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tome 1, Chapitre 2 « La domina » tome 1, Chapitre 2

L'air du soir était doux, presque trop si le vent ne s'était pas lui aussi invité au banquet du propréteur. Il soufflait doucement, par intermittence, balayant les allées du jardin, bousculant des pétales de roses oubliées par les jardiniers, des feuilles desséchées par la chaleur du jour, animant la ramure légère des oliviers, les fleurs des lauriers roses, les tentures ouvertes accrochées sur le pourtour du péristyle, à l'intérieur duquel était aménagé l'immense triclinium d'apparat de la villa de Sextus Constans Baebius. Celle-ci se dressait sur les flancs d'une colline au nord-est de Patara. Le propréteur possédait un petit palais de fonction au sein de la ville, mais il préférait la villa hors-les murs, plus grande, plus calme, plus isolée, entourée d'oliveraies dont l'huile était célébrée dans toute la province.

Possessions Impériales, le palais, la villa et les terres qui y étaient rattachées, se trouvaient mis à la disposition du propréteur qui les gérait comme bon lui semblait. S'il ne s'en occupait guère, les intendants en place avant son arrivée continuaient à s'occuper du domaine. Celui-ci s'étendait bien au-delà des oliveraies. On cultivait des pois-chiches, des lentilles et de l'épeautre dans des petits champs bordés par des murets, ou sur des terrasses patiemment aménagées sur les pentes des petites collines. Depuis que Claude avait annexé La Lycie à l'Empire, on avait planté des pieds de vignes et des raisins noirs et juteux pendaient de plus en plus nombreux au fil des années. L'intendant rêvait de produire du vin et il avait demandé au propréteur de lui trouver du personnel qualifié dans la culture du vin. Esclaves, affranchis ou hommes libres, peu lui importait. Sextus lui avait promis de s'en occuper.

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Les convives avaient été reçus bien avant le coucher du soleil, dans un triclinium richement décoré. Le personnel de la maison avait travaillé à son aménagement toute la journée, tandis qu'aux cuisines se préparait fébrilement le repas du soir.

Une centaine de personnes était attendue et Sextus, comme Fausta, ne toléreraient aucune faute de goût. La réception se voulait somptueuse, même si Sextus voulait lui garder un certain air de familiarité. Il ne voulait pas seulement se montrer généreux et fastueux, il désirait que ses invités se sentissent chez eux, en sécurité, accueillis chaleureusement comme quand on est reçu chez ses proches. Impressionner, sans intimider. Provoquer l'admiration, sans éveiller l'envie. Plaire et s'imposer comme le maître, l'homme de l'Empereur.

Primus et Marcus, les deux enfants du propréteur avaient, comme on le leur avait appris, salué avec déférence les invités de marque et récité un petit compliment qu'ils avaient répété l'après-midi avec leur précepteur, à toutes les femmes présentes, un compliment particulier pour chacune d'entre elles, préparé selon une liste fourni par Fausta. Le précepteur n'avait pas omis de préparer une dizaine d'autres compliments destinés aux invitées-surprises et aux hôtes prestigieux. Les enfants ne commirent pas d'erreur et leur précepteur souriait aux anges. Ils prirent ensuite congé de leur mère, puis de leur père. Le crépuscule lançait ses derniers feux. Les enfants regagnaient leurs appartements situés loin du jardin, hors de portée de leur vue et de leurs oreilles. La soirée allait commencer et la présence des enfants n'étaient pas la bienvenue.

Jusque-ici, on avait servi du vin léger et des petits amuse-bouches en guise de bienvenue. On attendait que les lampes et les torches s'illuminassent pour commencer la vraie soirée.

