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« Répétez-moi ça », s'écria Vega, incrédule.

Darash poussa un soupir à fendre l'âme et les tentacules qui ornaient sa mâchoire se levèrent d'un même mouvement comme pour prendre le ciel a témoin. En temps normal, la mécanicienne se serait moquée – gentiment, bien sûr ; ça restait son patron quand même – de sa tendance à tout théâtraliser. Sauf qu'après la bombe qu'il venait de lui lâcher l'air de rien, elle n'avait pas le cœur de se montrer sarcastique.

« Tu as très bien compris, marmonna Darash.

— Justement. J'ai peur d'avoir trop bien compris. Et j'attends toujours que vous me disiez que c'est une blague. »

Nouveau soupir mélodramatique.

« Ce n'est pas une plaisanterie. Et tu vas y aller.

— Mais vous me voyez donner un cours devant des gamins ? Enfin, patron, je suis à peine capable de me faire à manger sans risquer de faire péter mon immeuble ! »

Darash lui adressa un regard empli de compassion et de quelque chose qui ressemblait foutrement à de la fourberie. Il allait lui faire un coup fourré et elle allait tomber droit dans le panneau. C’était triste d’avoir une telle lucidité sur soi.

« Tu exagères, déclara-t-il. Et je ne vois pas ce qui t'inquiète tant. Tu es douée, tu y arriveras. Je ne vais quand même pas envoyer Boz, Noa ou Guerrigue. Les gamins en sortiront traumatisés. Ou pire : ils en sortiront les pieds devant. Tu vois pourquoi tu es ma seule solution envisageable ? Je ne peux pas infliger ça à des enfants. »

Vu comme ça... Boz ne méritait pas qu’on étale deux mots à son sujet, mais Gerruigue, c’était autre chose. Il faisait deux fois la taille de Vega et il lui suffisait de crier un bon coup pour tuer un rat – expérience certifiée « vécue en live ». Face à ça, la jeune femme était la normalité incarnée. Sauf que... sauf qu'elle n'était pas une foutue bonne poire qui allait jouer les profs devant une bande de gamins surexcités pour faire plaisir à son patron !

« Pourquoi vous n'y allez pas, vous ? grogna-t-elle. C'est à vous que ce vieux schnok a demandé. »

Darash claqua de la langue, désapprobateur.

« Surveille ton langage. Joe est un vieil ami et s'il a fait appel à moi, c'est qu'il sait qu'il peut me faire confiance pour trouver une solution à son problème. Moi, j'ai une boîte à faire tourner et une bande de mécaniciens complètement hystérique à surveiller, alors c'est toi qui y vas, point final.

— Elle ne tournera pas bien longtemps, cette boîte, si vous envoyez les employés faire autre chose que leur boulot sur leur temps de travail », maugréa-t-elle.

Un grondement de mauvais augure roula dans la gorge du Dagordien. Vega leva les yeux au plafond, mais elle n'ajouta rien. Elle avait perdu. Si elle refusait encore, Darash était capable de l'emmener au centre de formation par la peau des fesses, perturbante image qu’elle n’arrivait que trop bien à imaginer. Nom d’un tournevis, elle allait devoir se laver le cerveau au détergeant, maintenant !

« Très bien, concéda-t-elle de mauvaise grâce. J'irai. Mais à une seule condition.

— Laquelle ? » grimaça Darash.

Vega n'aurait su dire s'il se retenait de sourire d'un air triomphant ou s'il redoutait ce qu'elle allait réclamer. Peut-être un peu des deux, tout bien considéré.

« Je veux un nouveau portique élévateur dans mon hangar et pas un truc bricolé à l'arrache. Le nouveau Cire [76] de chez FerXMech, ce sera très bien. »

La grimace de Darash s'accentua et Vega eut encore plus de mal à discerner ce qu'elle signifiait. Et finalement...

« Deal. »

Et c'est ainsi que Vega se retrouva devant une classe de pré-adolescents boutonneux qui la regardaient d'un air oscillant entre l'intérêt curieux et l'examen perfide, en se demandant ce qu'elle avait fait à tous les bons dieux de la galaxie pour mériter un sort pareil.

