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tome 1, Chapitre 3 « Soins et cicatrices » tome 1, Chapitre 3

La jeune esclave sursauta quand la coupe de terre cuite explosa en mille morceaux sur le sol. Elle était venue apporter un grand plateau garni de petits ramequins contenant des olives marinées, du fromage, du pain aux céréales et des abricots rapportés le matin-même des fermes du procurateur. Un plateau de petit déjeuner. Elle était accompagnée par un jeune garçon qui transportait une amphore remplie d'un vin qu'affectionnait de boire leur maître le matin en se levant.

Ils avaient été accueillis par des cris.

.

Aulus Flavius était rentré tard, pratiquement à la première heure du jour. Ivre et furieux.

Le petit affront que s'étaient permis Julia et sa sœur lors du petit munus privé organisé par le propréteur l'avait contrarié, mais quand peu après, il avait remarqué que la gladiatrice qu'il convoitait se trouvait en compagnie d'Anémios, le secrétaire particulier de Sextus Constans, qu'il l'avait vue hocher la tête, qu'il avait vu Anémios se diriger vers la rétiaire, qu'il avait surpris son air désespéré et que, peu après, les deux gladiatrices avaient rejoint le propréteur et les deux jeunes femmes, il avait soupçonné un coup fourré.

Le départ de Julia et de Gaïa escortées par les deux gladiatrices avait confirmé ses soupçons. Il avait fait mander Anémios pour obtenir des précisions quant à l'arrangement passé entre les deux jeunes femmes et Sextus Constans et avait ainsi appris que Gaïa Mettela s'était octroyée la thrace pour son propre plaisir. Les Alexandrins étaient d'insupportables débauchés. Julia se refusait à lui invoquant sa vertu et sa sœur frayait sans honte avec des gladiatrices ? Quelle hypocrisie !

Sextus Constans les lui avait cédées pour deux jours. Qui sait d'ailleurs si Julia, puisque la thrace intéressait Gaïa, ne profiterait pas de la présence de la rétiaire pour assouvir ses fantasmes. Il avait rappelé l'une des danseuses avec qui il avait frayé un peu plus tôt, l'avait entraînée à sa suite dans l'une des chambres réservées à ses hôtes par Sextus et passé le reste de sa nuit à boire et à rudement abuser d'elle. Il l'avait cependant largement dédommagée de ses efforts. Personne ne dirait jamais que le procurateur de Lycie était un pingre.

Il se jura en quittant la villa du propréteur de donner des jeux qui surpasseraient en largesse ceux de Sextus Constans Baebius. Il n'avait pas voulu offenser le propréteur et depuis sa prise de fonction à la tête de la province, il avait attendu que celui-ci organisât son munus. Aulus projetait d'ouvrir la saison des spectacles en septembre. Il avait déjà pris des contacts et passé des contrats avec des lanistes et des fournisseurs de bêtes sauvages. Le munus organisé par Sextus lui avait permis de sélectionner de nouveaux lanistes, mais aussi des gladiateurs, des acteurs, des orchestres, des pourvoyeurs de bêtes sauvages, des arbitres et d'autres participants indispensables à la tenue d'un grand munus. Il donnerait aussi ce que Sextus, par oubli ou par manque d'argent, n'avait pas donné au public : des cadeaux. Il organiserait une loterie gratuite qui promettrait de gagner de nombreux lots de valeur : propriétés, esclaves, bijoux, sommes d'argents. Le public adorait les loteries et les cadeaux. Aulus assoirait encore un peu plus sa popularité.

En attendant, Julia lui avait volé sa thrace.

Il s'était vautré sur un sofa après avoir regagné sa demeure et il avait mal dormi, tourmenté par ses excès de nourritures et de vin. Il s'était levé la tête lourde et l'estomac barbouillé. Son médecin lui avait conseillé de vomir. Aulus avait accepté une coupe remplie d'un breuvage infect qui lui avait retourné l'estomac à la première gorgée. Le médecin l'avait encouragé à boire l'intégralité de la coupe. Ce fut désagréable, mais Aulus Flavius se sentit ensuite beaucoup mieux et commanda un petit déjeuner.

Le ventre vide, l'esprit à peu près clair, il avait repensé à Julia. Il la désirait. Depuis la première fois où il l'avait rencontrée sur le port. Il venait d'arriver à cette époque, il s'était renseigné et quand il avait su qu'elle était mariée à Quintus Valerius, il en avait conclu qu'elle ne pourrait que se pâmer de plaisir entre ses bras. L'homme était gros et sans saveur. Ennuyeux. Il avait découvert qu'elle dirigeait des affaires et un commerce florissant et calcula qu'elle servirait ses intérêts. Il entreprit une approche assez directe qui se heurta à de l'indifférence mêlée de mépris. Quand il insista, il ne resta plus que le mépris. Comment aurait-il pu imaginer qu'elle aimait cet imbécile de Quintus Valerius ? Sincèrement. C'était ridicule.

Il n'avait pas renoncé à cette union avec la jeune femme, autant par concupiscence que par intérêt pécuniaire.

Et maintenant sa sœur. Cette Gaïa. Elles s'étaient alliées contre lui. Pour cette thrace, cette esclave. Il avait trouvé l'idée plaisante, en la voyant combattre et se montrer si fière, de la mettre à genoux, de la soumettre à son bon vouloir. Il avait voulu savoir jusqu'où irait sa résistance à la douleur, jusqu'où elle pouvait s'avilir pour lui complaire. Julia l'avait frustré de son plaisir. Ses pensées, obsédées par l'image omniprésente de la jeune femme de Quintus Valerius, avaient abandonné toute trace de rationalité. Julia ne s'était pas appropriée la thrace et elle était certainement rentrée chez elle rejoindre son mari en quittant la villa de Sextus Constans Baebius. Mais Aulus Flavius la rendait responsable de son déplaisir. Du camouflet qu'il avait essuyé aux yeux de tous lors de ce maudit banquet.

Il remâchait sa colère et sa rancœur quand le centurion qui dirigeait la troupe armée qui lui avait été allouée par l'Empereur pour assurer sa sécurité et faciliter sa tâche, demanda à être reçu. Aulus renvoya sèchement l'esclave lui spécifiant qu'il ne voulait être dérangé par personne, mais le centurion se permit d'entrer sans y avoir été invité.

« Claudius, par tous les dieux... fulmina le procurateur.

- Excuse-moi Aulus, mais un de mes détachements a été pris à partie par des légionnaires et après un court affrontement, ils ont été arrêtés et conduits en prison.

- Pourquoi ?

- Il ramassait les impôts, Aulus.

- Qu'est-ce que fichaient les légionnaires ?

- Ils avaient été envoyés en patrouille.

- Sous quels ordres ?

- Kaezo Valens Atilius.

- Ce chien ! cracha Aulus Flavius.

- Il cherche à te nuire, Aulus.

- Ce n'est qu'un obscur tribun.

- Il a été compagnon d'armes de Titus... Il est dangereux... »

Le ton du centurion alerta le procurateur. Claudius Silus Numicius n'était pas un simple officier placé à la tête de ses hommes d'armes. Lui et Aulus se connaissaient depuis longtemps. Claudius avait commencé sa carrière dans la garde prétorienne. Arrivé au grade de centurion, il avait été attiré par l'aventure et par la promesse de butin. Il était parti en Judée renforcer les rangs de la cinquième légion Macédonica. Le jeune Aulus y assurait alors les fonctions de tribun. Claudius était devenu au gré des campagnes, des massacres de populations et des pillages, l'âme damnée du jeune tribun ambitieux. Quand Aulus Flavius avait obtenu la charge de procurateur, il s'était rappelé au bon souvenir du centurion. En arrivant en Lycie, il lui avait envoyé un message et une proposition. Claudius avait accepté. Aulus s'était alors débrouillé pour le libérer de ses obligations envers la légion et depuis, le centurion dirigeait sa petite troupe armée avec une grande efficacité.

« Dangereux ?

- Aulus, fit Claudius. Que fait Kaezo Valens à Patara ?

- Il assure la sécurité de la région, répondit le procurateur.

- C'est un prétexte.

- Alors... ?

- Il est en mission. Je le soupçonne de te surveiller. »

Kyma s'était introduite à ce moment-là dans la pièce. Le procurateur proférait injures et blasphèmes, il avait attrapé une coupe posée sur une table et l'avait projetée violemment à terre.

Le geste sembla le détendre.

« Claudius, fais en sorte de découvrir ce qu'il mijote. Je te donne carte blanche quant aux dépenses. Soudoie ses gens, ses proches, envoie des espions, surveille ses allers et ses venues, enquête sur ceux qui lui rendent visite. Enquiers-toi aussi de ce qui se dit au camp, tu as des contacts au sein de la Fulminata ?

- Bien sûr.

- Ne prends aucune initiative concernant Valens, tiens-moi juste au courant. Nous déciderons ensuite, si tes soupçons se confirment et selon la gravité de la situation ce qu'il conviendra de faire.

- Tout sera fait selon tes ordres, Aulus.

- Et va récupérer nos hommes.

- Bien procurateur. »

Le centurion salua et sortit. Il mènerait sa tâche avec célérité. Sa fortune dépendait d'Aulus Flavius, il n'avait aucune envie que celui-ci tombe en disgrâce, aucune envie de retourner à la vie de garnison et pas assez d'argent pour s'octroyer le domaine qu'il convoitait, pour s'installer et peut-être ensuite, briguer une charge à Rome. Claudius Silus ne permettrait à personne de briser ses rêves.

***

La pièce entièrement décorée de marbres noir, rouge et blanc baignait dans une douce lumière que la vapeur du bain irisait de toutes les couleurs de l'arc en ciel. Le bain, qu'on aurait plutôt qualifié de bassin, mesurait deux mètres sur un mètre cinquante. D'une profondeur de quatre-vingt centimètres, il était alimenté par une tuyauterie complexe qui apportait aussi bien de l'eau chaude que de l'eau froide. Aeshma avait fréquenté de nombreux bains. Dans les ludus, si le bâtiment qui les abritait était souvent de dimensions non-négligeables, dotée de petites cellules dans lesquelles les gladiateurs recevaient des soins de la peau et se faisaient masser, on prenait son bain dans de grandes cuves de bois que remplissaient des esclaves à l'aide de seaux. Les bains publics pouvaient s'avérer luxueux, mais Aeshma n'aurait jamais pensé qu'un tel luxe pût se rencontrer chez des particuliers. Elle imaginait que seuls les princes, les rois d'Orient et l'Empereur de Rome bénéficiaient de telles installations. Le remplissage du bassin surtout lui avait beaucoup plu. L'eau était chaude, mais pas assez pour raviver les plaies de son dos.

Elle aurait aimé s'abandonner entièrement au bien-être qu'elle ressentait, s'appuyer contre le bord du bassin, retenue par ses bras et se laisser doucement flotter. Elle avait essayé, elle avait aussitôt renoncé. Elle n'était pas encore prête de s'adosser à quoi que ce soit. Elle se tenait les genoux relevés et avait posé la tête sur ses bras croisés dessus.

Dans le jardin, après qu'Aeshma eût enlevé son casque, la femme l'avait dévisagée pendant un temps qui avait paru interminable à la jeune Parthe. Leurs regards plantés l'un dans l'autre. Aeshma n'avait pas osé détourner les yeux de peur d'encourir de désagréables représailles. La domina en face d'elle la défiait d'essayer, la défiait de se soumettre. Aeshma avait senti que la femme n'accepterait pas qu'elle lui cédât, qu'elle attendait d'elle qu'elle lui résistât. C'était étrange, mais qui sait si cela ne relevait pas seulement d'une perversion. Des gladiateurs racontaient parfois que des munéraires ou des femmes de l'aristocratie aimaient dans l'intimité se faire attacher, frapper, parfois même à l'aide de verges. C'était peut-être son truc à elle aussi. Aeshma s'imaginait mal frapper quelqu'un en dehors d'un entraînement ou d'un combat, mais si on le lui commandait, comment pourrait-elle refuser ?

Quand elle avait paru se lasser de son petit jeu « soutiens mon regard », la domina l'avait confiée à deux femmes qui se tenaient assises à portée de voix de leur maîtresse. Elle avait annoncé à la petite thrace qu'il était temps qu'elle abandonnât son statut d'animal pour réintégrer celui d'un être humain. Que même si les animaux valaient souvent plus que les humains, ils avaient la détestable tendance à sentir très mauvais et à heurter sa sensibilité. Elle affichait, en parlant un sourire indéchiffrable et son ton, Aeshma ne comprenait pas pourquoi, ne se départit jamais de ce qu'elle avait fini par analyser comme de la tendresse. Dissimulée sous une épaisse couche de condescendance moqueuse certes, mais de la tendresse quand même. L'une comme l'autre perturbaient la Parthe. La tendresse la mettait mal à l'aise, parce qu'elle ne comprenait ce qui pouvait l'avoir provoquée, la condescendance moqueuse, parce qu'elle était plus taquine que moqueuse et qu'à part Atalante, peu de gens se permettait de taquiner Aeshma. Parce que cette condescendance dont les aristocrates ne se départaient jamais envers les esclaves, les gladiateurs ou les femmes gladiatrices, était incompatible avec le moindre sentiment de tendresse.

