Il y a une drôle d'ambiance dans la classe, aujourd'hui. Un mélange d'excitation et de crainte qui rend l'atmosphère... électrique. Nous ne sommes que cinq dans la pièce et pourtant les bourdonnements des chuchotements nerveux donneraient à penser que la salle est comble. Même Dywan, qui est pourtant toujours prompt à fanfaronner, s'agite à voix basse. La nouvelle est sur toutes les lèvres depuis qu'on nous l'a annoncée hier : le cours d'aujourd'hui sera tenu par la Gær Selën, la seule chasseuse de serpent de notre génération. La seule depuis bien des générations, en réalité, ce qui explique son statut de célébrité toute autant crainte qu'admirée au sein de Chäsgær. Je n'ose pas même imaginer la réaction de la population à son égard. C'est que l'on raconte tant de choses à son sujet, sur ses faits de chasse comme sur son apparence. Dywan ne cesse de répéter qu'elle est celle qui est allée le plus loin dans la mutil... dans le Processus.
J'ai tout juste le temps de maugréer contre ma langue qui a fourché que la porte s'ouvre. Un silence de plomb s'abat soudain sur la classe. C'est elle. Cinq paires d'yeux la suivent sur les quelques pas qui la séparent de la petite estrade et son pupitre. Elle nous fait alors face d'un mouvement vif et le regard qu'elle pose sur nous me glace les sangs. Etrangement, ma première pensée est compatissante : le contact avec les villageois, lors de ses missions, doit être plus que laborieux. Et pour cause, elle n'a plus grand chose d'humain. Des écailles dorées recouvrent par plaques ses mains, ses bras, son cou et jusqu'à ses pommettes, tandis que de petites pointes acérées marquent ses poignets, la ligne de sa mâchoire et le lobe de ses oreilles. Si elles n'en demeurent pas moins spectaculaires, ces modifications restent, somme toute, assez classiques pour un Gær de son niveau. La clef de cette aura de malaise qu'elle répand autour d'elle réside dans ses yeux. Si le droit a une teinte verte, s'apparentant à la mousse, plutôt banale, le gauche, lui, est pourvu d'une pupille en fente sur un iris noir pailleté d'argent, qui semble sonder votre âme elle-même.
Le silence s'éternise tandis qu'élèves et professeur d'un jour s'observent. Finalement, la Gær s'agite et grommelle avant de s'éclaircir la gorge. Elle a soudain l'air bien moins inquiétante. En vérité, elle semble même mal à l'aise. Je trouve cette idée amusante qu'une poignée d'élèves débutants parvienne à déstabiliser un tel être.
- Bon, vu vos têtes d'ahuris, je suppose que je n'ai pas besoin de me présenter...
Echanges furtifs de regards surpris parmi les élèves. Si le ton est bien moins ampoulé qu'avec nos autres professeurs, c'est avant tout la voix elle-même qui surprend. Bien qu'elle soit forcée avec aisance pour porter à travers la pièce, elle n'en demeure pas moins fluette. Nous réalisons soudain que la légende devant nous ne doit guère avoir qu'une poignée d'années en plus que la plupart d'entre nous. Elle pourrait bien même être plus jeune que Dywan en vérité.
- Fermez la bouche, vous ressemblez à un banc de poissons morts vu d'ici... Bon, tâchons de faire ça vite. Je suis ici pour vous parler des skaës.
- Les skaës ? C'est quoi ça ?
Je lève les yeux au ciel. Finalement, Dywan a vite retrouvé ses habitudes. Et comme personne ne semble décidé à lui répondre, je me dévoue.
- Les grelottines, crétin.
L'intéressé fait la moue avant de s'avachir contre le dossier de sa chaise.
- Des souris ?! Sérieux, vous voulez pas plutôt nous parler d'Argöth ? Hein, les autres, vous en pensez quoi ?
Le trait de lumière qui traverse la pièce laisse un trou aux bords noircis dans le carnet de Dywan. Et avant que nous n'ayons détaché nos regards de cette marque, Gær Selën est penchée sur le bureau du fanfaron, un air prédateur, à vous glacer les sangs, sur le visage.
- Argöth, c'est ma proie. Vous, tentez de survivre à des... souris. Ce sera déjà mieux que certains...
