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« Swan, est-ce que tout va bien ? »

N'obtenant aucune réponse, Evy insista :

«Swan ? Que se passe-t-il ? Tu ne te sens pas bien ?»

La jeune femme brune posa une main sur l'épaule de son compagnon, espérant le tirer de sa soudaine torpeur. Tout autour d'eux, les voyageurs allaient et venaient, indifférents au couple figé sur le quai. Enfin, Swan tourna vers elle son regard écarlate, un peu perdu derrière les lunettes qui en atténuait un peu l'éclat inhabituel.

Evy sentit l’inquiétude lui serrer la gorge. Certes, après les épreuves terribles qu'il avait traversées, elle avait tendance à se montrer un peu trop protectrice. Même s'il était physiquement en bonne santé, il lui faudrait un peu de temps pour retrouver l'usage total de ses jambes ; il avait encore besoin de béquilles pour se stabiliser à l'occasion, mais il s'en passait de plus en plus fréquemment. Malheureusement, les blessures les plus graves n'étaient pas visibles. Jane, la tante d'Evy, était devenue spécialiste des troubles qui pouvaient affecter le mental des agents de Gladius Irae au retour de missions éprouvantes. Swan avait enfin accepté de la laisser l'aider et les résultats se faisaient progressivement sentir. Mais avec une existence aussi mouvementée que la sienne, il n'était jamais à l’abri des sombres tentacules du passé...

La locomotive se mit à siffler ; Evy contempla la machine à vapeur dont la peinture rouge et noire brillait sous la verrière de la gare. Certaines lignes commençaient être électrifiées, mais ce n'était pas encore l'heure pour le Paris-Chambery. Et connaissant l'histoire de Swan, elle comprenait sa soudaine réticence – même si ce mot était un euphémisme.

«Les malles ont été chargées, nous n'allons pas les laisser partir sans nous.»

Prenant une longue inspiration, il acquiesça et la laissa lui saisir le bras pour le guider vers l’intérieur de leur wagon.

« Mon père nous a réservé un compartiment, nous devrions être tranquilles.»

Encore une fois, il hocha la tête, comme s'il n'était pas tout à fait là. Il gravit un peu laborieusement le marchepied, ses béquilles sous le bras. Evy lui répétait sans cesse qu'il n'avait pas à avoir honte de s'en servir, mais elle avait parfois l'impression de vider une bouteille d'eau dans la mer.

Ils n'eurent aucune peine à trouver leurs sièges ; le compartimentent était spacieux, avec deux larges banquettes face à face, qui pouvaient se convertir en couchettes. Le jeune homme aida machinalement sa compagne à ranger leurs affaires sur les étagères prévues à cet effet. Il gardait l'air absent ; la sorcière aux yeux dorés commençait à s'en inquiéter.

Il était encore tôt et un pâle soleil se frayait un chemin vers l'intérieur du train. Assise face à Swan, Evy ferma à demi les paupières, se laissant bercer par la régularité des bruits mécaniques. Mais son compagnon, toujours aussi silencieux, ne relâchait pas sa vigilance. Ses mains demeuraient crispées sur l'étoffe de son pantalon et il respirait un peu trop profondément. Au-dehors, les immeubles de pierres et de briques avaient laissé place aux petits pavillons et aux jardins de banlieue, alternant avec les usines et quelques champs. Trouvant le paysage peu intéressant, la jeune femme reporta son attention sur Swan.

Elle avait cru un moment qu'il s'était endormi, mais il n'en était rien. Il semblait faire d'énormes efforts pour demeurer calme, quand il réprimait manifestement une panique profonde. Le cœur serré, Evy posa sa main sur la sienne :

«Swan... Que se passe-t-il ? Tu crois vraiment que tu peux me cacher quelque chose ? Il ne faut pas que tu gardes cela sur le cœur...»

Le jeune homme blond lui lança un regard penaud :

« C'est tellement idiot... Je ne voulais pas t'embêter avec ça...

- Idiot ?»