***

Atalante n'arrivait pas à se détendre. Depuis qu'Herrenius était entré dans la cellule d'Aeshma, ses entrailles se contractaient régulièrement sous l'effet de l'angoisse. Elle regretta la vérité qu'avait énoncée Aeshma dans l'après-midi :

« Aucune de nous deux ne croit à ces conneries. »

Atalante aurait tant voulu s'en remettre aux dieux, à un dieu. Elle ne partageait même pas les superstitions qui empoisonnaient la vie des gladiateurs, les empoisonnaient parfois au sens littéral. Les charmes, les amulettes, les poudres de toutes sortes qu'on mélangeait à sa nourriture ou, que d'autres se chargeaient de mélanger pour soi, contre soi parfois. Pour se protéger, obtenir la victoire, affaiblir son adversaire. Elle devait peut-être son incrédulité à ses longues journées passées au milieu des pierres, du sable et des broussailles quand elle était enfant. Peut-être les éléments l'avaient-elle détachée du monde magique, peut-être était-elle seulement trop simple d'esprit. Il faisait chaud parce que le soleil brillait, il pleuvait quand le temps était venu, les sources jaillissaient depuis des milliers d'années, toujours au même endroit, le vent annonçait, plus de chaleur, de sable ou de la froidure. Les étoiles scintillaient dans le ciel, indiquaient des directions à qui savait les lire. Atalante savait ces vérités, parce qu'on les lui avait apprises. Parce qu'un berger, un enfant du désert, devait le savoir. On était fatigué parce qu'on avait trop marché, qu'on s'était trop entraîné, qu'on n'avait pas assez mangé ou pas assez bu. Pareil quand on souffrait. Elle croyait aux éléments. Elle n'avait jamais été initiée aux croyances de son peuple parce qu'elle en avait été arrachée trop jeune. Pour elle, tout était simple et immuable, aucune force magique ne venait jamais troubler l'ordre naturel des choses. L'homme seul avait le pouvoir de provoquer le chaos, de tordre à l'envi ce qui avait toujours été droit, de briser des vies pour les refaçonner à son bon plaisir. Les dieux et les charmes ne servaient qu'à se vautrer dans la résignation et à pallier à l'ignorance.

Elle jeta un regard à Aeshma. Elle ne croyait pas plus qu'Atalante aux dieux ou à la magie. Pourtant, on disait que le dieu de sa patrie était puissant, assez puissant pour que son culte commençât à se développer dans tout l'Empire. La Parthe ne croyait qu'en elle. En sa force. En sa force physique et en sa force de caractère. Ce soir, la foi qu'Aeshma avait en elle-même serait mise à rude épreuve ne put s'empêcher de penser sombrement Atalante. Toute cette soirée risquait de se révéler une épreuve autrement plus dure qu'un combat dans l'arène, qu'un entraînement épuisant ou une punition cruelle. Bien plus longue. Pour Aeshma, comme pour elle.

Atalante sentait la peur suer par tous les pores de sa peau. Elle pensait confusément à l'affrontement qui leur serait très certainement imposé, à l'état physique d'Aeshma, au combat qui menaçait d'être pathétique et mauvais, à la honte qu'elle en ressentirait, à la punition qui s'ensuivrait. Elle s'efforçait de ne pas repenser à la fois où elle avait été conviée dans ce genre de soirée, de ne pas penser à Aeshma.

Comment Téos avait-il pu accepter que l'une des recrues qu'il préférait, sinon celle qu'il préférait, se donnât en spectacle dans l'état où elle se trouvait ? Et pourquoi l'avoir appariée à elle ? Aeshma portait seule la responsabilité de ses écarts. Pourquoi Téos la punissait elle-aussi ? Atalante jura entre ses dents.

Aeshma serrait les siennes sur une petite courroie en cuir qu'elle s'était glissée entre les dents. Elle sentait la colère et le malaise d'Atalante à ses côtés. Elle aurait voulu s'excuser, mais elle ne savait pas comment le faire sans paraître se montrer encore plus offensante et déclencher l'ire de la jeune Syrienne. Le trajet jusqu'à la villa avait été un véritable calvaire. Atticus lui avait donné des graines de chanvre à mâcher et une petite gourde de peau remplie d'un breuvage aux vertus analgésiques et antiseptiques. Après le bain, il lui avait abondamment recouvert le dos d'une huile de sa composition dans laquelle rentraient de l'huile de thym, de laurier et de chanvre, mais le frottement de sa tunique sur ses plaies lui occasionnait d'insupportables brûlures. Elle avait déjà consommé une quantité importante de graines de chanvre et ne savait plus si la brume opaque qui recouvrait ses pensées, trouvait son origine dans sa faiblesse physique et sa douleur, ou dans les effets de la drogue qu'elle avait ingurgitée. Elle vacilla en sautant du chariot qui les avait transportées à la villa, et son pas, quand elle se mit en marche, manquait singulièrement d'assurance.

