Héléna n’était pas une enfant comme les autres.

Elle n’avait pas de passé, pas de parents, et un avenir compromis dans la petite province où elle vivait à présent, dans la maison étroite, mais soignée de sa grand-mère. Les murs étaient recouverts d’une tapisserie vert sapin que quelques cadres en bois égayaient de teintes plus chaudes.

Le mobilier était à l’image de la petite propriété, une succession de souvenirs transmis par les aïeux de la famille Korskev à des descendants moins nombreux et plus éparpillés encore dans la vaste mère Russie.

« Ton père serait si fier de toi, Helena. » disait souvent la vieille femme pour se rassurer autant que pour réconforter la fillette dans les moments difficiles.

Malgré les aléas de sa vie et les coups durs portés à sa famille, la joie paraissait parfois émailler son quotidien de détails enchanteurs et de souvenirs chaleureux. Son frère était encore très jeune – sinon trop, pour se souvenir de leurs parents.

Parfois, alors que le froid s’était invité dans la steppe comme le vent glacial dans les plaines de la campagne, des souvenirs jaillissaient en rêve. Des souvenirs refoulés et, jusque-là, relégués dans les plus profonds abysses de son inconscient.

Ces évanescences se dissipaient instantanément dès que ses paupières s’entrouvraient à la faveur d’un éveil opportun. Pourtant, la jeune Héléna gardait en mémoire l’empreinte des sensations parvenues dans à sa conscience pendant les phases de sommeil ; elle redoutait toujours ces moments, ne sachant si elle préférait continuer de dormir en revivant ces passages d’angoisses et de tristesse ou le réveil perdu entre deux mondes.

Sa grand-mère avait été claire sur le sujet, elle ne devait jamais évoquer le destin de ses parents, l’accident de voiture sur la route de Saint-Pétersbourg et les heures passées dans le froid et la neige d’un hiver rigoureux à attendre. Jamais.

Et elle l’avait promis. À contrecœur. Mais elle avait promis.

En grandissant, son passé se fit plus lointain et nébuleux qu’elle ne l’avait souhaité. Sans doute était-ce là ce que l’on appelait grandir ?

Lorsqu’elle fut assez âgée pour entrer dans la cour des grands, Héléna décrocha une bourse d’études qui lui permettait d’aller étudier où bon lui semblait. Un dossier et une scolarité impeccables.

« Tous les Korskev sont faits pour la réussite, l’avait félicité sa grand-mère les larmes aux yeux avant son départ. C’est dans notre ADN… »

Bien qu’elle fut surprise que la vieille femme qui avait toujours fait montre d’une méconnaissance de la science s’exprime en ces termes, elle ressentait une vive fierté.

La culpabilité de laisser les deux êtres qui comptaient le plus au monde dans ce village vieillissant grandissait à mesure que s’approchait pour elle l’heure d’embarquer dans l’avion qui devait la mener bien plus à l’ouest…

En guise de porte-bonheur, la grand-mère détacha le bracelet orné de pierres violettes et l’attacha au sien. C’était un souvenir de famille et un moyen pour elle de lui dire qu’elle ne devait pas avoir peur, que sa famille serait toujours avec elle.

Maintenant, elle se tenait là, sur le quai étrange de ce complexe perdu dans les steppes nord-américaines.

Avec le temps, elle avait compris que rien n’était écrit, aucun destin ne l’attendait si elle ne décidait pas, un jour, de le provoquer. Ses souvenirs de ces années passées s’estompaient en dépit de rares moments chéris par le temps. Le visage de sa grand-mère lui échappait parfois au détour d’un songe qui lui substituait des caractéristiques d’un visage inconnu.

Mais elle se promit qu’un jour prochain, elle rentrerait, et elle donnerait à sa famille la vie qu’elle méritait.