Etrangement, Dywan se contente de déglutir avec peine et de hocher la tête. C'est bien la première fois que quelqu'un le laisse ainsi muet !
Avec un sourire en coin satisfait, Gær Selën s'installe sur le coin du bureau avant de reprendre.
- Ne vous fiez pas à son nom populaire ou à son apparence, parce que vous n'aurez jamais qu'un seul skaë à affronter. Ils vivent en colonies silencieuses et sous-terraines. N'espérez pas les repérer en cherchant l'entrée de leur terrier, la plupart du temps elle est soit très bien dissimulée, soit carrément bouchée quand ils ne sont pas de sortie.
Notre professeur marque une pause, le temps de s'assurer de notre attention, puis elle reprend, sur un ton plus bas.
- En général, ça se passe comme ça : vous vous installez pour vous reposer quelques heures, hésitant entre éteindre votre lanterne pour l'économiser et être moins repérable, et la laisser allumer pour voir quel Ethéré va vous tomber sur le coin de la figure, quand vous réalisez soudain qu'autour de vous, c'est le silence absolu. Pas un bruissement de feuille, pas le moindre écho de la plus petite forme de vie, rien. Vous commencez à transpirer dans votre bel uniforme tout neuf, et puis vous vous traitez d'idiot froussard avant d'étouffer votre lumière pour vous prouver que vous êtes un grand. On dirait d'abord un murmure, comme si la brise se levait dans les arbres. Ça vous rassure. Alors le bruit devient plus fort et vous reconnaissez le grelot de la petit souris toute mignonne dont vous a parlé une Gær pas commode à votre arrivée à Chäsgær, répété des centaines de fois, partout autour de vous. Des villageois téméraires retrouveront peut-être votre bel uniforme tout troué et joliment taché mais c'est peu probable. Ils savent où ne pas aller pour éviter de finir grignoté par une colonie de skaës. Nous, ici, on se contentera de déplorer le gaspillage du précieux sang qui a été fait sur vous. Ne jouez pas les téméraires avec les Ethérés, il n'y aura de héros qu'à la fin de cette guerre et nous sommes loin d'en voir le bout.
Un silence tendu est retombé sur la classe. Dywan s'agite, manifestement visé par cette dernière phrase.
- Vous dites ça pour nous faire peur. Suffit de dormir en hauteur, ou de grimper dans un arbre et de les massacrer.
La Gær a un petit sourire amusé.
- Tu es un petit malin, toi... Vous voyez le grand rouquin qui n'a plus de doigts à la main droite ?
Hochement de tête général. Celui-ci était au moins aussi discret que Dywan, du moins quand il avait encore tous ses doigts...
- Cet imbécile a mis la main dans un terrier pour attraper un skaë qui lui échappait. Heureusement pour lui, l'un de ses compagnons était tout près et a pu le tirer en arrière avant que tout son bras n'y passe...
Notre professeur hausse les épaules devant nos mines choquées avant de retourner à son pupitre.
- Les Gær Crok'mars sont trop impulsifs pour être futés. Une chance pour eux qu'ils chassent en meute...
Un frisson me parcoure à ces mots et je gratte négligemment les touffes de poils naissantes sur ma main gauche. Moi qui m'étais trouvé chanceux de ne pas avoir à chasser seul...
- Bon, pour faire simple, si vous entendez les grelots, c'est déjà trop tard. Tâchez de vous rendre utile une dernière fois en en emportant un maximum dans votre tombe. Si tout devient silencieux autour de vous, alors là vous pouvez prendre vos jambes à votre cou. Repérez l'endroit et signalez-le à Chäsgær mais ne jouez pas les héros. Laissez vos collègues Morghorïn dératiser, ils font ça très bien.
Un bref silence s'installe, pendant lequel Gær Selën se gratte pensivement la ligne d'écailles sous son œil modifié, puis elle saute en bas de l'estrade.
- Bon, ben c'est tout ce que j'avais à vous dire. Tâchez de ne pas mourir trop vite...
Et avec ces mots lancés sur un ton badin, elle quitte la pièce, nous laissant tous interdits. Mais pas pour longtemps puisqu'une voix mi-amusée mi-inquiète s'élève.
- Elle plaisante, hein ?
Je lâche un soupir las sans parvenir à quitter la porte des yeux.
- La ferme, Dywan.
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