« Aeshma, siffla Atalante en se glissant près d'elle. Si tout à l'heure tu t'écroules comme une ivrogne et qu'un sourire stupide et béat s'épanouit sur ton visage alors que tu m'affrontes, je te coupe la main droite et la jambe gauche.

- Rien que ça ? coassa Aeshma mi-souriante, mi-grimaçante.

- Aeshma, merde ! Reprends-toi ! Arrête de te bourrer de drogue, tu ne pourras pas te battre si on l'exige de nous.

- Je t'emmerde Ata !

- Si tu veux finir mendiante et cul-de-jatte dans la rue, c'est ton problème, répliqua aigrement Atalante. Mais ne m'entraîne pas dans tes conneries. Tu en as assez fait comme ça depuis deux jours. »

Atalante résista à l'envie furieuse d'écraser son poing sur le visage d'Aeshma et pressa le pas, la laissant seule et vacillante en arrière du groupe.

« Ata ! la rappela Aeshma. »

Atalante l'ignora.

« Tu veux de l'aide ? »

Aeshma tourna la tête. Dyomède la considérait d'un regard amical.

« Juste pour alléger ton poids sur ta jambe blessée... Il y a des marches devant et je ne pense pas que ce soient les seules que nous aurons à monter.

- …

- J'aimerais te revoir combattre, dit-il d'une voix neutre. Je préfère les loups aux moutons. »

Il lui présenta son bras. Aeshma sans un mot, s'appuya dessus.

« Spica ! Aide-moi, ordonna Dyomède. »

L'un des gladiateurs qui les accompagnait, se précipita et se plaça à la gauche d'Aeshma. Soutenue par les deux hommes, elle franchit par grands bonds, sur le pied droit, les différentes volées de marches, qui menèrent leur groupe jusqu'à un petit atrium au centre duquel brillaient les eaux d'un bassin rectangulaire. Des tables avaient été dressées et des esclaves s'empressèrent de leurs servir une légère collation. Les gladiateurs et leur suite s'installèrent par terre, sur des tabourets ou des banquettes disposées le long des murs. Dyomède assit Aeshma sur un tabouret et demanda à Spica de lui apporter à manger. Atalante lui tournait ostensiblement le dos, debout auprès d'une table.

Un homme vêtu d'une belle tunique brodée s'avança dans l'atrium. Le secrétaire du propréteur, Anémios. Il frappa dans ses mains pour obtenir le silence et l'attention des gladiateurs.

« Le propréteur vous fera bientôt appeler. Une fois dans la salle de banquet, des places vous seront attribuées et vous n'en bougerez que si on vous le demande. Au cours de la soirée, vous serez opposés par paire, une fois, peut-être plus, selon le bon vouloir du propréteur ou des invités qu'il désirera honorer. Vous vous battrez avec des armes mouchetées, mais votre duel ne devra rien avoir de factice. Vous serez largement récompensés si vos performances plaisent, récompensés personnellement et individuellement. Le propréteur a loué vos services jusqu'à après-demain. Vous êtes précieux, mais le maître est assez riche pour payer la perte de l'un ou plusieurs d'entre vous à vos lanistes. Ne le décevez pas. »

Les gladiateurs hochèrent la tête, Atalante se pinça les lèvres, le discours ne se différenciait pas beaucoup de celui dont on l'avait gratifiée cinq ans auparavant. Obéir aux maîtres, se plier à leurs demandes. À leurs désirs. À leur plaisir. Un goût de bile lui inonda la bouche.