La domina l'avait congédiée, non sans lui dire qu'elle la retrouverait ensuite et d'ajouter :

« Après tout, le propréteur m'a accordé la jouissance de ta compagnie jusqu'à demain matin... »

Aeshma n'avait rien répondu, pas même un « Oui domina ». Elle avait gardé un visage impassible. La domina la revendiquait comme sa chose, mais ne supportait pas quand Aeshma se conduisait de la sorte. La Parthe adopta donc la seule attitude qui lui sembla la mieux adaptée : l'indifférence stoïque.

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Les narines agréablement chatouillées par l'humidité odorante qui s'échappait du bain, Aeshma méditait sur l'incroyable et pénible versatilité des gens.

Le bruit de l'eau qui coulait la sortit de l'assoupissement dans lequel elle avait peu à peu plongé. Elle releva la tête. La domina se trouvait appuyée une épaule contre le chambranle de la porte qui donnait accès au bain. Depuis combien de temps se tenait-elle là à l'observer ?

« J'ai fait rajouter de l'eau chaude, déclara la domina d'un ton neutre. Il n'est pas bon que tu prennes froid. Par contre, j'aimerais que tu ne t'attardes pas encore trop longtemps. T'es-tu lavée ?

- Oui.

- Les cheveux ?

- Non, pas encore.

- Le dos ?

- Non.

- Héllènis, Serena, chargez-vous en. »

La plus jeune des deux femmes descendit rejoindre Aeshma dans le bain, elle passa derrière elle et l'autre femme lui tendit un flacon d'huile. La jeune femme lui versa d'abord de l'huile sur la tête et lissa sa chevelure mèche par mèche, puis la coiffa à l'aide d'un peigne à larges dents. Elle repassa devant elle après qu'elle eût malencontreusement effleuré le dos de la petite Parthe et que celle-ci eût bondi sous le coup de la surprise et de la douleur. Quand elle eût démêlé la chevelure, sa compagne lui tendit un pain de savon vert. Julia les faisaient importer de Syrie. Fabriqués à base de soude, huile d'olive et d'huile de laurier, elle aimait leur odeur et prétendait qu'ils adoucissaient la peau et gardaient le corps des infections. Gaïa partageait son avis. Le savon vert, du plus loin que remontaient leurs souvenirs, avait toujours été le compagnon de leur bain.

Après que la jeune femme eût fini de savonner les cheveux d'Aeshma, elle hésita un moment. Elle regarda Gaïa par-dessus son épaule.

« Domina...

- Aeshma, l'interpella doucement Gaïa. »

La Parte releva la tête et écarta la masse de ses cheveux qui lui couvraient le visage.

« Serena va te savonner le dos.

- …

- Elle se montrera la plus douce possible, mais ce ne sera peut-être pas très agréable, la prévint Gaïa. Le savon a des propriétés antiseptiques.

- Je connais, affirma Aeshma. Notre médecin l'utilise pour laver les blessures.

- Bon, donc tu n'as pas besoin de recommandations particulières ?

- Non.

- Tu peux y aller, Serena, commanda Gaïa. »

La jeune fille se déplaça dans le dos de la jeune Parthe et à l'aide d'une éponge lui savonna doucement le dos. Aeshma s'enfonça les doigts profondément dans l'arrière de ses cuisses. Tout le bénéfice qu'elle avait retiré du bain, disparut. La jeune fille la vit se crisper et elle se mordit la lèvre.

« Tu as du sable incrusté dans les plaies, s'excusa-t-elle. Il faut que je l'enlève.

- Vas-y, l'encouragea Aeshma entre les dents.

- Préviens-moi si tu veux une pause. »

Aeshma ferma les yeux et s'évertua à ne plus penser qu'à l'eau agréablement chaude qui clapotait autour de son torse. Gaïa quitta sa position et contourna le bassin. Malgré la diligence avec laquelle Serena s'appliquait à être la plus douce possible, le dos de la petite thrace s'était remis à saigner. Gaïa avait dévolu la jeune esclave à cette tâche sur les conseils de Julia. Elle avait assuré à Gaïa qu'elle avait des connaissances en médecine et que la vue du sang l'indifférait. Et Gaïa n'aurait jamais négligé de suivre une recommandation de sa sœur.

La petite thrace gémit plusieurs fois et Gaïa admira son courage. Les gladiateurs étaient durs à la douleur, mais Aeshma avait accumulé les désagréments. La rétiaire lui avait déchiré les chairs, elle s'était tenue des heures debout, luttant contre la douleur, la fatigue, la perte de conscience et la faiblesse d'un corps supplicié. Elle n'avait reçu aucun soin hier soir, mais elle avait dormi six heures et regagné un peu de couleurs. Un repas l'aiderait peut-être aussi à se sentir un peu mieux.

« Thrace, dit Gaïa. Ton dos nécessite des soins plus conséquents qu'un simple bain et un peu de savon, mais tu as peut-être faim. Que dirais-tu de te restaurer avant de passer entre les mains d'un médecin ? »

Aeshma ouvrit les yeux, la domina avait changé de place et elle n'eut pas le courage de tourner la tête. Elle aspirait à être soulagée de ses douleurs, mais la perspective de manger lui parut plus pressante. Son dernier repas remontait au déjeuner qu'elle avait pris au ludus en compagnie d'Atalante.

« Alors ? s'impatienta Gaïa.

- Manger, répondit Aeshma incapable de formuler une phrase complète.

- Bien. Serena, prends le temps qu'il faudra pour finir, puis venez me retrouver au petit tablinum. As-tu encore besoin d'Héllènis ?

- Non, domina. Mais...

- Mais ?

- Peut-être aurais-je besoin d'aide ensuite.

- Pour ?

- Euh... »

La jeune fille jeta un regard soucieux sur la thrace qui se tenait sagement immobile devant elle. Elle redoutait que celle-ci éprouvât des difficultés à se relever et surtout à marcher. Elle n'était pas très grande, mais de constitution solide et Serena ne pourrait pas la soutenir si elle s'écroulait en chemin. Elle se méfiait aussi de la thrace, de ses réactions. Les gladiateurs étaient réputés pour être extrêmement chatouilleux quand on s'attaquait à leur honneur. Et leur honneur résidait dans leur force physique et le courage qu'ils montraient face à la mort. Évoquer la faiblesse de la thrace devant elle, risquait de la vexer et Serena ne souhaitait pas que la gladiatrice lui démontrât par l'exemple qu'elle n'avait en rien perdu de ses forces. Les gladiateurs étaient souvent violents, agressifs et vindicatifs.

« Je t'envoie Temon, déclara Gaïa.

- Merci domina, soupira la jeune femme soulagée d'avoir été comprise. »

.

Aeshma n'eût pas besoin de l'aide de Temon. Elle traversa la moitié de la villa en boitant et se remit à transpirer, mais elle marcha seule et sans soutien. Gaïa haussa un sourcil en la voyant arriver torse nu. Serena qui l'accompagnait rougit. D'un commun accord, elle et la thrace avaient renoncé à revêtir celle-ci d'une tunique, préférant laisser son dos nu. Serena lui avait ceint un pagne de lin blanc autour de la taille qu'à l'aide d'une simple ceinture de lin, elle l'avait fixé très bas sur les reins. Le fouet avait imprimé sa marque presque jusqu'aux fesses et les plaies qui s'étaient trouvées comprimées sous la large ceinture de cuir de la gladiatrice, si elles avait été protégées de la manica de la rétiaire, avaient gonflé et commencé à puruler. Serena avait coiffé ses cheveux et ils cascadaient encore mouillés de chaque côté de sa tête. Ils s'égouttaient lentement le long de ses seins, parfois une goutte s'accrochait à un mamelon avant de crever et de s'écouler dessous. Torse nu, chaussée de ses lourdes galigaes cloutés, les cheveux trempés, la petite thrace, avec sa peau dorée par le soleil et ses yeux brillant de la volonté farouche de ne montrer aucune faiblesse, dégageait une féroce beauté sauvage. Gaïa se félicita d'avoir accédé à la supplication de Julia. Aulus Flavius ne méritait pas cette femme, il l'aurait abîmée. Sa beauté n'était peut-être que physique, bien que Gaïa se prît depuis ce matin à en douter, mais dans le monde imparfait dans lequel elle se mouvait, Gaïa appréciait celle-ci. Toute forme de beauté devait-être préservée, perçue comme un cadeau, une pierre scintillante au milieu de la boue. Et puis... La petite thrace cachait peut-être sa valeur sous une gangue de pierre grossière, il suffisait peut-être de la polir pour qu'elle devînt aussi brillante et scintillante qu'un diamant. De la tailler pour que sa dureté frustre se transformât en arêtes tranchantes.

Gaïa invita Aeshma à s'asseoir sur un tabouret et ordonna que le repas leur fût servi. Elle avait commandé à l'intention de son invitée un déjeuner un peu plus consistant qu'il n'en était d'usage à cette heure de la journée. Les serviteurs apportèrent une jatte de lentilles froides, une autre de fèves préparées avec de l'huile et du cumin, du jambon, de la salade, du lard fumé, une jatte de pêches, un pot de raisins secs, du fromage frais coupé en tranches et du pain. Ils posèrent des assiettes et des gobelets en terre devant les deux jeunes femmes.

« Que veux-tu boire ? demanda Gaïa. »

Aeshma la regarda sans comprendre. Les aliments sur la table dégageaient d'alléchantes odeurs et elle salivait. Elle mourait de faim.

« Tu préfères de la posca ou du vin ? »

Aeshma ouvrit la bouche et la referma avant qu'aucun son n'en sortît. Elle avait failli répondre que cela lui était égal ou qu'elle s'en remettait au bon plaisir de la domina. Elle croisa le regard dur et narquois de la jeune femme et décida de lui donner ce qu'elle attendait d'elle.

« Du vin.

- Tu as des goûts de luxe...

- Je suis votre... invitée, fit Aeshma en haussant les épaules. Autant en profiter. »

Gaïa rit de bon cœur. Aeshma avait joué la bonne carte. Leurs gobelets furent remplis. Gaïa leva le sien en direction de la gladiatrice. Aeshma lui renvoya la courtoisie sans que son visage n'exprimât le moindre sentiment. Gaia prit une gorgée, appréciant le vin de qualité. La thrace goûta, éloigna le gobelet de sa bouche, savourant peut-être le breuvage, puis elle le vida d'un trait et le reposa sur la table. Gaïa fit un geste et le gobelet fut une nouvelle fois rempli.

« Il est bon, apprécia Aeshma après avoir surpris l'expression amusée de la domina.

- Profite-en alors, c'est bien ce que tu comptais faire, non ?

- Ouais, répondit grossièrement la thrace.

- Tu peux manger aussi. »

Aeshma hésita.

« Qu'est-ce qu'il y a ?

- La rétiaire...

- Il est tard, elle a déjà mangé. Tu pourras la voir tout à l'heure si tu t'inquiètes autant pour elle.

- Je ne m'inquiète pas pour elle.

- Non ?

- Non, répondit Aeshma d'un ton bourru.

- Aurais-tu confiance en moi ?

- Non, répliqua la thrace sans réfléchir. »

Serena et Timon qui s'étaient assis sur une banquette en pierre à l'entrée du tablinum, se regardèrent inquiets. Serena s'était prise d'affection pour la gladiatrice. Une affection de soignante envers sa patiente. Mais Gaïa ne releva pas la déclaration, elle se contenta de sourire. Aeshma avait regardé la domina quand elle avait réalisé son impertinence et son manque de respect, Gaïa leva un sourcil à son intention, la thrace se fendit d'une grimace d'excuse, enfin de ce qui pouvait s'interpréter comme grimace d'excuse. Gaïa poussa le plat de lentilles vers son invitée. Aeshma grogna d'anticipation, vérifia que personne ne la servit, s'empara de la cuillère de service et remplit son assiette. Elle repoussa ensuite le plat vers Gaïa et sur un geste d'encouragement de la domina, se mit à manger.

Serena se sentit soudain le cœur plus léger. La gladiatrice ne mangeait pas, elle engouffrait. Elle se servit deux fois de lentilles, puisa abondamment dans le pot de raisins secs, déchira à belles dents ce qu'elle évalua à une demi livre de lard, sans oublier le pain. Par contre, elle but modérément. La jeune fille avait entendu dire que les gladiateurs bénéficiaient d'un régime alimentaire très riche, mais elle ne pensait pas avoir vu une femme aussi mince autant manger. Elle savait que les aristocrates avaient pour habitude de se faire vomir quand ils dînaient trop abondamment, mais ce n'était certainement pas le cas de la gladiatrice. Elle sourit... Temon lui donna un coup de coude.

« Qu'est-ce qui te rend si heureuse ? lui chuchota-t-il.

- Elle va bien.

- Ah...

- Regarde comme elle mange ! »

Oui, son appétit confirmait l'affirmation de Serena, parce qu'il fallait un organisme solide pour avaler et digérer l'incroyable quantité de nourriture que la gladiatrice ingurgitait. Temon se demandait lui aussi, comment une femme dans cet état, aussi fine et petite pouvait autant manger. Les hommes mangeaient beaucoup quand ils revenaient affamés après les durs travaux des champs, quand ils avaient passé leur journée à retourner la terre ou pliés en deux sous le soleil, quand venait le temps des moissons ou celui de la récolte des fèves et des lentilles. Mais c'étaient des hommes et ils travaillaient dur.

« Tu n'as pas peur qu'elle meure d'une indigestion ? plaisanta-t-il. »

Serena le poussa du bras pour le faire taire.

