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Le crépuscule teintait l’horizon d’or et de sang. J’aimais cet instant. La sérénité lumineuse qui emplissait le ciel à l’approche de la nuit avait quelque chose d’apaisant.

Le train avançait vite. A travers les fenêtres rayées par les intempéries, le paysage ne formait que des traînées de couleurs floues et fanées. Le visage tourné vers la vitre, je me laissais bercer par le grondement métallique et mécanique des roues sur les traverses d’acier.

Les rails marquèrent un long tournant au milieu de la lande embrouillée et baignée de pénombre. Je vis la silhouette de la locomotive, toute empanachée de fumée incandescente, se découper de profil, tirant les wagons à sa suite. Devant elle, la route de fer semblait s’étirer à l’infini, jusqu’à l’horizon. Je savais que l’heure viendrait où la ville surgirait d’un brouillard de lumière gazeuse dans le lointain, que le train ralentirait sa course pour s’arrêter dans un crissement de freins sous la grande verrière de la gare, qu’Arthur serait sur le quai, à m’attendre dans son veston brun. Mais pour l’instant, je pouvais encore me convaincre de l’illusion d’un voyage qui n’en terminerait jamais et je ne m’en privais pas. Pourquoi s’inquiéter des réalités triviales du quotidien ou de tenter de démêler l’écheveau compliqué des relations humaines, si l’on pouvait se contenter de faire comme si elles n’existaient pas ? Je fermai brièvement les yeux, séduite, troublée.

J’étais étonnamment consciente de la fraîcheur de la vitre contre mon front, de la caresse du cuir de l’accoudoir sur la peau nue de mon bras, des tressaillements du train qui se propageaient le long de mon dos. Dans ce fauteuil usé, je me sentais à ma place, comme si j’étais une partie vivante et lucide de la machine.

Je m’interrogeai sur les autres voyageurs. Ressentaient-ils eux aussi cette intense impression d’appartenance, de bien-être ? Maintenant que j’y réfléchissais, je ne me souvenais pas en avoir vu un seul depuis le début du trajet. Pas même un contrôleur.

Mon regard dériva vers le siège à côté du mien. Le rectangle pâle de mon billet y gisait, oublié. Amélie Salvan. Train n° 3406. Départ 18h52. 1ère classe. Destination : Lisieux. Levant les yeux, je croisai le reflet de mon propre regard dans la vitre de la porte coulissante du compartiment. Une impression étrange me saisit à la vue de ces deux iris étonnés et translucides qui me fixaient. Un malaise que je n’expliquais pas, une désagréable sensation de flottement.

C’est alors que je remarquai qu’il faisait étonnamment sombre. Le crépuscule avait laissé place à la nuit, mais personne n’était encore venu allumer les becs de gaz sous leur globe de verre gravé. C’était vraiment très étrange. Pensive et mal à l’aise, je lissai la soie de ma jupe sur le plat de mes cuisses, puis rajustai mon chapeau avec nervosité. Soudain, je n’étais plus si sûre de vouloir que ce voyage s’éternise.

Dans la nuit qui s’assombrissait, le train continuait de filer, bringuebalant sur sa ligne de rails, droit vers l’horizon.

~

Le Lexovien, 10 avril 1888

Dans la soirée d’hier, un train en provenance de Paris a déraillé peu après Launay. D’après nos informations, un sabotage sur la ligne serait à l’origine du drame qui a fait plusieurs dizaines de victimes et de blessés. Parmi eux se trouvait la fiancée d’Arthur Lefèvre, correspondant régulier du Lexovien depuis plusieurs années. Nous lui adressons nos plus sincères condoléances.


Texte publié par Pixie, 15 octobre 2017 à 21h40
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