Téos ne l'avait jamais renvoyée honorer des banquets de sa présence après sa première et pathétique expérience à Pergame. Elle avait été malade durant trois jours, mutique pendant plus dix jours. Il avait ensuite envoyé Ashtarté, Gallia, Sabina, parfois d'autres. Des filles qui savaient se tenir dans ce genre de soirée, qui y trouvaient des bénéfices et peu de désagréments. Aeshma n'y avait été jamais envoyée. Elle devait cette faveur ou cette défaveur à son sale caractère, à son air taciturne et renfrogné, à sa figure peu avenante et peut-être aussi à la protection dont elle bénéficiait. Elle énervait parfois Téos, mais il ne voulait pas la perdre, Herrenius abondait dans son sens et Atticus éprouvait une certaine affection pour elle. Il était fort capable de mentir au laniste et au doctor et d'affirmer pour la soustraire à l'une de ces soirées, que son état physique ne s'y prêtait pas ou qu'elle traversait la pleine période propice à la fécondation. Si Téos et Herrenius ne surveillaient pas les cycles féminins de leurs gladiatrices, Atticus y prêtait une grande attention et prévenait les femmes quand elles devaient s'astreindre à la chasteté ou tout du moins, éviter les rapports risquant de les engrosser.

Atalante, profitant que la thrace ne la regardait pas, la dévisagea un moment. Aeshma était attirante. Si elle était petite, elle bénéficiait d'un corps aux membres déliés et bien proportionnés. Sa poitrine était ronde, ferme, généreuse sans être lourde et Atalante la lui enviait parfois. La Parthe aurait pu avoir les traits grossiers ou laids, ils ne l'étaient pas. Elle avait gardé son nez droit, des traits durs, mais joliment dessinés, une mâchoire légèrement prognathe qui n'enlevait rien à son charme. Elle soulignait habituellement ses yeux sombres d'un trait de khôl noir. Atalante savait comme elle, que cette pratique encouragée par Herrenius était médicinale et qu'elle leur gardait les yeux des infections et les protégeaient du soleil. Atalante utilisait généreusement le khôl quand elle descendait dans l'arène et que le soleil brillait. Mais mis ainsi en valeur, le regard d'Aeshma gagnait en intensité.

La jeune Parthe attirait les regards, mais son indifférence ou l'éclat métallique qui brillait au fond de ses yeux, tenait ceux qui auraient voulu tenter leur chance auprès d'elle à distance. Aeshma choisissait, ceux avec qui elle voulait parler, d'accepter ou non une présence à ses côtés quand elle se trouvait libérée de ses obligations de gladiatrice. Ceux qui partageaient sa couche. Un privilège ou un plaisir qu'elle accordait rarement aux femmes, plus rarement encore aux hommes, même si elle semblait apprécier ces derniers plus que les premières. Les gladiatrices craignaient comme la peste de tomber enceinte, Aeshma ne faisait pas exception et si Atticus veillait sur leurs cycles, s'il existait des stratagèmes qui gardaient les femmes de ces dangers. Aeshma, si elle les connaissait, ne devait pas aimer s'y adonner outre mesure. Attitude qu'Atalante partageait avec elle. Et si, malgré tout, la Parthe avait envie de jouir d'un moment de volupté, elle jetait toujours son dévolu sur des étrangers à la familia. Même ivre, Atalante ne l'avait jamais vue jeter son dévolu sur un membre de la familia, qu'il soit gladiateur, affranchi, esclave, homme ou femme libre. Qu'il soit masseur, serviteur, musicien, armurier ou quoi que soit d'autre. Elle trouvait ses amants en dehors. Et n'avait jamais entretenu aucune relation amoureuse avec qui que ce soit. Atalante ne lui connaissait aucune relation ayant excédé une ou deux nuits. La vie de gladiateur n'offrait pas beaucoup d'intimité, tout se savait, rien ne restait caché, surtout pas les affaires sentimentales.

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« Habillez-vous et casquez-vous si votre armatura l'exige, ordonna Anémios. »

Les gladiateurs et leurs esclaves pour ceux qui en possédaient, commencèrent à s'agiter. Anémios demanda le silence.

« Mais avant cela, que les gladiateurs se mettent en rang. Vos lanistes nous ont assuré de votre propreté et de votre bonne santé, mais je ne puis courir le risque de déplaire au propréteur et à ses invités. »

Le médecin personnel de Sextus Constans Baebius apparut suivi de serviteurs commis aux bains qui lui servaient d'assistants.