Le centre de formation professionnelle de Gora accusait une ressemblance troublante avec une prison pour délinquants juvéniles, mais il n'était pas si terrible qu'il en avait l'air. L'aile consacrée à la mécanique était bien équipée et les ateliers semblaient intéressants. Après...

Mal à l'aise, la jeune femme déposa son sac sur le bureau métallique qui lui était attribué. Un clong! sonore accompagna la manœuvre et en fit sursauter quelques-uns.

« Ok, déclara-t-elle. Moi, c’est Vega Eilor et apparemment, je suis votre prof de mécanique pour aujourd’hui. »

Une fille au deuxième rang leva la main.

« Madame, il est où M’sieur Vernion ? »

Il y eut un blanc. Ledit M’sieur Vernion était coincé sur Candar pour comportement indécent – ce qui posait quand même quelques questions sur sa légitimité à enseigner ; on ne pouvait pas toujours tout mettre sur le dos de la pudibonderie candarienne. Mais ce n’était pas quelque chose qu’elle pouvait leur servir texto.

« Aucune idée, éluda-t-elle en vitesse. Alors… ah oui, l’appel, fit-elle en apercevant le coin d’une feuille couverte de noms. Melach Aren ? »

Elle énuméra la liste jusqu’à « Mac Zeller », écorchant une bonne dizaine de noms au passage. A sa grande déception, il n’en manquait absolument aucun.

« Bien… D’après ce que j’ai compris, vous avez chacun commencé un projet avant les vacances, alors… euh, eh bien… allez le chercher et continuez à travailler dessus. Je passerai vous aider. »

Une fraction de seconde après, ce fut la débandade générale. Dans un grondement de chaises, d’exclamations, de bruits de pas précipités, les dix-sept élèves se levèrent d’un même mouvement et se dirigèrent vers le fond de la pièce.

Avec un peu de recul, Vega songea qu’elle aurait peut-être dû songer à essayer d’organiser un peu la chose.

« Pousse-toi !

— Ferme-la !

— Eh, mon pied !

— Aïe !

— Ferme ta gueule et laisse-moi passer !

— J’étais devant !

— Arrête de me tirer les cheveux, abruti !

— Abrutie toi-même !

— Madame, c’est fermé !

— Madame, il m’a poussé !

— Madame, il m’a traitée d’abrutie !

— Madame, je peux lui casser la gueule ?

— Madame !

— Madame !

Madame !

Fermez-la ou c’est moi qui vous casse la gueule ! » hurla Vega.

Tous se figèrent en lui jetant un regard ahuri. Histoire de gagner en crédibilité, Vega tira sa clef de douze favorite de son sac et l’agita d’un air menaçant. Les élèves échangèrent des regards méfiants. Certains se donnèrent des coups de coude d’un air mauvais, mais dans l’ensemble, l’ordre était rétabli. Son outil à la main, Vega se dirigea vers le troupeau d’adolescents massé devant la porte de la réserve.

« Bon, c’est quoi le problème ? »

Silence.

Vega arqua un sourcil.

« Eh ! Vous êtes bouchés ou quoi ? »

Peut-être qu’il était temps qu’elle distribue les coups de clef de douze. Les moteurs avaient toujours tendance à se montrer plus coopératifs une fois qu’ils avaient reçu un bon coup sur le ciboulot.

La fille qui avait levé la main en début de classe, un peu plus dégourdie que les autres, se dévoua pour la collectivité.

« La porte est fermée avec un cadenas, madame.

— Bah fallait le dire. Poussez-vous. »

Aussitôt dit, aussitôt fait. Le troupeau se fendit en deux. Effectivement, il y avait un cadenas sur la porte. Et comme personne n’avait jugé bon de lui donner la clef, Vega fit comme elle en avait l’habitude : elle tapa d’abord et s’inquiéterait de poser les questions ensuite. Un chuchotement accueillit le bruit du cadenas brisé d’un seul coup de clef de douze bien placé.

« Bien joué, madame.