.

Gaïa assistait au repas de la petite thrace, sans beaucoup toucher aux plats qui se trouvaient sur la table. Elle grappilla quelques raisins secs, piqua deux bouts de fromage frais et se contenta d'un seul gobelet de vin. Elle s'était confortablement laissée aller sur le dossier de son fauteuil, les bras croisés, les jambes étendues sous la table. Un sourire en coin ne quitta pas ses lèvres tout le temps que dura le déjeuner de son invitée. Le spectacle l'amusait. La situation l'amusait. Elle avait entendu les commentaires des deux esclaves, la satisfaction de Serena. La plaisanterie de Temon. Elle comprenait la joie de la jeune fille. Elle avait pris soin de la thrace et s'était certainement inquiétée de son état de santé. L'enthousiasme simple et brut que sa patiente manifestait devant la nourriture l'avait rassurée. Aeshma s'empara de la miche de pain posée sur un plat. Un beau pain bien cuit, elle le rompit et s'en attribua une bonne portion, elle piqua du fromage à l'aide d'un couteau, un nouveau bout de lard et mangea le tout. Gaïa attendait avec curiosité qu'elle s'arrêtât. Si jamais elle s'arrêtait. Finirait-elle les lentilles, le lard, le fromage, le pain ? Si elle les finissait, se rabattrait-elle alors sur les fèves qu'elle n'avait pas l'air de goûter ? Serait-il nécessaire que Gaïa fît regarnir les plats ?

« Je suis désolée. »

Aeshma venait de finir une pêche. Du jus lui avait coulé sur le menton et elle se l'essuya sans façon d'un revers de la main.

« Pourquoi ? demanda Gaïa. »

La question resta sans réponse. Aeshma ne savait pas trop comment exprimer ce qu'elle ressentait. Quand elle s'était sentie rassasiée, elle avait soudain réalisé qu'elle se trouvait assise à une table en compagnie d'une aristocrate, qu'elle était torse nu et qu'elle bâfrait comme une sauvage. Elle avait terriblement pris conscience de son statut d'esclave et de sa grossièreté. Si la femme avait désiré sa compagnie, ce n'était certainement pas pour l'admirer s'empiffrer salement de nourriture devant elle. Elle posa sagement les mains sur la table et fixa son regard sur le plat de lentille vide, se reprochant justement de l'avoir vidé. Elle se sentait gênée et une sourde colère l'empêchait de respirer librement. Elle grimaça. Manger l'avait détournée de toute autre chose. Maintenant qu'elle avait fini, elle réintégrait le monde. La douleur se rappelait à elle, la présence de la domina silencieuse, ses intentions mystérieuses. Aeshma referma ses poings.

Gaïa décida qu'elle avait assez joué avec la gladiatrice.

« Je ne t'ai pas fait venir ici pour me repaître de tes souffrances, ni pour profiter de tes talents d'amante soumise à mes désirs. J'avoue que pour ces derniers, je commets peut-être une erreur... Tu es plutôt attirante. »

Aeshma tourna ses yeux vers Gaïa. Plaisantait-elle, se moquait-elle d'elle, était-elle sérieuse ? La domina arborait une mine réjouie, mais il n'y avait rien de cruel ou de pervers dans son regard. Elle se moquait d'elle, c'était terriblement irritant, mais Aeshma ne put y déceler de la méchanceté.

« Je t'ai fait venir à la demande de ma sœur. »

Aeshma fronça les sourcils. Gaïa rit.

« Elle n'attend rien de toi non plus, elle n'est même pas là. Elle voulait seulement qu'on prenne soin de toi.

- Pourquoi ? osa demander Aeshma déconcertée par les déclarations de la domina.

- Qu'importent les raisons. Tu as fini de manger ?

- Oui, merci domina, dit Aeshma le plus poliment qu'elle put. »

La domina était étrange, mais bon, elle avait répondu à une demande de sa sœur, elle l'avait laissée dormir quand elle en avait eu besoin, elle l'avait baignée et son esclave s'était occupée d'elle avec attention et compétence. Elle l'avait nourrie quand elle avait eu faim, elle n'avait visiblement aucune intention de lui faire du mal et elle l'avait traitée, si on exceptait l'épisode où elle lui avait enfoncé les doigts dans le dos le soir précédant, avec respect. Aeshma n'avait rien à lui reprocher. Elle se félicitait des lubies de la sœur de la domina, sans très bien comprendre pourquoi elle l'avait soustraite à une soirée qui de toute façon tirait à sa fin quand elle l'avait quittée. Aeshma serait rentrée peu après. Atticus l'attendait certainement au ludus et se serait occupé d'elle dès son arrivée. Ce qui aurait peut-être évité à Aeshma le désagréable trajet à cheval qui les avait menées à la villa. Elle n'avait pas remarqué la présence de la domina à la soirée. Elle se souvenait à peine de leur départ et c'était seulement parce que la domina en avait parlé qu'elle se rappela qu'une autre femme les avait accompagnées jusqu'à Patara. Gaïa la tira de ses réflexions.

« Maintenant que tu t'es restaurée, il est temps que tu reçoives de vraies soins. »

Gaïa appela Serena et engagea Aeshma à la suivre.

« Je vais faire appeler ton amie.

- Ce n'est pas mon amie, rétorqua vivement Aeshma

- Ta collègue alors, tu t'inquiétais pour elle, elle te confirmera elle-même qu'elle n'a pas été maltraitée. Je te reverrai plus tard. »

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Serena conduisit Aeshma dans une pièce attenante aux bains. Deux hautes banquettes de pierre avaient été maçonnées en son centre et des étagères en bois supportaient toute une collection de fioles de différentes tailles. Y étaient aussi rangés différents instruments en bois qu'on pouvait utiliser pour masser certaines parties du corps, des strigiles, des peignes et des ciseaux. Deux coffres ouverts contenaient du linge et des serviettes. Une table en bois ouvragé et deux fauteuils complétaient l'ameublement. Les murs étaient peints à fresque, l'ocre et le jaune, rehaussé de bleu, dominaient et créaient une ambiance chaude et accueillante. Insérées dans de grands panneaux rectangulaires, des scènes mythologiques qu'Aeshma n'identifia pas, égayaient l'ensemble. Serena délaça les galigaes de la gladiatrice, les lui retira, puis elle lui dénoua son pagne. Quand elle fut nue, elle enjoignit la gladiatrice de se coucher sur l'une des banquettes de pierre. Elle s'excusa ensuite de devoir la laisser un moment seule et lui promit de revenir très vite.

Aeshma avait posé sa tête sur ses avant-bras croisés et elle ferma les yeux, gagnée par une douce torpeur. La douleur la réveilla. Elle n'ouvrit pas les yeux, mais gémit doucement. Des doigts glissaient sur son dos supplicié, parfois doux, parfois insistants. Elle se força à se détendre et remisa sa fierté. Exprimer son inconfort quand la douleur était trop vive, lui permettait de ne pas inutilement se crisper. La jeune fille n'était qu'une esclave domestique, une soigneuse, elle ne la mépriserait pas. Les soins ne présentèrent rien d'agréable, mais Aeshma en retira beaucoup de soulagement. Serena devait utiliser un onguent très semblable à celui que fabriquait Atticus.

« On va s'occuper de ta cuisse maintenant. »

Aeshma s'arrêta de respirer, elle ouvrit les yeux et regarda par-dessus son épaule.

« Atticus ?

- Je suis impressionné par ta capacité à me reconnaître, répliqua le médecin d'un ton goguenard.

- Mais, qu'est-ce que tu fais ici ?

- Un homme s'est présenté ce matin au ludus et a demandé à parler au laniste à qui appartenaient les deux femmes gladiatrices qui avaient assisté au dîner du propréteur. Il a été envoyé à Téos à qui il a remis des tablettes. Je ne sais pas ce qu'il y avait écrit dessus, mais Téos m'a fait appeler, m'a demandé d'emballer tout ce dont j'avais besoin si je devais soigner ta sale tête de lard et ordonné de suivre l'homme qui attendait dans un coin.

- Tu es là depuis longtemps ?

- J'ai quitté Patara après la deuxième heure. Tu es dans un sale état, Aeshma.

- Je vais crever ?

- Non, pas encore, rit Herrenius.

- Alors on s'en fout.

- Cette fois-ci, tu garderas de très vilaines cicatrices.

- Comme si cela avait de l'importance.

- Aeshma ne séduit pas, elle choisit, lança la voix narquoise d'Atalante. »

Aeshma se redressa à genou pour venir ensuite s'asseoir sur le bord de la banquette. La grande rétiaire, adossée contre le mur souriait bêtement de sa plaisanterie. On aurait dit une gamine qui avait trop vite poussé. Elle paraissait surtout heureuse, détendue.

« Qu'est-ce que tu fous là, Ata ? grommela Aeshma

- On m'a dit que tu t'inquiétais pour moi.

- Qui t'a dit ça ? se renfrogna plus encore la Parthe.

- La domina. »

Atalante n'ajouta rien, mais sa mine ravie parlait pour elle. Cette idiote rayonnait de joie à l'idée qu'Aeshma ait pu s'inquiéter pour elle. La Parthe ne comprenait pas l'affection que manifestait la jeune Syrienne à son égard. Pourquoi elle cherchait si obstinément son attention. Atalante était un peu plus âgée qu'elle et elle se comportait comme une petite fille. Elle ne la collait pas vraiment et elle ne lui imposait jamais sa présence, mais Aeshma sentait son affection. Elle aimait Atalante parce que c'était une bonne combattante et qu'elle appréciait ses compétences martiales. La Syrienne s'entraînait avec opiniâtreté, désirait progresser et se montrait une adversaire dangereuse et inventive. Une adversaire comme les aimait Aeshma. Mais elle repoussait le désir idiot que manifestait Atalante à vouloir être plus proche d'elle. Aeshma ne voulait être proche de personne. Ne s'attacher à personne. Elle avait aimé peu de gens dans sa vie. Ils étaient tous morts ou avaient disparu. Et elle n'avait tissé qu'une seule fois des liens affectifs depuis qu'elle était devenue esclave.

***

Elle n'était encore qu'une apprentie. Daoud aussi.

Ils avaient approximativement le même âge. Il venait de Judée. Il était râblé, vif, doté d'une musculature sèche, mais impressionnante. Téos l'avait repéré sur un marché à Antioche. Il avait parié sur ses possibilités et l'avait acheté pour en faire un thrace ou un hoplomaque. Il le forma à être rétiaire. Daoud maniait le filet plombé avec une déconcertante facilité. Il lançait et ramenait des filets depuis qu'il avait sept ans. Le Judéen avant d'être vendu par son patron, exerçait le métier de pêcheur. Il aimait raconter des histoires et il connaissait des dizaines de chansons ayant toutes plus ou moins trait à la mer. Des chansons aux mélodies joyeuses, aux paroles parfois idiotes. Des chansons qui le plus souvent, invitaient à la nostalgie.

Il chantait pour lui avant de chanter pour les autres. C'était ce qui avait sans doute séduit Aeshma. Elle aimait l'écouter chanter. Quand un entraînement les avait meurtris, quand le jeune garçon avait été battu parce qu'il avait fauté ou qu'Herrenius l'avait trouvé paresseux, il s'asseyait dans un coin de la cour et chantait. Aeshma avait d'abord trouvé cette habitude idiote et si elle ne s'était pas jointe aux quolibets des autres apprentis ou des gladiateurs aguerris, c'était simplement parce qu'elle n'avait pas envie de hurler avec les loups. Mais Daoud chantait aussi lors des soirées festives, des célébrations de victoires et des fêtes religieuses. Il possédait une très belle voix et Victor, un mirmillon comme lui originaire de Judée, s'était pris d'affection pour le jeune garçon et plus personne ne l'avait jamais embêté, parce que tous finirent par convenir qu'il égayait la vie de la familia. Ce n'était pas pour cette raison qu'Aeshma aimait écouter Daoud. Elle, ce qu'elle aimait, c'était l'entendre entonner des chants mélancoliques. Ils s'accordaient avec son humeur sombre.

Parfois, Daoud se levait la nuit et partait chanter dans un lieu isolé. S'ils campaient quelque part sur les routes entre la Dalmatie et la Cappadoce, Daoud s'éloignait des tentes. S'il était apprécié des hommes préposés à la garde du camp, il les rejoignait près du feu et chantait. S'ils logeaient dans un ludus ou dans une caserne aménagée pour des gladiateurs, il s'isolait sur un toit ou dans un coin reculé.

Les apprentis logeaient ensemble, dans la même pièce ou dans la même tente, à même le sol, enroulés dans des couvertures de laine grossière qui sentaient encore le suif des années après avoir été tissées. Aeshma avait le sommeil léger et il était rare qu'elle n'entendît pas l'un de ses camarades se lever. Si c'était Daoud et qu'elle se sentait d'humeur, elle attendait qu'il se fût éloigné et elle partait à sa suite. Elle restait hors de vue, que ce fût de celle de Daoud ou des gardes s'il y en avait, et elle disparaissait quand le jeune garçon se relevait pour rejoindre sa couche.