« Déshabillez-vous et tenez-vous debout, les jambes écartées et pliez-vous aux ordres qu'on vous donne. »

Les gladiateurs obtempérèrent sans discuter. Le médecin remarqua les regards admirateurs de quelques femmes, de quelques hommes, aussi bien intéressés par la nudité virile des gladiateurs que par celle des deux gladiatrices. Atalante surprit la respiration précipitée d'Aeshma et revenue à de meilleurs sentiments à son égard, l'aida sans dire un mot à retirer sa tunique. Elle se mordit le coin de la lèvre, la tunique était raidie par le sang et les huiles médicinales. Elle la plia de manière à dissimuler son état et la posa par terre sous sa propre tunique.

Aeshma ne broncha pas quand une femme vint lui ouvrir la bouche pour examiner ses dents et les tâter sans douceur d'un doigt intrusif. Elle lui fouilla les cheveux, palpa son cou, ses aisselles, ses seins, son abdomen. Elle lui demanda d'écarter les jambes et à la lueur d'une lampe tenue par une autre femme, examina les replis de son sexe. Après le bain qu'il avait pris au ludus, tous les gladiateurs avaient été soigneusement épilés et seuls les hommes avaient gardé une toison taillée et coupée ras sur le pubis. Atalante et Aeshma présentaient un corps aussi lisse que lorsqu'elles étaient des jeunes filles impubères. Seules leurs chevelures, longues et abondantes avaient échappé à l'épilation ou au rasoir. Elles conservaient aussi leurs sourcils redessinés, disciplinés. La femme lui introduisit un doigt dans le vagin. Précaution d'hygiène et de sécurité. Elle ferait pareil pour son anus plus tard. Homme ou femme, on ne laissait pas un gladiateur s'introduire parmi la société sans s'être assuré qu'il ne possédait pas d'arme. Ce n'était pas franchement agréable, Atalante laissa même échapper un gémissement d'inconfort à côté d'elle, mais c'était la règle. Atalante était trop sensible pour une gladiatrice.

« Je vous enlève votre pansement, dit la femme.

- Mmm. »

La femme déroula les bandes de lin, la charpie et examina la plaie. Elle émit un grognement satisfait et claqua des doigts en direction d'un esclave qui se tenait un peu en retrait. Il arriva avec tout ce qu'il fallait pour refaire le bandage. La femme appliqua un baume sur la plaie, enroula une nouvelle bande de lin autour de la cuisse, puis recouvrit le pansement d'un tissu rouge et noir.

« On nous avait prévenu qu'une gladiatrice était blessée. Actius a été dépêché pour vous, mais votre blessure, quoi qu'impressionnante et profonde, ne nécessitait pas sa présence, vous avez été bien soignée. Je vous ai appliqué un baume qui endormira la douleur, vous pourrez combattre sans problème »

Aeshma ne répondit pas. La femme se montrait condescendante. Elle changerait peut-être d'attitude ensuite.

« Retournez-vous. »

Un cri de surprise échappa à la femme quand elle découvrit le dos de la Parthe.

« Par tous les dieux ! Actius ! »

Le médecin s'approcha. Il palpa d'un doigt prudent certaines boursouflures et le retira quand la jeune femme frémit à son contact.

« Le prix de ta victoire ?

- Oui.

- Victoire méritée, la félicita-t-il sincère.

- Merci.

- Comment te sens-tu ? »

Aeshma haussa les épaules.

« Ton médecin t'a appliqué des huiles qui me semblent fort appropriées. T'a-t-il donné à avaler des potions ?

- Des graines de chanvre et une potion.

- Je ne peux rien pour toi qu'il n'ait déjà fait.

- Ça ira, grommela Aeshma.

- Je l'espère pour toi, murmura le médecin avec sympathie. »

***

Dans le triclinium d'apparat, les conversations fusaient et roulaient, aussi animées et éclectiques que si les convives s'étaient retrouvés au forum ou aux thermes. Le vin n'avait pas encore tourné les têtes et chaviré les pensées, la griserie légère qui avait peu à peu gagné les hommes comme les femmes avait seulement contribué à les débarrasser des inhibitions qui restreignaient leurs goûts à converser, à faire de l'esprit, à se montrer charmant et chaleureux, à complimenter son vis-à-vis et à critiquer avec finesse ceux, absents, qui méritaient de l'être. Anémios pouvait se réjouir. Le banquet se déroulait à merveille. Les plats se suivaient, s'harmonisaient subtilement entre eux et soulevaient des regards approbateurs. Des musiciennes, des pantomimes égayaient le repas et avant que trop de plaisirs n'assoupissent l'assemblée, le propréteur introduirait les gladiateurs.