Evy sentit la colère l'envahir. Elle plissa les paupières, ses prunelles dorées brasillant d'agacement :

«Comment peux-tu décider ainsi ce qui est idiot ou pas ? C'est le train... n’est-ce pas ?»

Elle secoua légèrement la tête :

«J'avoue que je ne comprends pas... Je sais que ce n'est pas le moyen de transport que tu apprécies le plus, et avec ce qui s'est passé... C'est compréhensible. Mais tu le prenais assez couramment et tout se passait bien, avant... »

Elle laissa passer une pause, évitant d'évoquer l'année d'exil volontaire qui l'avait tenu éloigné d'elle, sans qu'elle sache s'il était même en vie.

Swan haussa les épaules

« J'ai toujours ressenti... un peu d'inconfort. C’est pour cela que j'ai toujours préféré, autant que possible, prendre ma voiture. Mais je suppose que ce qui s'est passé a dû ranimer des souvenirs enfouis depuis longtemps...»

Il ferma brièvement les yeux :

« C'est comme si à chaque instant, une terrible explosion allait retentir et qu'un souffle de feu allait déferler sur moi, me transformant en une plaie vive... Je...»

Il rouvrit les paupières, examinant ses mains :

«Je sais que je ne porte plus aucune trace de ces brûlures, grâce à ma mère. Elle m'a rendu la vie... Et à cause de cela , je suis plus encore son fils – et celui de mon père – que celui de mes véritables parents. Quoique ce terme puisse dire... Je pensais que ce souvenir était mort, enterré, oublié... Mais quand je me suis trouvé sur le quai... je ne parvenais plus à penser à autre chose.»

Evy soupira : que pouvait-elle bien faire de plus, que Jane n'avait pas tenté ? Déjà, il avait avoué ses craintes. C'était un grand pas en avant.

Sur une impulsion, elle se leva et s'assit à côté de Swan. Laissant reposer sa tête sur son épaule, elle lui prit la main et lui désigna le paysage qui défilait au-dehors : des campagnes paisibles, des villages dominés par des clochers pointus, des haies broussailleuses, des bois et des forets qui brisaient l'unité des champs par leur moutonnement vert... De troupeaux qui paissaient tranquillement dans les prés...

«Regarde ! »

Elle pressa légèrement ses doigts, l'obligeant à garder son intérêt sur ce qui se passait au-dehors :

«Je ne connais pas bien la France, et je suis toujours ravie de la découvrir. Et c'est mieux encore quand je peux le faire avec toi... Paul.»

L'utilisation de son véritable prénom attira un peu de surprise sur ses traits.

« Nous allons traverser de beaux paysages... Et j'ai envie de les admirer avec toi, ces magnifiques montagnes, quand nous les découvrirons par la fenêtre de ce train. Alors, regarde au-dehors avec moi, et faisons-le ensemble. Tu vas créer de nouveaux souvenirs qui relégueront dans le passé tous les moments sombres, parce qu'ils n'auront plus la moindre place parmi le reste !»

Elle lui adressa un large sourire, ébouriffant de la main ses boucles blondes. Elle éclata de rire en l'entendant protester et le fit taire d'un léger baiser sur les lèvres. Il se détendit légèrement, probablement libéré d'avoir pu se confier à elle. Il passa un bras autour de ses épaules et ferma les yeux, assez calme pour se laisser aller à dormir un peu.

Quelques heures plus tard, ils virent apparaître, dans la lumière déclinante, les sommets blancs qui se découpaient sur un ciel intense et respirer, au-delà des parois de métal et de verre, l'odeur fraîche et pure de la neige. Même si Evy ignorait ce que l'avenir leur réservait, avec leur métier hors-norme et leur relation compliquée par leur nature respective, elle était bien décidée à ce que ce voyage comme bien d'autres à venir devienne un souvenir qu’ils auraient plaisir à se remémorer ensemble.


Texte publié par Beatrix, 15 octobre 2017 à 17h09
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