Malgré la discrétion dont faisait preuve Aeshma, Daoud avait fini par déceler sa présence. Il y prêta attention et s'aperçut qu'elle le suivait très souvent. Il ne lui révéla pas qu'il savait qu'elle venait l'écouter. Il respecta très longtemps son désir de discrétion. Il avait l'impression d'être le gardien d'un secret que dissimulait la jeune fille. Pourtant une nuit, alors qu'ils se trouvaient dans un ludus mis à leur disposition pas la ville d'Ancyre, leur relation jusqu'alors très distendue prit une dimension nouvelle. Daoud s'était enfin résolu à l'interpeller :

« Sameen... »

Elle ne portait pas encore son nom de gladiatrice et tout le monde la connaissait sous ce seul et unique nom à l'époque, jusqu'à ce qu'elle en changea après avoir gagné son premier combat dans l'arène.

Elle s'était renfoncée dans l'ombre du mur contre lequel elle était assise.

« Pourquoi tu te caches toujours ? continua Daoud. Je sais que tu m'écoutes. Comme je sais que tu m'écoutes à chaque fois que je chante la nuit. Tu as beau être aussi discrète qu'un hérisson à l'arrêt, je sais que tu es là. »

Aeshma n'avait rien répondu. Elle n'avait pas non plus bougé de sa place.

« Tu peux rester où tu es Sameen. J'aime que tu sois là... Je me sens en sécurité quand je te sais cachée dans l'ombre. C'est comme si tu veillais sur moi. Comme si Elohim m'avait envoyé un protecteur. »

Aeshma s'était renfrognée. Il racontait vraiment n'importe quoi, elle ne savait même pas qui était cet Elohim.

Il lui expliqua plus tard que c'était l'un des noms du dieu qu'il adorait. Daoud était très pieu, mais il n'adressait jamais de prières aux dieux qu'affectionnaient les gladiateurs. Il n'avait jamais fait d'offrande à Némésis, leur préférée. Il avait remarqué que la petite Parthe ne faisait jamais d'offrandes non plus et qu'elle affichait un profond mépris pour tout ce qui avait trait aux superstitions et aux pratiques magiques. Il s'était intéressé à ses croyances, elle avait haussé les épaules avec dédain et lui avait déclaré ne croire qu'en elle. Tout ne dépendait que d'elle : sa vie, son avenir, sa santé.

« Oui, mais… avait tenté de protesté Daoud.

- Ton Elohim, n'a pas empêché que tu naisses esclave, l'avait durement coupé Aeshma. Tu aimais la mer, tu te vantes d'avoir été un bon pêcheur, mais ton maître n'a pas hésité à te vendre à Téos. Dans deux ans, tu disputeras ton premier combat dans une arène. Ce ne sont pas tes prières qui t'éviteront d'être égorgé, mais ton savoir-faire, ton intelligence, la qualité de l'entraînement d'Herrenius, le sérieux dont tu auras fait preuve à l'entraînement. Et ceci se répétera à chaque combat. Ta survie, la gloire, la richesse, tu ne les devras qu'à toi-même. Comme si un jour tu obtiens l'épée de bois. Rien qu'à toi, pas à ton dieu muet qui se fout de toi, qui n'existe même pas, conclut-elle avec hargne.

- Parfois le gladiateur est victime de la malchance.

- Non, il est victime d'une erreur ou parfois d'un empoisonnement, mais là encore, il n'a qu'à s'en prendre qu'à lui-même, à son manque de prudence. »

Sameen lui sembla bien amère pour une si jolie jeune fille. À quatorze ans, malgré son corps endurci et sculpté par la discipline imposée par Téos et Herrenius, elle avait encore la grâce rêveuse d'une enfant. Deux ans de discipline exigeante n'avaient pas encore su effacer son enfance. Sameen possédait une flamme intérieure. Daoud l'admirait parce qu'il sentait qu'elle gardait hors de portée des autres une partie intacte de ce qui la définissait comme personne. Comme lui, elle était esclave, mais quelque part au fond d'elle, au fond de son cœur, de son âme, Daoud avait entendu résonner un chant de liberté. Il s'aperçut très vite en la connaissant mieux qu'elle n'en était pas consciente. Sa vie et tout son être était tendue vers un seul objectif. Se battre, survivre, gagner.

Elle ne rechignait jamais à un entraînement, elle écoutait attentivement les conseils que le Doctor ou les gladiateurs expérimentés lui dispensaient. Elle ne se plaignait jamais. Elle était dure, peu communicative, renfermée, mais elle aimait l'entendre chanter, parfois pendant des heures.

Daoud, qui aspirait à s'en faire une amie, avait compris qu'il ne gagnerait son estime qu'en s'appliquant lors des entraînements, en ne se plaignant jamais, en se montrant respectueux des autres. Sameen ne commettait jamais de larcin, elle ne médisait jamais sur les autres, elle savait tendre une main quand un de ses camarades en avait besoin, offrir une gourde, aider un blessé. Herrenius ne pouvait être que fière d'avoir une telle apprentie. Elle avait pourtant ses côtés sombres. Elle ne pardonnait pas les coups bas, les crasses. Elle était solitaire et prétendait n'aimer personne, mais Daoud l'avait souvent vue défendre ou venger un camarade même à qui elle n'avait jamais parlé. Elle avait adhéré au sens de l'honneur des gladiateurs. Dans la familia, ceux-ci se respectaient. Ils se battraient peut-être un jour à mort, ils seraient peut-être amenés à s'égorger, mais seulement parce que c'était la règle.

Un gladiateur était digne. La mesquinerie, la roublardise des tire-laines, la lâcheté des plébéiens, ne pouvaient avoir cours dans la familia. Si Sameen était témoin d'un manquement à l'honneur dans leur groupe d'apprentis, le coupable s'en mordait ensuite les doigts. Garçons, filles, quel que soit l'âge ou la taille, elle considérait que l'honneur de leur groupe nécessitait qu'elle punît le coupable. Elle avait même osé s'en prendre à des gladiateurs confirmés. Ses petits règlements de compte n'avaient pas toujours plu. Ses victimes avaient tendance à ne plus pouvoir bouger pendant deux jours, si ce n'était pas plus. Elle avait souvent été punie, mais cela ne l'avait jamais empêchée de recommencer, et quand un jour, elle tomba sur plus fort qu'elle, Herrenius, prévenu par Daoud, ne mit pas fin à l'affrontement, puis à la correction que le solide gladiateur infligea à la jeune fille, avant que celle-ci ne gît inconsciente dans le sable. Il avait seulement signalé sa présence au gladiateur. L'homme avait compris la mise en garde. Les filles étaient considérées comme précieuses, particulièrement Sameen dont le potentiel promettait une brillante carrière. Le gladiateur n'avait donc porté aucun coup mortel, aucun coup qui aurait mis la santé et l'intégrité de la petite apprentie en danger. Elle méritait cependant une leçon.

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Daoud se réchauffait à la flamme qu'il voyait briller derrière le regard de Sameen. Il y puisait de la force et de la confiance en lui-même. Quand le découragement le prenait, quand le mal du pays lui étreignait le cœur, quand le bleu de la mer plantait en lui les griffes du regret, il la cherchait du regard. Il la trouvait en train de frapper comme une brute sur le palus, le visage fermé, ruisselant de sueur, la main assurée sur la garde de son épée de bois ou assise isolée et taciturne. Il se remémorait ses bagarres, sa présence silencieuse dans la nuit quand il chantait et il reprenait courage.

Il l'aimait.

Aeshma de son côté, s'était attachée à celui qu'elle appelait l'adorateur d'Elohim. Ils mangeaient souvent l'un à côté de l'autre, ils partageaient leurs gourdes lors des pauses à l'entraînement. Aeshma lui avait aussi donné des conseils, elle l'avait encouragé à s'entraîner plus dur, à venir après le dîner se battre avec elle. Comme ils n'avaient plus d'armes à leur disposition, ils luttaient au corps à corps. Aeshma était douée et elle aimait cette discipline qui faisait partie intégrante de leur formation.

Elle avait oublié en sa compagnie que les gladiateurs ne vivaient pas longtemps, la carrière des meilleurs excédait rarement plus de dix ans. Beaucoup ne combattaient pas au-delà de quatre ou cinq ans.

Un combattant courageux et habile ne mourait que rarement dans l'arène, bien que cela arrivât parfois. Il mourait le plus souvent des suites d'une blessure. Les entraînements usaient les gladiateurs. Les hommes libres, s'ils n'étaient pas stupides ou dévorés par l'appât du gain, ne renouvelaient pas leur contrat et abandonnaient la carrière avant qu'il ne fût trop tard. L'esclave ne bénéficiait pas de cette liberté, de cette porte de sortie honorable. La mort ou le déshonneur seuls le libéreraient de la gladiature. Libre ou esclave, le gladiateur échappait souvent à la mise à mort. Il évitait plus difficilement les blessures. Téos avait acheté Atticus à prix d'or sur un marché de Pergame. Le médecin de la familia avait été formé en Grèce et Aeshma se demanda souvent comment un homme de sa valeur avait pu se retrouver sur un marché, ce qui avait pu pousser son maître à le vendre. Atticus était un magicien, il possédait des mains de guérisseur. Mais même lui avait ses limites. Toute blessure n'était pas curable. Certaines ne guérissaient pas. On pouvait en mourir ou rester à jamais diminué, impropre à combattre, inutile et quitter le métier. L'homme libre retournait à sa vie d'avant, l'esclave dans le meilleur des cas, se verrait offrir un travail dans la familia comme masseur, valet, cuisinier, il pouvait même être acheté par un gladiateur et devenir son esclave personnel. Dans le pire des cas, il était abandonné sur le bord d'une route. Le plus souvent, il était revendu par son laniste, soucieux de récupérer un peu d'argent.

Aeshma avait disputé son premier combat dans une petite arène en bois où se pressaient moins d'un millier de spectateur. Téos, bien qu'il pariât sur la réussite de sa petite Parthe, n'avait pas voulu la confronter pour sa première fois à un public trop nombreux. Lors de leur premier combat, beaucoup de gladiateurs impressionnés ou au contraire gonflés de fierté, perdaient leurs moyens, se montraient imprudents et échouaient lamentablement. Le public n'éprouvait curieusement aucune mansuétude pour les débutants et il ne pardonnait pas leur maladresse ou leurs erreurs. Si un vétéran obtenait le plus souvent la missio, il n'en allait pas de même pour les novices. S'ils perdaient leurs premiers affrontements, une fois sur quatre, ils ressortaient par la porta libitina, celle par laquelle on évacuait les morts, trois fois sur cinq quand, pour la première fois, ils foulaient le sable d'une arène. Un laniste trop ambitieux gâchait alors deux ans, voir trois ans de préparation, d'investissement. Bêtement. Téos présentait toujours ses novices dans des munus modestes, même des combattants aussi prometteurs que l'avait été son actuel champion, le mirmillon Scylax, même Aeshma qui outre ses indéniables qualités, était une femme.

Aeshma avait déjà combattu trois fois quand Daoud prit part à son premier munus. Elle avait aussi changé de nom. La Parthe ne s'était pas inquiétée, il était très habile, prudent et très vif. Elle assista à sa prestation. Et pour la première fois peut-être depuis qu'elle avait été achetée par Téos, elle avait senti ses entrailles se nouer.

Daoud avait gagné, il avait épuisé le mirmillon contre lequel il se battait, mais Aeshma l'avait vu par deux fois retenir ses coups, arrêter son trident à quelques millimètres du cou, puis de l'abdomen du mirmillon. Une faute impardonnable. Les combats n'excédaient pas quelques minutes. Un bon gladiateur devait offrir un joli spectacle au public, un combat qui l'impressionnait, mais il ne devait jamais oublier qu'à chaque entrée sur la piste, il y jouait sa vie. Son avenir. Tout l'art du gladiateur consistait à plaire, à éviter les blessures et à rester en vie.

Aeshma avait craint les réactions de Téos et d'Herrenius, mais les deux professionnels s'étaient seulement félicités de la victoire remportée par Daoud et celui-ci avait été fêté comme il se devait. Par toute la familia réunie. Il ne manquait personne. Excepté Aeshma. Elle avait boudé la soirée, Herrenius s'en était inquiété, elle avait invoqué une indigestion. Il n'avait pas cru à son mensonge, senti sa colère. Il avait essayé de savoir ce qui la contrariait, mais elle lui avait opposé un silence buté et il l'avait laissée seule.

L'absence d 'Aeshma avait gâché sa soirée à Daoud. Elle lui manquait, il avait tant espéré que sa victoire lui fît plaisir, qu'elle fût fière de lui, qu'elle le félicitât, qu'elle lui dédiât l'un de ses si rares sourires qui lui illuminait les traits, qui la rendait si touchante, si attachante. Mais Aeshma n'avait pas daigné venir partager sa victoire, son intronisation, et il se doutait de ce qui avait motivé son absence.

Quand la soirée s'acheva, Daoud ne rêvait que de se jeter sur son grabat, mais il ne voulut pas affronter la contrariété d'Aeshma le lendemain matin, il ne voulut pas que les autres en fussent témoins. Il n'avait reçu aucune réprimande de la part de Téos ou d'Herrenius, il s'étonnait que le Doctor n'eût rien vu. Rien ne lui échappait jamais. Aeshma avait vu.

Il repoussa l'idée d'aller enfin se reposer et se rendit dans la cour. Il entonna des chants mélancoliques qui évoquaient des séparations, des marins disparus en mer, à jamais engloutis par les flots, victimes de monstres marins. Il priait son dieu pour que son amie répondît à son appel, que la magie du chant l'attirât comme les sirènes attiraient dans les légendes païennes les marins jusqu'à elle.