— Je te remercie, répondit-elle non sans fierté. Bon, maintenant, deux par deux, allez récupérer votre truc et mettez-vous au boulot. On a déjà perdu assez de temps comme ça. »

Vega put voir dans le regard de certains qu’elle était remontée dans leur estime et elle s’étonna elle-même de s’en trouver flattée. Elle aurait peut-être dû s’alarmer d’être devenu un exemple en matière d’entrée par effraction dans un local fermé, mais pour l’heure, ça lui passait assez largement au-dessus de la tête. Elle avait d’autres préoccupations plus urgentes.

Quelques minutes plus tard, tout le monde pouvait enfin se mettre au travail dans la joie et la bonne humeur. Vega pensa avoir gagné un peu de répit. Elle ne mit pas longtemps à déchanter.

« Non, Pagel – c’est bien Pagel, ton nom ? – n’essaye pas d'enfoncer ton tournevis dans l'œil de ton voisin. Je m'en contrefiche que son œil soit cybernétique. Explique-moi ce que tu es en train de faire, toi. Ah, tu veux tester l'acupuncture ? Avec des vis ? Je pense que tu vas souffrir. C'est quoi ton projet ? Je vois. Eh bien... continue comme ça. Mais euh... pense à mettre un isolant, hein ? Ou ça va te péter à la figure. Éloigne-moi cette soudeuse de la prise ! Tu veux tous nous tuer ou quoi ? Quelqu’un vous a parlé des règles de sécurité ou c’est au programme de l’année prochaine ? Pagel, pose-moi ce pistolet à clous tout de suite ou je te colle une cible sur le front et je l'essaye sur toi ! »

Quand la sonnerie se décida enfin à annoncer la fin du cours – et Dieu qu'elle avait pris son temps ! –, ce fut une délivrance. Les petits monstres partis, Vega se laissa tomber sur son bureau, vidée. Canaliser tous ces gamins – à savoir les empêcher de se mutiler, torturer, tuer ou pire, les trois en même temps – requérait beaucoup trop d'énergie pour le bien de quiconque. La jeune femme commençait sérieusement à croire que le type qu'elle remplaçait en avait fait exprès de se faire coller en prison sur Candar.

Plusieurs minutes plus tard, la porte de l'atelier s'entrebâilla. Vega n'avait pas décollé de son bureau.

« Mademoiselle Eilor ? »

L'apprentie prof adressa un regard éteint au directeur de l'établissement, aussi connu sous le nom de Joe alias « le grand ami du patron ».

« Vous êtes venu vérifier qu'ils ne m'avaient pas laissée ligotée sous la scie circulaire ? demanda-t-elle.

— Eh bien... euh... non, mais...

— Ne fais pas attention, elle dramatise toujours tout. »

Vega se redressa en reconnaissant la voix de Darash. Une boîte à faire tourner, hein ? Quel faux-jeton ! Elle lui jeta un regard furibond.

« Venant de vous, c'est un peu fort, patron », gronda-t-elle.

Darash haussa un sourcil amusé.

« Admets que ça ne s'est pas si mal passé, répondit-il.

— La prochaine fois que vous aurez à gérer quinze gamins surexcités, vous me le direz vous-même, rétorqua-t-elle.

— À ce propos... » risqua timidement Joe.

L'attention de Vega se reporta sur le directeur qui jeta un regard incertain à Darash comme pour quémander son soutien. Il se racla la gorge avant de poursuivre :

« D'après les dernières informations qui me sont parvenues, le professeur habituel est toujours euh... retenu sur Candar et je n'aurai pas de remplaçant avant au moins une semaine. Est-ce que cela vous dérangerait beaucoup d'envisager d'assurer les cours jusque-là ? »

Vega plissa les yeux et se tourna vers Darash d'un air menaçant. Ce dernier se contenta d'un demi-sourire amusé, ce qui n'augurait absolument rien de bon.

« J'ai déjà commandé un lot de nouvelles soudeuses et un monte-charge tout neuf rien que pour toi », annonça-t-il sur un ton qui se voulait consolateur.

Vega dut se retenir de lui sauter à la gorge.

« Vous me le payerez, patron. »


Texte publié par Pixie, 27 septembre 2017 à 21h38
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