glissa sous le drap et attendit que la main la vieille femme se pose sur front ; quelque chose frôla son visage et, comme elle ne disait rien, la grand-mère reprit :
« Fais de beaux rêves, ma puce. Demain sera un jour meilleur. »
Lucie ferma les yeux quelques secondes et sentit, sans les rouvrir, la chaleur de la flamme s’éloigner, la froideur s’abattre de nouveau sur la chambrée. Le mirage avait pris fin sans prévenir tandis que la pile avait donné le reste de son énergie. Son cœur s’effondra, comment pouvait-on toucher si profondément le cœur de quelqu’un pour le laisser sombrer à nouveau ? Une larme perla sur sa joue et roula sur sa peau froide.
Une autre pile fera bien l’affaire… pensa-t-elle sans réellement laisser parler sa raison.
La promesse de quelques instants de chaleur suffisait à gonfler son courage d’assez de témérité pour rompre une nouvelle torche et alimenter la machine à souvenirs. Elle se fit une nouvelle promesse, de profiter une dernière fois de ses bienfaits avant de retourner près du chariot qu’elle avait trainé jusque dans la maison abandonnée.
Lucie n’avait pas conscience qu’à chaque seconde passée dans ce monde idyllique, son esprit s’enfonçait un peu plus dans une réalité où le confort des souvenirs fantasmés remplacerait bientôt son envie de revenir à la réalité.
« Sais-tu pourquoi nous sommes venus ici ?
— Non, répondit-elle, curieuse.
— Tes parents étaient heureux de trouver pour toi, un endroit où tu pourrais grandir sans manquer de rien. »
L’espace d’un instant, la grand-mère qui caressait affectueusement les cheveux de sa petite-fille tout juste bordée se figea dans une expression de tristesse que Lucie n’avait jamais encore perçue.
« Tout va bien grand-mère ?
— Évidemment, ma chérie. Tu es là, c’est tout ce qui compte pour moi… »
À ces mots, la fillette sourit à son tour et elle ferma les yeux pour se reposer un instant.
Les heures s’égrainèrent plus rapidement qu’elle ne voulait l’admettre et les torches vidées de leur combustible s’amoncelèrent bientôt à son côté quand elle eut amené le chariot ; assise là, sur l’ossature gelée d’un ancien lit de bois, la fillette rêvait à cette vie qu’elle ne pourrait jamais connaître.
Quand survint finalement la fin de son histoire, le sommeil avait creusé ses yeux et la chaleur relative dispensée par les ondes transmises à son cerveau faisait parfaitement illusion.
Un dernier baiser déposé sur son front et la vieille-femme s’éloigna lentement, auréolée d’une lumière douce et chaleureuse. C’était sans doute la dernière fois qu’elle l’apercevait, mais elle s’en fichait à présent.
Lorsque sonnèrent huit heures et la fin de l’alerte, elle demeura assise sur la couche, les genoux remontés sous son menton et les mains croisées autour de ses jambes. Parfaitement immobile, Lucie s’était endormie paisiblement et le cœur délesté des misères de cette vie qu’elle n’avait pas mérité.
Lorsque les gardes de la milice découvrirent son corps figé dans un sommeil glacé, aucun d’eux ne souhaita connaître la famille qui l’avait poussée à s’isoler ainsi dans cette maison abandonnée.
Sans sourciller, les deux gardes convinrent ensemble de ne jamais remettre les pieds dans la maison ; suivre les traces laissées par le système de navigation du chariot les avait conduits à la macabre trouvaille. Mais ce qui les frappa davantage encore était le sourire paisible dessiné sur le visage endormi de la jeune fille.
Un visage plein de sérénité.
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