Elle vînt et le cœur de Daoud se gonfla de joie. Aeshma laissa passer plusieurs chansons avant de se lever et de mettre fin à l'enchantement qui avait endormi sa colère.

Elle se dressa devant lui. Il se remit sur ses pieds et la colère d'Aeshma se déchaîna. Elle n'utilisa que ses poings et quand Daoud tombait, elle attendait qu'il se relevât. Il se défendit, Aeshma ne lui aurait jamais pardonné de se soumettre et d'accepter servilement sa correction.

La jeune Parthe ne posa aucune question, ne demanda aucune explication, elle se contenta de frapper. Jusqu'à ce que Daoud ne pût plus se relever. Elle le traîna alors jusqu'au mur et l'appuya dessus. Elle s'installa en tailleur face à lui et attendit.

« Je ne peux pas, Sameen, lui avoua-t-il en relevant la tête.

- …

- Je... »

Comment expliquer à cette fille qui ne croyait en rien, qu'il trouvait une partie de sa force dans sa foi ? Il avait abandonné beaucoup d'usages propres à ses croyances, en particulier tout ce qui concernait les interdits alimentaires, mais pas certains principes fondamentaux profondément ancrés en lui. Des principes qu'il croyait avoir oubliés. Daoud avait fini par aimer sa vie de gladiateur. Porté par les discours des vétérans, par les rêves de gloire des apprentis, par l'amitié qu'il partageait avec Aeshma, il avait adhéré lui aussi à cette vie exigeante, mais pleine de promesses. Il aimait se battre, se confronter aux autres. Mais dans l'arène face au mirmillon, il avait réalisé que parfois il fallait tuer, ne pas hésiter à mutiler, à briser des vies. Comment n'avait-il jamais pris conscience de cela avant ? Il n'avait pas pu. Par deux fois, son trident aurait pu l'amener à ôter la vie, à infliger une grave blessure. Herrenius, mais aussi Aeshma l'avaient si bien préparé qu'il se battait avec beaucoup de sang-froid, qu'il savait toujours ce qu'il faisait, que son coup ou son esquive fût instinctive ou pas.

« C'est interdit, Sameen.

- Interdit ?! fulmina-t-elle. Et mourir, Daoud ? Mourir, c'est permis ? »

Il baissa la tête.

« C'est Elohim, c'est ça ? Ton crétin de dieu ?

- Sameen...

- Oublie-le, Daoud, l'enjoignit Aeshma avec fougue. Tu cours à la mort. Sur le sable de l'arène, il n'y a personne pour soutenir ton bras, personne pour éloigner le glaive, le poignard ou la sica, il n'y a que toi. C'est toi, le seul et unique dieu présent dans l'arène. Si tu oublies cela, tu es mort. Si tu oublies cela, je ne veux plus jamais te parler.

- Je n'oublierai pas, avait murmuré Daoud en baissant la tête. »

Aeshma ne comprendrait pas que cela ne dépendît pas de lui.

Elle avait été punie le lendemain, Herrenius savait qu'elle seule avait pu s'acharner ainsi sur un garçon qui venait de passer l'épreuve du premier combat et qui au lieu de le féliciter, l'avait battu. L'état de Daoud avait affolé ses camarades, sauf elle. La punition fut mesurée parce qu'Herrenius savait exactement ce que reprochait Aeshma à son ami le Judéen. Il avait vu, elle aussi. Il avait compté qu'elle se chargeât de donner une leçon au jeune rétiaire débutant. Elle se montrerait certainement plus convaincante que lui.

Daoud avait continué à s'entraîner, à progresser. Il avait renoué ses relations avec Aeshma.

Il remporta son second combat contre un thrace et ne commit aucune erreur, ne recula jamais. Aeshma, cette fois-ci, se mêla aux réjouissances, elle avait aussi remporté une victoire.

Et puis, quatre mois plus tard, Daoud disputa son troisième combat. Il était opposé comme la première fois à un mirmillon. Il connaissait Aeshma depuis maintenant plus de trois ans. Elle était confiante et même si elle ne combattait pas ce jour-là, elle avait participé à la cena. Elle n'y avait pas mangé, mais elle avait demandé à servir à table, à servir ceux qui descendraient dans l'arène. Elle n'avait pas servi longtemps, Daoud, mais aussi Atalante et quelques autres l'avaient invitée à s'asseoir parmi eux. Aeshma croyait avoir été entendue, elle croyait que Daoud avait renoncé à son dieu.

Il était revenu sur un brancard, la missio lui avait été accordée, parce que personne ne maniait le filet avec autant de grâce. Il avait retenu un coup, perdu son trident. Il avait continué armé de son poignard. Il avait une fois encore eu le dessus, encore reculé.

Il ne combattrait plus jamais. Le mirmillon lui avait tranché les ligaments du genou. Atticus ne pouvait rien faire. Daoud boiterait jusqu'à la fin de ses jours. Aeshma ne lui avait pas rendu visite à l'infirmerie. Elle avait de l'argent, assez pour racheter l'infirme à Téos, plus qu'il n'en fallait. Mais elle était esclave, seuls les gladiateurs libres pouvaient acquérir des esclaves. Elle espéra que Téos le gardât, comme soigneur, comme valet, comme chanteur, comme esclave à tout faire. Elle esquiva toutes les discussions, fuit Atticus. Elle vivait depuis plus de quatre ans dans la familia et elle avait appris seule et auprès d'Atticus à diagnostiquer la gravité d'une blessure, à prévoir le temps qu'il faudrait pour qu'elle guérisse. À reconnaître celles qui condamnaient un gladiateur à la mort ou à la retraite.

Daoud était rétiaire, il confia sa peine à Atalante. Il la supplia de lui amener Aeshma.

« Elle va me casser la gueule, grommela Atalante.

- Elle ne viendra pas d'elle-même, je veux la voir avant de partir.

- Comment as-tu pu perdre, Daoud ? Tu es le meilleur rétiaire de la familia.

- Non, je ne le suis pas, c'est pourquoi Sameen ne veut pas venir me voir.

- Tu l'as déçue… Je ne comprends pas.

- Tu ne peux pas comprendre.

- Et Sameen ? Je croyais qu'elle t'aimait. Tout le monde dit que vous ne couchez pas ensemble parce que Téos n'accepterait jamais de perdre une gladiatrice de sa valeur. »

Daoud se mit à rire, un rire triste et sans joie.

« Sameen ne m'aime pas, Atalante. Elle ne m'a jamais aimé. »

La jeune femme fronça les sourcils sans comprendre. Daoud et Aeshma passaient pratiquement tout leur temps libre ensemble, la petite Parthe complétait les entraînements du garçon, lui dispensait même des cours de lutte. Daoud était la seule personne en dehors d'Atticus avec qui elle passait du temps, la seule qui lui arrachait plus qu'à son tour des sourires. Atalante les avait toujours connus ensemble. Quand elle avait intégré la familia, elle avait regardé curieusement ce couple d'enfants et s'ils s'étaient promenés en se tenant par la main, elle eût trouvé cela naturel.

Quand elle connut mieux Aeshma, elle comprit comme elle s'était trompée. Aeshma n'afficherait jamais aux yeux de tous ce qu'elle considérait comme une faiblesse. Atalante s'était prise d'affection pour ce couple innocent. Ils lui rappelaient les enfants de sa tribu. Leur amour adoucissait la dureté de sa vie. Et maintenant, Daoud lui déclarait qu'Aeshma ne l'aimait pas ?

« Tu es aveugle, Daoud.

- Non, elle m'apprécie, mais elle ne m'aime pas.

- Si quelqu'un ne m'aimait pas comme elle ne t'aime pas, je serais la plus heureuse des filles.

- Va la chercher, Atalante. Téos m'emmène après le déjeuner.

- Où ?

- Au forum certainement.

- Il ne tirera rien de toi.

- Il ne veut pas que je reste. Atticus a plaidé ma cause. Ça n'a servi à rien. »

- D'accord, mais seulement par solidarité, parce que tu es un rétiaire.

- Je ne le suis plus.

- Peut-être, mais tu resteras toujours pour moi une référence dans l'art de manier le filet.

- Tu te débrouilles bien.

- Je n'ai pas peur de tuer... »

Atalante savait, comme le savait Téos parce qu'il l'avait vu, ou qu'Herrenius l'avait vu aussi et qu'il le lui avait dit.

Elle avait été trouvé Aeshma. La Parthe lui avait tourné le dos, refusant de l'écouter. Atalante lui avait saisi le bras et l'avait retournée, relâché prestement en découvrant son expression et reculé d'un pas. De trois. Elle n'avait aucune envie d'être la victime collatérale d'une querelle d'amoureux.

« Il va être vendu, dit-elle à Aeshma. »

La petite thrace s'était figée.

« Quand ?

- Cet après-midi.

- Il l'a mérité, rétorqua la Parthe d'une voix pleine de ressentiment. Il a déshonoré la familia.

- Aeshma, tu ne parles pas sérieusement ?

- Je l'ai entraîné, je lui ai parlé après son premier combat, il m'avait assurée qu'il laissait tomber ses conneries religieuses. C'était un bon gladiateur, un bon rétiaire.

- C'est vrai.

- Il n'a eu que ce qu'il méritait.

- Mais tu le connais depuis presque quatre ans, vous avez été formés ensemble.

- Je te connais depuis plus de trois ans, je connais Sonja depuis presque aussi longtemps, Castor aussi, d'autres… Si vous faites n'importe quoi, vous l'assumez. Il n'a qu'à assumer.

- Mais c'est différent.

- Pourquoi ?

- Ben, parce que c'est lui, Daoud... »

Aeshma l'avait regardée sans vraiment comprendre.

« C'est ton ami, ton frère, peut-être plus, insista Atalante.

- Si c'est mon ami, il a trahi notre amitié, ce n'est pas mon frère et tu peux ravaler tes autres fantasmes, Atalante. T'es aussi tordue et frustrée que les autres. Si t'as besoin de baiser, ce n'est pas très difficile, tu trouveras toujours des hommes ou des femmes qui assouviront complaisamment tes désirs. T'es pas assez débile pour croire qu'on s'attrape un marmot à chaque fois, même quand Atticus te dit que ce n'est pas le bon moment. Il y a plein de manières de se satisfaire sans risque.

- Qu'est-ce que tu en sais ? s'était énervée Atalante, piquée au vif. Si tu ne t'es pas tapé Daoud, tu es aussi vierge que les enfants que vous sacrifiez à vos dieux dans ta région de sauvages. »

Elles en étaient venues aux mains, aussi furieuses l'une que l'autre. Téos ne les avait jamais appariées sur le sable d'une arène. Il évitait toujours de mettre face à face deux gladiateurs de qualité. Leur armatura respective les destinait à s'affronter, mais il préférait garder ce genre de performance lorsqu'ils participeraient à un prestigieux munus. Un munus qui lui rembourserait au centuple ses pertes si l'une d'entre elles venait à mourir ou à se faire estropier.

Leur bagarre attira des spectateurs. D'abord quelques-uns, puis quand ceux-ci avaient commencé à encourager bruyamment les deux filles, quand ils avaient commencé à scander leurs noms, d'autres étaient arrivés. Les règlements de compte entre gladiateurs déclenchaient toujours l'enthousiasme. D'abord, parce qu'ils étaient interdits ensuite, parce que les gladiateurs savaient se battre et s'ils enfreignaient l'interdiction, c'était qu'ils ne contrôlaient plus leur colère. Les bagarres s'avéraient alors violentes et sanglantes. Sauvages. Cette fois-ci, deux filles s'affrontaient, des jeunes gladiatrices, la thrace comptait six engagements et autant de victoires, la rétiaire un peu plus âgée huit combats qu'elle avait elle aussi tous remportés.

Les fouets des doctors avaient chassé les amateurs de castagne. Celui d'Herrenius avait séparé les deux combattantes. Elles étaient en train de rouler sur le sol, les membres enchevêtrés, frappant dès qu'une ouverture se présentait. Le fouet avait fait bondir Atalante qui s'était brusquement dégagée, Aeshma s'apprêtait à attaquer quand un autre coup l'avait stoppée net dans son élan. Accroupies, prêtes à se sauter à la gorge, elles se défiaient du regard. Le fouet avait une nouvelle fois claqué entre elles. Elles s'étaient remises debout et Herrenius les avaient fait se mettre à genoux face à lui.

Le sang leur maculait le visage, il coulait de leurs lèvres, de leurs nez, d'une arcade sourcilière pour Atalante, du front pour Aeshma, leurs tuniques étaient déchirées et celle d'Atalante ne tenait plus que pas la ceinture en cuir qu'elle portait. La jeune femme portait de vilaines marques au niveau du cou et des côtes, Aeshma dont la tunique tenait encore sur une épaule devait certainement en porter de semblables.

« Attendez-moi ici. »

Le doctor s'était éloigné et était revenu accompagné d'Ajax, un grand gladiateur de leur familia.

