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Pour la quatrième fois aujourd'hui, je cours m'agripper au bastingage pour évacuer par dessus bord le contenu de mon estomac, pourtant vide depuis le début de notre voyage. Les rires des matelots dans mon dos achèvent de me démoraliser alors que je constate le calme plat des eaux autour de nous. Je déteste du plus profond de mon être tous ces maudits navires, bâtiments, chaloupes et autres esquifs... Un soupir dépité me parvient alors que je me laisse glisser sur le pont.

- Tu es pathétique. Avoir du sang de créature aquatique et être terrassé par le mal de mer...

Une réplique bien sentie à mon camarade s'impose mais j'ai trop peur de me vomir sur les pieds pour ouvrir la bouche. Je me contente d'un regard noir et d'un grognement.

Cette traversée me semble interminable mais nous touchons bientôt au but : la colonie de sinëas qui a été aperçue dans une zone de pêche. Ces félidés marins paraissent inoffensifs avec leurs airs de chaton et leurs nageoires lumineuses mais ce sont en réalité de terribles prédateurs. Les modulations de leurs miaulements envoûtent les hommes et les poussent à sauter à l'eau, où ils finissent noyés par ces charmantes bêtes... Une manie quelque peu problématique qu'ils avaient déjà de leur vivant, lorsque sinëas et pêcheurs se retrouvaient autour de mêmes proies, et leur avait coûté une chasse intensive bien avant la Grande Purge. A présent Ethérés, ils prennent un malin plaisir à repérer les coins de mer les plus fréquentés pour y tendre des embuscades aux navires pêcheurs ou marchands. Cette pratique les rend bien plus difficile à exterminer car, les bateaux évitant les zones infestées, les félins s'en vont également chercher de nouvelles proies ailleurs avant l'arrivée des Gærs. Tymen et moi avons fait au plus vite mais nous savons tous deux que ce voyage sera probablement vain.

Inutile de demander au capitaine si nous sommes parvenus à destination : les visages sombres, les murmures soudains et les signes superstitieux de l'équipage parlent d'eux-mêmes. Avant que mon camarade ne puisse décider de la suite, je me redresse sur mes pieds et me débarrasse du foulard autour de mon cou, mettant à l'air libre les fentes de mes branchies.

- Occupe-toi des matelots, je me charge d'aller voir s'ils sont là.

Tymen fait une moue dubitative en lorgnant les eaux calmes.

- Si la colonie est aussi importante que ce qu'on nous a dit, tu ferais mieux de ne pas plonger là-dedans tout seul...

Je hausse les épaules en laissant glisser sur le pont chemise, gilet et pantalon.

-Je doute fort de croiser quoi que ce soit mais, si c'est le cas, quelqu'un doit rester ici ou nous nous retrouverons avec un tas de marins gorgés d'eau et un navire sans équipage. Je ne sais pas toi, mais je ne me vois pas rentrer à la nage...

Mon camarade a un rictus amusé et se fend d'une révérence grotesque pour m'inviter à sauter par dessus bord, ce que je fais, sans me faire prier.

La fraîcheur de l'eau sur ma peau, ainsi que le parfum de l'océan dans mes branchies, chassent en un instant tous les maux de la navigation. Comme l'a justement fait remarquer Tymen, je suis un Gær aquatique. Raison de plus pour détester cette aberration qui veut faire voyage SUR les eaux un poisson... Je dégourdis avec délectation mes mains et mes pieds palmés dans les flots ondulant avec paresse, mon attention portée sur les ténèbres environnantes. C'est toujours lors des missions en eaux profondes que je regrette de n'avoir pas hérité de la vision des sinëas, mais je me souviens alors que les doubles paupières, nécessaires pour protéger les pupilles sensibles de nos sources de lumière, est une mutilation bien plus visible que mes écailles nacrées ou les membranes de mes doigts, et je me passerai sans problème d'attirer davantage l'attention.

J'ai beau scruter et tendre l'oreille, l'océan paraît aussi calme que le baquet d'eau de mon bain. Il ne me reste plus qu'une chose à tenter pour confirmer que la colonie est partie sévir ailleurs. Après une grande inspiration, je pousse un cri de détresse. Les sinëas sont des Ethérés sociaux qui répondent au moindre signal d'alerte ou de danger, pour peu que l'on sache manipuler leur "langage". Les variations de mon miaulement se répondent à travers les eaux et se perdent dans l'infini sans obtenir le moindre écho de réponse. Par acquis de conscience, je prends le temps de lancer un second appel mais il n'y a là rien que je n'ai pas déjà prévu. Je profite une dernière fois de l'onde fraîche avant de me résigner à rejoindre ce navire de malheur.

Ma tête a tout juste le temps de percer la surface qu'une mâchoire aux petites dents pointues m'attrape par la cheville et me tire vers le fond. J'étouffe un cri de surprise et concentre mon pouvoir dans les pointes écailleuses qui se dressent sur mes poings fermés. La lueur bleutée se répand en halo et je peux alors distinguer le jeune sinëa accroché à ma jambe. Un coup dans les cervicales, agrémenté d'une décharge de ma lumière, et le corps de ténèbres se dissout dans un miaulement plaintif. Je vais pour me retourner, me préparant pour la prochaine attaque qui ne manquera pas de venir. Cependant, elle surgit plus tôt que je ne m'y attends et parvient à me surprendre. Le spécimen qui me saisit à la gorge est bien plus imposant que son défunt camarade et ses crocs se plantent de pars et d'autres de mes fentes respiratoires, mâchouillant, labourant mes branchies. La douleur étrangle mon cri et le sang afflue déjà, m'étouffant. Par réflexe, j'ouvre la bouche mais ne parviens qu'à me noyer davantage encore. Quel idiot... Qu'y a-t-il de plus pathétique qu'un être aquatique se noyant ? Je dois me débarrasser de deux autres assaillants avant de parvenir à atteindre celui qui me tient fermement entre ses mâchoires à l'œuvre. Et il n'est pas le dernier. Je suffoque, me demandant qui du sang ou de l'eau aura ma peau en premier. En attendant de le découvrir, je distribue coups et pouvoir en perdant le compte de mon tableau de chasse. Alors tout devint soudain calme, sombre... apaisant...

Je reviens à moi avec une goulée d'air douloureuse et une quinte de toux qui m'arrache côtes et gorge. Je suis encore dans l'eau, mais je suis parvenu à rejoindre la surface, je ne sais comment. Ce n'est que lorsque je réalise qu'une corde, passée sous mes bras, m'élève dans les airs, que j'aperçois en bas Tymen, m'observant avec une expression paniquée et sa chemise teintée de rouge. Mon torse l'est aussi, d'ailleurs. Je veux porter une main à mon cou, toutefois mes forces m'abandonnent avant et je me sens glisser vers l'inconscience. Finalement, ce ne sera pas aujourd'hui que je deviendrai l'idiot de Gær Sinëa victime du mal de mer, et mort noyé...


Texte publié par Serenya, 1er octobre 2017 à 01h23
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