« Vous avez besoin de vous défouler ? Ajax va se charger de vous. Vous aurez droit à un verre de posca toutes les heures, pas un de plus, ce soir vous mangerez du pain, puis vous reprendrez l'entraînement jusqu'à l'heure où demain matin, commencent les entraînements. À cette occasion, vous recevrez chacune dix coups de verges. Vous resterez ensuite exposées jusqu'à la tombée de la nuit et vous êtes consignées pour un mois. »

La punition était sévère. La journée et la nuit qui s'annonçaient seraient physiquement épuisantes, la journée du lendemain humiliante et douloureuse, pas pour les dix coups de verge, mais pour l'exposition bras levés au milieu de la cour en plein soleil, taraudées par la faim, la soif et le sommeil. Sommeil, auquel elles n'auraient pas le loisir de s'adonner, le doctor saurait les réveiller en les caressant de ses verges si elles avaient le malheur de s'assoupir. Et pendant un mois, elles n'auraient le droit de participer à aucune fête, de ne partager aucun repas en commun, de ne bénéficier d'aucune amélioration de leur quotidien.

Aeshma n'avait pas revu Daoud. Il était parti sans un adieu. Sans un regard, sans son pardon. Téos l'avait vendu. Le garçon, malgré ses qualités, incarnait une déviance. Il avait refusé le combat. Il n'avait plus rien à faire parmi les gladiateurs.

Aeshma n'avait jamais plus évoqué le jeune rétiaire devant personne. Une fois sa punition accomplie, elle avait décidé de devenir une femme. Elle avait repéré un gladiateur d'une autre familia, elle l'avait coincé un soir alors qu'il se rendait au réfectoire et l'avait traîné dans sa chambre. Celle du gladiateur, pas la sienne. Elle avait pris les choses en main parce qu'elle avait longuement écouté les gladiateurs parler entre eux, elle avait aussi écouté les gladiatrices, parce qu'elle n'était pas étrangère à son corps et qu'elle savait ce qu'elle voulait. L'homme s'était soumis à ses désirs sans protester, plutôt heureux de ses initiatives et de son savoir-faire. Elle se garda bien de lui avouer qu'elle n'avait jamais partagé une couche avec personne avant lui. Elle se montra prudente et expérimenta la théorie avec la pratique. Quand elle s'estima satisfaite du résultat, elle salua le gladiateur et s'éclipsa. Il avait essayé de la retenir, elle s'était renfrognée et il n'avait pas insisté. Le lendemain, il était reparti avec sa familia. Aeshma l'avait aussi choisi pour cette raison.

La nuit lui avait plu. L'acte lui avait paru bien plus gratifiant qu'une quelconque amitié.

Elle combattit ainsi le vide qu'avait laissé Daoud.

Daoud, le garçon qui chantait sous les étoiles, Daoud et son filet volant.

Elle ne partagea plus de réelle complicité avec personne et, quand elle allait s'asseoir seule dans la nuit, celle-ci n'était plus habitée que par le silence. Elle refusa de penser à lui et le chassa de ses pensées.

Elle avait commis une erreur avec lui. Elle l'avait laissé pénétrer dans son intimité et comme ceux qui y avaient vécus avant lui, il lui avait été arraché. Il l'avait lui aussi abandonnée, comme l'avait abandonnée son père, comme l'avaient abandonnée sa mère, sa sœur et son frère. Personne ne viendrait jamais plus s'asseoir à côté d'elle, pour lui faire croire qu'elle comptait et pour ensuite l'abandonner après l'avoir trahie, après avoir tout piétiné, tout brûlé. Pour qu'elle se retrouve seule, les mains vides et le cœur meurtri.

Personne

Aeshma n'accorderait jamais plus sa confiance à personne, pas plus à cette imbécile d'Atalante qu'à n'importe qui d'autre.

***

Gaïa revint avant qu'Atticus eut fini de s'occuper de la cuisse de la thrace. Celle-ci, à la demande du médecin s'était allongée et supportait stoïquement ses soins. Atticus, après avoir soigneusement lavé la plaie, avait demandé à son aide de venir le seconder. L'aide répondant au nom de Métrios fut chargé de maintenir en contact les deux berges de la plaie, tandis qu'Atticus les scellait avec du fil. Il avait déjà recousu Aeshma deux jours auparavant, mais plusieurs points avaient cédé et du sable s'était glissé dans la blessure, il avait préféré tout retirer. Gaïa s'approcha.

« Je ne savais pas que de telles techniques étaient utilisées en dehors de l'Égypte, dit-elle.

- Les médecins voyagent beaucoup, répondit Atticus sans relever la tête de son ouvrage. Et puis, Hippocrate y avait déjà recours à son époque.

- Mmm, c'est pourtant parfois dangereux.

- Oui, si la plaie n'est pas propre ou s'infecte ensuite. Ce qui n'est pas le cas ici. Il y avait du sable, mais une bonne part est partie quand Aeshma a pris un bain et j'ai enlevé le reste. La plaie est belle et ne présente aucun gonflement et aucune coloration suspecte.

- Tu es un homme précieux, Atticus, le félicita Gaïa.

- J'essaie de bien exercer mon métier.

- Alors les gladiateurs qui bénéficient de tes soins peuvent se féliciter de t'avoir à leur service.

- Merci Domina.

- Avec quoi la recouds-tu ?

- Avec du crin de cheval que j'ai fait bouillir auparavant. Le fil est solide, plus qu'un fil végétal.

- Cela te dérangerait-il d'apprendre ta technique à Serena ?

- Serena ?

- La petite esclave qui s'est occupée de ta gladiatrice ce matin.

- Qu'elle approche, je ne refuse jamais de transmettre mon savoir à qui veut l'apprendre.

- Vraiment ? Même à une femme ? s'étonna Gaïa

- J'ai appris beaucoup de choses à Aeshma.

- Ah oui ? fit Gaïa soudain très intéressée.

- Oui, elle est curieuse et je crois surtout qu'elle voulait apprendre à se soigner elle-même, ce qu'elle fait quand c'est possible.

- Elle est douée ?

- J'avoue que pour une esclave sans instruction, elle possède de grandes qualités d'écoute et de compréhension. Elle n'a pas seulement le corps vif, son esprit l'est aussi. Elle apprend vite. Et pour répondre à votre question Domina : oui, elle est douée.

- Atticus, grogna Aeshma.

- Je ne raconte rien que tu ne saches déjà et dont tu puisses avoir honte, Aeshma, répliqua le médecin.

- Elle m'a déjà soignée, affirma Atalante trop heureuse d'accentuer l'embarras qu'elle avait perçu dans la protestation de la Parthe. Elle n'est pas aussi souriante qu'Atticus, mais elle est efficiente.

- La prochaine fois, je te laisserai crever, bougonna Aeshma.

- Tu regretterais trop de me perdre pour le faire.

- Tu dis ça parce que je ne peux pas bouger.

- Tu as intérêt, la menaça Atticus.

- Mmm, peut-être… avoua Atalante. Nos rencontres quoique intenses ont toujours tendance à nous laisser sur le carreau. En même temps…

- Vous êtes aussi idiotes l'une que l'autre, la coupa Atticus. Et vous finissez toujours surtout, par vous faire punir.

- Pas toujours…

- Depuis votre première bagarre jusqu'au combat d'avant-hier, vous avez presque toujours encouru la colère d'Herrenius ou de Téos. »

Les deux gladiatrices s'assombrirent. Gaïa nota avec curiosité leur brusque changement d'humeur. Les yeux de la petite thrace s'étaient chargés de colère et la rétiaire d'humeur joyeuse et taquine que Gaïa avait surprise à franchement s'amuser quelques secondes auparavant, s'était soudain assombrie. Le médecin venait certainement d'évoquer un événement qui leur avait rappelé un mauvais souvenir.

Atticus sembla ignorer ce qu'il avait provoqué et invita Serena à s'approcher. Il demanda à Aeshma de lui expliquer à quoi servaient les points de suture, dans quels cas on pouvait y avoir recours, quelles précautions s'avéraient indispensables avant de commencer l'opération, quel matériel était nécessaire pour les réaliser, quels différents types de fil pouvaient être utilisés, quelle surveillance les points nécessitaient et à quel moment ceux-ci devaient être retirés. Aeshma grommela sa contrariété et refusa de se plier à la demande d'Atticus. Le médecin la rappela sèchement à l'ordre, lui intimant de répondre sans attendre, que cela lui servirait d'exercices de révision. De révision qui lui serait plus qu'utile, précisa-t-il. Aeshma se renfrogna encore un peu plus. Il la menaça alors de ne plus jamais la laisser l'assister et de ne plus jamais lui enseigner son savoir. Elle capitula.

Elle exposa à Serena tout ce qu'elle avait appris auprès d'Atticus, reprenant dans l'ordre, point par point, tout qu'avait évoqué le médecin. Serena posa quelques questions auxquelles Aeshma répondit sans qu'Atticus ne trouvât le besoin d'intervenir. Il tendit ensuite son aiguille à Serena et lui enjoignit de réaliser les deux sutures encore nécessaires pour fermer la plaie qui s'ouvrait sur la cuisse de la petite thrace. Serena hésita et regarda Gaïa qui lui lança un regard d'encouragement.

« Suturer une plaie n'a rien de compliqué, déclara Atticus à la jeune esclave. Ce n'est que de la couture. C'est comme coudre deux peaux ensemble, et c'est bien plus facile que de ravauder un vêtement.

- Oui, mais...

- Mais rien, l'arrêta Atticus. »

La jeune esclave leva des yeux inquiets sur Aeshma. La thrace n'appréciait que moyennement l'initiative d'Atticus. Elle vénérait son corps, il était la seule barrière qui se dressait en elle et la déchéance. Sa contrariété se lisait sur son visage et alimentait l'anxiété de Serena.

« Aeshma est une patiente exemplaire, assura Atticus. Elle ne te reprochera pas de la faire souffrir si tu la soignes bien.

- Je sais, mais...

- Applique-toi et tout ira bien, l'encouragea gentiment Atticus. »

La jeune esclave se décida enfin, elle se pencha sur la plaie et piqua la chair. Atticus la guida pour le premier point et la laissa se débrouiller seule pour le second.

« Tu vois, lui dit-il quand elle lui rendit l'aiguille. C'était facile.

- Merci, medicus, murmura Serena.

- Tu t'es bien occupée d'elle avant que je n'arrive, c'est à moi et à Aeshma de te remercier.

- Mmm, approuva Aeshma d'un ton appréciatif. Merci Serena. »

La petite esclave rosit de bonheur.

« Dans dix jours, tu pourras lui retirer ses fils, déclara Atticus. »

Serena, Aeshma et Atalante se troublèrent. La petite esclave viendrait au ludus ou, où que ce fût qu'ils campassent, pour venir lui retirer ses fils ?

« Aeshma bénéficie d'une excellente condition physique, continua le médecin. Avec du repos, une nourriture saine et équilibrée, l'air de la campagne, le calme qui règne ici, elle sera prête à rejoindre la familia et à recommencer les entraînements.

- Dix jours ? répéta Aeshma espérant qu'Atticus l'éclairât sur le reste de sa déclaration.

- Dix jours, confirma-t-il. C'est ce que j'ai dit à Téos avant de partir. Je ne m'étais pas trompé. De toute façon, il aurait accepté si le délai s'était avéré plus long. Il en va de son intérêt.

- Mais...

- Tu as ordre de rester ici jusqu'à ton complet rétablissement. Et ordre de te conformer à tout ce qu'on te dira de faire. Atalante reste avec toi.

- Mais...

- Plains-toi, Aeshma, la coupa Atticus d'un ton tranchant. Peu de gladiateurs peuvent se vanter d'avoir un jour bénéficié d'une convalescence aussi douce que celle qui t'est offerte ici. Je suis sûre que tu ne trouveras pas mieux aux Champs Élysée. »

Aeshma ne se souvenait plus très bien de ce qu'étaient les Champs Élysée. Par contre, elle savait très bien que c'était un lieu de délices et que dans le cas présent, ce lieu appartenait à quelqu'un. À quelqu'une. Aeshma tourna son regard vers la domina. Celle-ci souriait de toutes ses dents.

Atalante ne se trouvait pas moins surprise qu'Aeshma, mais certainement beaucoup plus heureuse qu'elle. Le soir précédent, on lui avait attribué une chambre où elle avait dormi seule. Le matin, elle avait découvert que la chambre possédait une fenêtre qui s'ouvrait sur la campagne environnante. Elle avait ouvert les panneaux de bois qui la fermaient et pris le temps de contempler la vue qui s'offrait à ses yeux. Les oliveraies qui s'étendaient comme une mer de verdure, des champs qui ondulait sous le vent et dont elle n'avait pu identifier les cultures, les collines boisées et au loin, les montagnes qui s'élevaient comme des barrières, comme la promesse que derrière s'étendait un autre monde.

Elle avait ensuite passé une excellente matinée. Les gens de villa s'étaient tous montrés accueillants et chaleureux, elle avait pu se laver, on lui avait donné des sandales, une tunique et des sous-vêtements propres, apporté un plateau chargé de nourriture et une carafe de vin. Du vin... pas de la posca, s'était-elle étonnée, un peu troublée qu'une telle attention lui fût accordée. On lui avait permis de sortir de la villa et d'aller se promener, sous condition qu'elle s'éloignât pas trop et qu'elle restât à portée de voix si on avait besoin d'elle.

Atalante était partie marcher. En revenant vers la villa, elle s'était arrêtée et s'était allongée à l'ombre d'un vieil olivier. Elle avait suivi la course des nuages dans le ciel. Les nuages la fascinaient. Elle leur inventait des formes, des histoires. Là, où elle avait grandi les nuages passaient rarement. Durant le jour, le ciel était toujours uni, bleu ou blanc et ne se teintait de couleurs qu'à l'aurore ou au crépuscule. Durant la nuit, il était invariablement constellé de milliards d'étoiles scintillantes.

Quand l'imagination lui fit défaut, elle ferma les yeux et se laissa bercer par les crissements des sauterelles et des crickets, le vrombissement des mouches et des bourdons qui voletaient d'une fleur à l'autre. Elle huma l'air et ses narines s'emplirent des effluves des différentes plantes qui l'entouraient et que, malgré les années passées dans cette région du monde, elle n'arrivait toujours pas à reconnaître. Elle s'était senti l'esprit en paix.

.

Atalante était prête à prolonger son séjour aussi longtemps que le désirerait la domina et que le permettrait Téos. Parce qu'il ne faisait aucun doute que la domina avait exigé leur présence auprès d'elle. Atalante ne savait pas ce qu'elle attendait d'Aeshma, ni ce qu'elle voulait d'elle. Elle ne lui avait a priori fait aucun mal, mais c'était bien d'Aeshma dont il était question depuis hier soir. La rétiaire n'arrivait pas à comprendre quel rôle elle jouait dans cette comédie, pourquoi la domina l'avait emmenée avec elle et Aeshma, pourquoi elle avait demandé à ce qu'elle restât à la villa. L'avait-elle promise à quelqu'un ?

Atalante se surprit à paniquer. À qui ? Quand ? Pourquoi ? Et Aeshma ? Elle maudit leur statut d'esclaves, de gladiatrices, prit conscience avec angoisse qu'elles représentaient elle et Aeshma un fantasme, qu'elles allaient se retrouver privées de la protection de la familia, de celle de Téos et d'Herrenius.

« Atalante ?

- Oui Atticus.

- Tu veilleras à ce qu'Aeshma ne s'entraîne pas durant ces dix jours. »

Atalante se pinça les lèvres, comment Atticus pouvait lui demander cela ? Aeshma, si elle avait décidé de s'entraîner, ferait fi de ses appels à la raison et la jeune Syrienne doutait qu'Atticus appréciât que la rétiaire appuyât ses arguments de manière plus brutale. L'expression de la jeune femme incita le médecin à s'adresser directement à la principale intéressée.

« Aeshma, si jamais je ne te retrouve pas comme je l'attends dans dix jours... Je ferai part de ta désobéissance à Téos. On m'a raconté qu'il avait un jour, il y a longtemps de ça, dégradé une gladiatrice, qu'elle était devenue ludia pour quelques temps. Promise aux célibataires, à tous ceux qui voulaient bien d'elle. Elle a continué ensuite à se battre dans l'arène, mais seulement après s'être remise d'un avortement. »

Les deux gladiatrices pâlirent. Elles connaissaient évidemment cette histoire, même si ce n'était peut-être qu'une légende destinée à tenir les gladiatrices dans le droit chemin. Aeshma assura à Atticus qu'elle suivrait ses recommandations.

« Tout le monde y veillera... affirma Gaïa. »

***

Claudius Silus Numicius s'impatientait. Il s'était présenté au petit camp où cantonnait une manipule renforcée par une centurie d'auxiliaires recrutés au sein même de la province. Kaeso Valens Atilius disposait ainsi de trois cents hommes qui patrouillaient principalement en Lycie rattachée depuis seulement trente-quatre ans à l'Empire, et poussaient parfois jusqu'aux frontières de la Pamphylie. Il était curieux que la XIIe légion Fulminata se privât ainsi de l'un de ses tribuns pour commander un si petit effectif et c'était justement ce qui avait éveillé les soupçons du centurion Claudius Silus, même s'il fallait peu de temps au tribun pour rejoindre sa légion stationnée en Cappadoce.

Claudius Silus avait d'abord été arrêté à l'entrée du camp. Il avait dû décliner son identité et exposer ce qui motivait sa venue. Le nom du procurateur lui avait ouvert les portes, mais une fois à l'intérieur du camp, il avait dû attendre la venue d'un centurion.

Il avait alors demandé à rencontrer le tribun. Les légionnaires lui avaient répéter qu'il devait attendre le centurion. Une fois celui-ci prévenu, il s'était lui aussi enquis de l'identité de Claudius Silus, puis de savoir ce qu'il désirait. Celui-ci répéta mot pour mot ce qu'il avait déjà dit aux légionnaires de faction à la porte du camp.

« Pourquoi désires-tu voir le tribun ? demanda le centurion »

Ces soldats se montraient vraiment obtus.

« Je suis le chef des troupes du procurateur et j'ai de sa part, une requête à faire passer au tribun.

- As-tu un message écrit de sa main ?

- Oui.

- Montre.

- Non, refusa Claudius Silus. Il m'a été ordonné de le remettre en main propre au tribun.

- Il est absent, répondit laconiquement le centurion.

- Où puis-je le rencontrer ?

- Il se trouve à Patara.

- Où gardez-vous mes hommes ? demanda alors sèchement Claudius Silus.

- Tes hommes ?

- Une de vos patrouilles a illégalement arrêté des soldats qui se trouvaient en mission pour le compte du procurateur. »

Le centurion se fendit d'une grimace et son regard se chargea de mépris. La mission du procurateur comme l'appelait cet homme ne s'était pas différenciée, dans les faits, d'un acte de brigandage.

« Ils ne sont pas ici.

- Où sont-ils ? insista Claudius.

- Ils ont été transférés à Patara, nous ne gardons pas de... de prisonniers à l'intérieur du camp.

- À Patara, où ?

- Dans la prison de la caserne.

- Kaeso Valens Atilius se trouve lui aussi à Patara ?

- C'est possible.

- Vous ne savez même pas où se trouve votre général ?

- Si je le sais, tu n'as pas à le savoir. »

Claudius Silus n'avait pas salué, pas remercié. Il avait servi plus de vingt-cinq ans dans la légion, appartenu à la garde prétorienne, participé à la campagne de Judée. Ce centurion puait le chevalier. Il devait son grade à sa naissance, non à son mérite ou à son expérience. S'il avait servi en Judée, il n'avait dû y arriver qu'au cours de la troisième année du règne de Vespasien, peut-être même seulement dans la quatrième. Claudius y était arrivé dans la neuvième année du règne de Néron, soit dix ans plus tôt. Et ce morveux se permettait de le traiter de haut ? Si Claudius un jour le croisait sur un chemin isolé ou dans une ruelle sombre de Patara, il lui montrerait ce que valait un véritable soldat formé dans les rangs de la légion.

Il était reparti pour Patara, pestant contre son service de renseignement qui avait été incapable de l'informer du transfert de ses hommes à la caserne. Il fut en butte à la caserne aux mêmes tracasseries qu'il avait dû subir au campement. Identité, raisons de sa venue, etc. Claudius garda son calme, mais il menaça le principale qui lui assurait que Kaezo Valens Atilius n'était pas visible.

« Je suis envoyé par le procurateur, le procurateur est un proche de l'Empereur, c'est lui qui l'a personnellement nommé à ce poste. Crois-tu que toi ou ton tribun puissiez ignorer ses demandes ?

- Je vais voir ce que je peux faire, finit par concéder le principale.

- Ouais, tu ferais bien, avant que je n'envoie un rapport à Rome. »

.

Lucius Caper Cornelius se fit annoncer au tribun. Principale, il occupait la fonction de cornicularius auprès du tribun, sorte de secrétaire particulier, d'aide de camp, mais aussi d'homme de confiance. Valens lui laissait le commandement de la caserne quand il s'absentait et surtout, surtout, la garde de sa fille.

Le tribun déjeunait en compagnie de Marcia quand le principale fut introduit.

« Bonjour Caper, l'accueillit joyeusement Marcia.

- Marcia, salua familièrement le principale.

- Que me vaut ta visite, Lucius ? Un problème ? Tu as la mine bien soucieuse, remarqua Valens. Viens t'asseoir et déjeuner avec nous.

- Merci, général. »

Lucius s'assit et Marcia se leva pour lui apporter une assiette et un gobelet qu'elle lui remplit de Posca.

« Merci, Marcia, mais...

- Tu es le bienvenu, Lucius, dit chaleureusement Valens. Bois, mange un peu et raconte. »

Le principale se conforma à l'invitation de Valens. Il vida son gobelet, mangea un peu de pain, quelques olives et une tranche de lard fumé.

« Claudius Silus Numicius est ici.

- Il vient récupérer ses hommes ?

- Oui. »

Valens soupira. Ces hommes méritaient les mines, Claudius Silus les appelait ses hommes, ses soldats, ce n'étaient que des pillards et des assassins qui terrorisaient la population. Le procurateur profitait de son statut pour pressuriser non seulement tous ceux qui vivaient sur les propriétés de l'Empereur, mais aussi tous ceux qui avaient le malheur d'être juifs de naissance. L'impôt obligatoire qu'ils devaient verser aux caisses de l'Empire servait de prétexte au chantage. Accuser un procurateur de malversations, d'escroquerie, n'était pas aisé. Le procurateur représentait l'Empereur, son bras judiciaire et financier dans la région où il officiait. Des plaintes étaient remontées à Rome, lentement, et beaucoup avaient été écartées. Mais l'appel avait fini par être entendu. Vespasien avait ordonnée une enquête. Discrète. Il n'avait pas envoyé un légat ou un questeur vérifier les comptes car il savait comme ceux-ci pouvait être falsifiés. Il n'avait pas non plus chargé le propréteur de cette mission. Sextus Constans Baebius venait d'être nommé et Vespasien n'avait pas voulu courir le risque de déclencher une guerre d'influence entre son propréteur et son procurateur. Aulus Flavius était intelligent, expérimenté et dangereux. Vespasien connaissait très bien l'ancien tribun de la Ve légion. Il ne ferait qu'une bouchée du propréteur ou pire, il en ferait son allié.

Il avait alors contacté le légat de la légion Fulminata cantonnée en Cappadoce. Il lui avait demandé de nommer un homme de confiance à la tête du détachement qui assurerait la protection de la province de Lycie-Pamphylie et de le charger de surveiller le procurateur de Lycie. De rédiger des rapports sur l'exercice de sa procurature. Un homme discret, expérimenté, honnête et surtout intègre. Le légat avait choisi Kaeso Valens Atilius. Il regroupait toutes ces qualités plus une. Le tribun avait une fille, une excellente raison lui serait donnée de traîner à Patara plus souvent que ses fonctions ne l'exigeaient ou que les goûts d'un officier comme Valens ne le poussaient à le désirer. Valens aimait l'armée et il ne visait aucune charge honorifique à Rome. Il assurerait aussi avec compétence la paix et la sécurité de la région.

Valens assurait le commandement du détachement depuis deux ans. Il surveillait Aulus Flavius depuis autant de temps. Il envoyait des rapports réguliers au légat de la Fulminata qui les faisait suivre à Rome. Personne ne se doutait ainsi qu'ils contenaient autre chose que de secs rapports militaires.

.

Les soldats-pillards échappèrent aux mines, ils échappèrent même aux verges et repartirent libre et imbus de leur importance de la caserne. L'entrevue de Valens avec Claudius Silus exacerba l'hostilité qui régissait depuis déjà fort longtemps leurs rapports. Valens n'apprécia surtout pas qu'un ex-centurion qui avait profité de la guerre pour s'adonner au meurtre et au pillage, se permît de lui parler d'égal à égal sous prétexte qu'il dirigeait les troupes du procurateur.

« Tu veilleras dorénavant à vérifier les dires de tes hommes avant de leur prêter foi, lui avait dit impudemment Claudius. Ces hommes agissaient selon des ordres très précis et n'ont répondu qu'à une agression dont ils ont été victimes.

- Me prends-tu pour un imbécile, Silus ?

- Tu n'as pas à t'immiscer dans les affaires du procurateur, ni contrevenir aux ordres qu'il donne à ses hommes.

- La patrouille n'a fait que son devoir.

- Ils se trouvaient sur des terres qui ne dépendent pas de ta juridiction, général.

- Là où le pouvoir de l'Empereur s'étend, le légionnaire est chez lui.

- Ne commets pas l'erreur de t'attirer le courroux du procurateur, menaça Claudius.

- Tu parles à un tribun...

- Alors la prochaine fois, reste à ta place de tribun, grinça Claudius avec morgue.

- La tienne risque un jour d'être au fond d'un trou, répliqua vertement Valens. »

Claudius avait souri méchamment, insolemment. Tant qu'il travaillait pour Aulus Flavius, il se savait intouchable. Quant au tribun, il saurait bientôt ce qu'il mijotait. Dans moins de dix jours, il aurait peut-être la preuve de ce qu'il avait affirmé au procurateur.

***

« Ata, ce que tu peux puer, tu aurais pu prendre un bain, râla Aeshma en lançant les dés.

- Tu as le nez bien délicat.

- Tu pues le bouc. Les boucs, ça pue, nez délicat ou pas.

- Je croyais que tu n'aimais pas les gens... ricana Atalante. Mais en fait, tu n'aimes rien, pas même les animaux. Pourquoi tu n'as pas demandé à devenir bestiaire ? Tu aurais pu satisfaire tes frustrations. Au moins, tu aurais tué à tour de bras à chaque fois que tu serais rentrée dans l'arène.

- Il n'y a rien de glorieux à être un bestiaire.

- Tu te bats pour la gloire ?

- Pourquoi veux-tu que je me batte ?

- Pour survivre, pour espérer un jour gagner l'épée de bois.

- Tu y crois ?

- …

- Ata, jamais Téos ne nous laissera partir.

- Peut-être pas lui, mais un munéraire... Pourquoi pas ?

- Rêve bien, lâcha Aeshma.

- C'est presque tout ce qui me reste, murmura Atalante sombrement.

- Non, il te reste les cris du public, leurs encouragements.

- Leur mépris...

- Tu sais que tu vaux mieux qu'eux tous, répliqua hargneusement Aeshma. »

Atalante haussa les épaules.

« Pff... souffla Aeshma qui ne comprenait pas l'humeur sombre d'Atalante. Tu l'auras un jour ton épée.

- Oui... mais pour aller où ?

- Ata, chasse tes idées noires. Merde ! jura Aeshma. Ça ne te réussit pas la vie oisive.

- Parle pour toi, je sais très bien m'occuper. »

Les deux gladiatrices habitaient la villa depuis maintenant cinq jours. Atalante y avait pris ses habitudes. Elle se levait tôt, partait courir une heure, revenait pour petit-déjeuner. Elle sortait ensuite s'entraîner. Elle faisait surtout de la gymnastique : saut à la corde, saut en longueur, jet de pierre, assouplissement, renforcement musculaire, course rapide avec ou sans poids. Dès le deuxième jour, les gens attachés au service de la villa s'étaient attardés à la regarder suer, bouger et sauter. Sa haute taille pour une femme, sa musculature déliée, sa souplesse et sa dextérité les impressionnaient. Ils savaient qu'elle était gladiatrice et à leur admiration, se mêlait la fierté qu'elle fût l'hôte de leur maison. Atalante pouvait rester des heures sans proférer un seul mot et elle appréciait la solitude, mais elle avait appris enfant l'importance de l'hospitalité et les règles qui régissaient l'une des lois les plus sacrées de son peuple. Elle s'y était pliée quand elle vivait dans les grandes plaines arides de Syrie. Elle appartenait aux tribus du désert qui sillonnaient des pistes connues d'eux seuls, vivant du commerce, de l'élevage et de la culture du palmier dattier, parfois des oliviers quand ils possédaient assez de terres dans de grandes oasis. Elle savait aussi bien recevoir qu'être reçue. Atalante attira la sympathie. Elle se montra serviable, souriante et affable. Elle proposa son aide au moulin et sa force fit des merveilles. Elle traîna aussi lors de ses longues promenades en fin de journée avec les bergers et participa à la traite des chèvres.

Elle avait timidement demandé à un berger si elle pouvait essayer de traire une chèvre. Il avait accepté, lui avait demandé si elle savait y faire. Elle avait secoué la tête et il lui avait montré comment s'installer, comment attraper les trayons et les masser pour faire jaillir le lait sans les abîmer. Il lui montra, puis lui laissa la place. Atalante avait déjà trait des chèvres, elle avait même trait des chamelles, mais elle n'était pas sûre de savoir encore s'y prendre. Il lui suffit de quelques instants seulement pour que les gestes lui revinssent. Le berger s'était ébaudi de sa dextérité et l'avait invitée à revenir l'aider aussi souvent qu'elle le voulait.

.

Aeshma de son côté avait passé sa première journée à dormir. Serena était passée la voir avant la nuit, avait vérifié sa cuisse, puis l'avait ointe d'un onguent que lui avait laissé Herrenius. Elle avait tenté de discuter avec sa patiente. Sans succès. La douleur lancinante, sa retraite forcée et surtout l'ignorance dans laquelle la domina l'avait laissée de ses intentions envers elle, rendait son humeur morose et une sourde colère, mêlée de frustration dévorait lentement ses entrailles.

Elle s'était levée le deuxième jour, s'était résolue à se couvrir d'une tunique et s'était rendue aux jardins, pensant peut-être y trouver la domina. Elle tomba sur l'intendant qui fit immédiatement appeler Serena et la laissa s'occuper de la jeune femme. Serena avait froncé les sourcils contrariée, mais n'avait rien osé dire. Elle avait proposé une collation à la jeune gladiatrice. Aeshma s'était rendue compte qu'elle mourait de faim et avait accepté. Serena l'avait conduite devant la maison. Elle avait demandé une table et des tabourets et s'était précipitée à la cuisine. Elle se souvenait du repas que la domina avait donné à la thrace et de son énorme appétit. Elle prépara un plateau en conséquence, refusa les fèves que sa patiente avait évitées et les remplaça par un plat de gruau. Elle n'osa pas exiger du vin, mais demanda à ce qu'on lui céda une carafe de bonne posca.

Aeshma fit honneur au repas et Serena chavira de bonheur quand elle l'invita à s'asseoir avec elle.

« Assieds-toi, avait grogné plus qu'elle n'avait parlé Aeshma.

- Ce ne serait pas correct, avait avancé Serena.

- Qu'est-ce qui ne serait pas correct ? De t'asseoir à table avec une esclave ? Une gladiatrice ? Tu as honte qu'on te voie en ma compagnie ? avait maugréé désagréablement la thrace.

- Oh, non, ce n'est pas ça, avait protesté Serena.

- Tu es mon soigneur, assieds-toi. »

Serena, rouge comme un coquelicot, avait pris place en face de la gladiatrice. Celle-ci avait poussé des plats devant elle, attrapé un gobelet sur un plateau et servi la jeune fille. Serena avait déjà mangé, mais elle ne désirait pas contrarier la thrace et elle avait partagé son repas.

L'arrivée d'Atalante brisa le silence qui pesait sur la jeune esclave sans qu'Aeshma, toute à son repas, n'en prît conscience.

« Aesh, s'était écriée la rétiaire ravie. Tu es enfin sortie de ton lit ? Et tu manges… Non, rectifia-t-elle avec un rictus. Tu bâfres comme à ton habitude. Tu permets ? »

Atalante s'était emparée sans façon du gobelet avec lequel Aeshma s'était servie de la posca et avait vidé son gobelet cul sec.

« Ce que j'ai soif, souffla-t-elle en se resservant.

- C'est mon gobelet, l'invectiva Aeshma.

- Ce qui est à toi est à moi et ça marche aussi dans l'autre sens

- Ah ouais ? ricana Aeshma.

- Mmm… sauf mon armatura, mais il y a peu de chance pour que tu essaies encore de me la voler.

- Je n'ai jamais voulu être rétiaire.

- Heureusement, parce que tu es vraiment nulle sous cette armatura. »

Aeshma attrapa la première chose qui lui tomba sous la main, un ramequin vide qui avait contenu des olives, et le lui lança à la figure. Atlante s'attendait à une attaque de ce genre et elle évita l'objet qui tomba sur un buisson et roula intact sur le sol. Atalante alla le ramasser et le replaça sur la table.

« Je n'aurais jamais accumulé autant de victoires que toi sous l'armatura des thraces, dit-elle conciliante. »

Aeshma soupesa la véracité de sa déclaration et accepta l'excuse déguisée. Elle invita aussi du regard la jeune Syrienne à se joindre à son repas. Elle retrouvait ainsi une partie de l'univers qui était le sien depuis huit ans. Serena se sentit encore plus impressionnée jusqu'à ce qu'Atalante la félicita sincèrement pour de s'être aussi bien occupée de la petite thrace, d'avoir su s'attirer les bonnes grâce d'Atticus qui, affirma la rétiaire, n'acceptait de transmettre son art que s'il en jugeait la personne digne.

« Dans la familia, seul Métrios et Aeshma ont bénéficié de son savoir.

- Tu connais beaucoup de choses ? demanda Serena à Aeshma.

- Bof…

- Aesh, la réprimanda Atalante. Ne joue pas ta modeste, tu es douée.

- Ata… pourquoi tu me cherches tout le temps ? grommela Aeshma. »

Qu'est-ce qui poussa ce jour-là Atalante à dévoiler une vérité qu'elle tenait secrète depuis des années, depuis que, peu à peu elle se fût prise d'affection pour la petite Parthe solitaire, si fière d'elle-même, qui sous ses dehors bourrus et violents cachait une réelle sensibilité.

Elle l'avait su quand elle l'avait vue à quatorze ans s'en prendre à un gladiateur parce qu'il avait, deux jours durant, martyrisé un petit apprenti qui lui avait déplu pour un gobelet renversé par mégarde. Qu'Aeshma, sans réfléchir, simplement guidée par son désir de punir une injustice, avait visé un peu trop haut. Qu'elle s'était fait battre comme plâtre sous le regard amusé de la plupart des assistants, sous le regard furieux d'Herrenius, sous celui admiratif de son ami Daoud, celui aussi admiratif, puis soudain affolé de la douzaine d'apprentis que comptait à cette époque la familia. Atalante avait quinze ans, elle maniait déjà le trident et le poignard, contrairement à Aeshma qui, de l'avis d'Herrenius était encore trop jeune pour s'entraîner avec des armes. Elle avait été achetée six mois auparavant. Téos avait été attiré par sa taille déjà élevée pour une si jeune fille. Elle n'avait pas très bien compris en quoi consistait le métier de gladiateur, mais elle avait compris qu'elle combattrait des armes à la main, qu'elle pourrait gagner de l'argent, qu'elle ne servirait jamais personne et qu'elle voyagerait. Elle connaissait la petite Parthe depuis six mois, mais elle n'avait jamais beaucoup prêté attention à elle. Elles ne suivaient pas le même entraînement et Atalante la considérait comme une enfant, elle ne maniait même pas l'épée, même si elle se montrait plutôt douée en lutte.

Peut-être lui avoua-t-elle, parce qu'elle se trouvait dans un lieu qui lui rappelait son enfance, parce que les gens s'étaient montrés doux et accueillants, parce qu'elle s'était réellement inquiétée pour Aeshma et qu'elle avait sans doute eu plus peur qu'elle ne le croyait à la soirée du propréteur.

« Parce que, avoua Atalante. Même si tu es une femme, tu me rappelles mon petit frère Sohek. Vous vous ressemblez beaucoup et... je l'aimais beaucoup. »

Aeshma se figea, sa main qui allait s'emparer de son gobelet resta suspendue dans le vide. On ne parlait jamais de la vie d'avant. Aeshma ne savait même pas si Atalante était née esclave ou l'était devenue. Un vide désagréable venait de se former au creux de son estomac, mais elle refusa d'y penser.

Elle reprit son geste et le visage dénué de toute expression, porta son gobelet à ses lèvres. Atalante se mordit la lèvre, se reprochant sa bêtise. Elle se leva sans un mot et partit courir vers les collines accidentées. Elle ne revint que le soir.

Aeshma s'était tue après le départ d'Atalante et Serena n'avait pas osé la déranger. Soudain, la petite thrace se retourna vers elle.

« Où est la domina ?

- Elle est repartie hier pour Patara.

- Elle va revenir ?

- Je ne sais pas.

- À qui appartient la villa ?

- À Julia Mettela Quinta

- La domina ?

- Non, c'est sa sœur. »

.

Les dés roulèrent et Atalante poussa un cri de joie.

« On aurait dû jouer de l'argent, je t'aurais plumée, déclara-t-elle.

- Pfff...

- Tu joues n'importe comment.

- J'en ai marre, répliqua sombrement Aeshma.

- De quoi ? Tu serais à la familia, tu serais bouclée dans ta tente ou dans ta cellule s'ils sont encore au ludus. Ici, tu es libre de tes mouvements et même si c'est un entraînement doux, tu peux t'entraîner.

- T'es un vrai cerbère.

- Je n'ai pas envie d'encourir le courroux d'Atticus qui entraînera celui d'Herrenius et de Téos. Pourquoi tu ne te détends pas, Aeshma ?

- Parce que je ne sais pas ce qu'on fait ici.

- Tu doutes toujours des intentions de la domina ?

- Oui.

- J'ai douté aussi, mais ça fait cinq jours qu'on est là et tout se passe exactement comme elle nous l'avait promis.

- C'est louche.

- Chez mon peuple, les lois de l'hospitalité sont sacrées et même si c'est bizarre, je crois que la domina pense la même chose.

- Tu la crois honnête ?

- Envers nous, oui.

- Mais pourquoi ?

- Demande-le-lui si tu la revois, Aesh. Elle avait l'air de t'apprécier, lui conseilla Atalante avec un sourire en coin.

- T'es con.

- Mais j'ai raison.

- Joue. »

Atalante ramassa les dés, les secoua au creux de sa main et les fit rouler sur le sol. Elle ne pouvait rien affirmer, ni dire ce qui avait motivé la décision de la domina, mais elle avait une certitude, c'était qu'Aeshma, et elle seule, était la cause de leur présence ici. Et que grâce à elle, elle avait peut-être échappé à une fin de soirée pénible. Atalante sourit. Aeshma aurait beaucoup plu à Sohek.

***

NOTES DE FIN DE CHAPITRE :

Le savon d'Alep : la recette est restée inchangée depuis trois milles ans. Plus de trois ingrédients et ce n'est plus du savon d'Alep.

Troisième année du règne de Vespasien : 72 ap JC, le temple de Jérusalem à été rasé en 70, en 73 la dernière place de résistance juive, la forteresse de Massada tenue par les sicaires (des extrémistes juifs) est assiégée. Elle tombera en avril 74. La Xe légion Gemina conquiert un tombeau : les résistants se sont tous entre-tués (le suicide leur était interdit.)


Texte publié par Mélicerte, 5 octobre 2017 à 23h31
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