Anémios avait prévu de les placer en faction devant les entrées du triclinium, tels des mercenaires menaçants. De provoquer un frisson d'angoisse délicieuse, de peur peut-être. Les combattants éveilleraient les fantasmes et les terreurs inconscientes. Fantasmes amoureux, sexuels, guerriers, vicieux. Fantasmes de meurtre et de trahison. Terreurs d'être pris à parti, d'être tombé en disgrâce, d'être sommé sous la garde d'un de ces farouches meurtriers à se trancher les veines sous peine de se faire ignominieusement garrotter par ces assassins sans scrupule à la solde du propréteur ou d'un agent de L'empereur.

La mise en scène avait été soignée. Les gladiateurs revêtus des attributs de leur armatura se placèrent un à un à la place que leur désigna un esclave qui les précédait. Les casques, les ocréas, la galerus qui protégeait l'épaule d'Atalante, le fer des boucliers, avaient été soigneusement polis par les armuriers du ludus et le métal scintillait à la lueur des torches et des lampes à huile. Les peintures avaient été rafraîchies sur les scutums et les parmas, et habillaient de couleurs vives et chaudes les gladiateurs qui en portaient. Les cuirs des manicas, des ceintures et des courroies luisaient sombrement. Les pagnes de lin d'une blancheur éclatante tranchaient sur les peaux de ces athlètes hâlées par le grand air et le soleil. Par les longues heures qu'ils passaient chaque jour à s'entraîner dehors. Le mois de juin tirait à sa fin et ils avaient profité des journées plus longues et ensoleillées pour s'entraîner plus longuement encore, leurs doctors s'inquiétant peu de la chaleur et de la soif.

Atalante rentra la première et n'attira que quelques regards. Elle ne les vit pas, les yeux fixés devant elle, sur le vide. Quand Berrylus rentra avec son casque rutilant et son grand scutum coloré, des murmures s'élevèrent et plus personne n'ignora la présence des gladiateurs.

Les conversations glissèrent sur le munus, les combats. Des débats passionnés commencèrent à fleurir aux quatre coins du triclinium.

« Pourquoi ce sourire Gaïa, lui demanda Julia ?

- Je prends plaisir à la soirée.

- Non, tu as l'air bien trop moqueur pour cela. »

Gaïa se retourna vers sa sœur en riant.

« J'avoue. L'arrivée des gladiateurs m'amuse. Enfin, pas leur arrivée, mais les réactions qu'elle déclenche. Regarde comme certains ont peur. Ils empestent d'ici. C'est pathétique.

- Tu es méchante.

- Mmm. »

Gaïa observait attentivement les gladiateurs présents.

« Tu cherches quelqu'un ?

- Non. »

Gaïa surprit un mouvement sur sa droite et reconnut la jeune fille avec qui elle avait parlé au munus. Les enfants de Sextus Constans avaient été écartés de la soirée, mais la jeune fille, à quinze ans, avait sa place parmi les adultes.

« Vous me devez un présent, clama-t-elle avec impudence en se dressant devant la jeune sœur de Julia.

- Pardon ? fit Gaïa en fronçant les sourcils.

- Je vais être couverte de présents ce soir ! s'exclama la jeune fille avec enthousiasme. Sextus et tous ceux qui l'adorent, parce que Julia est venue. Vous, parce que vous allez revoir la paire de gladiatrices qui vous a fascinée et... »

Elle tourna la tête à la recherche de quelqu'un

« Et ce rat de procurateur pour baver, acheva-t-elle avec une grimace de dégoût.

- Marcia ! la tança Julia. Tu ne peux pas parler de lui ainsi... surtout pas en public, continua-t-elle en chuchotant. »

La jeune fille se fendit d'une moue d'indifférence. Fille de Tribun, elle ignorait la peur. Elle avait été élevée parmi des soldats, vécu une bonne partie de sa vie avec eux et Valens l'avait protégée des intrigues. Julia la jugeait surtout innocente et plus qu'inconsciente. Valens ne l'avait pas préparée à affronter le monde et cet idiot la traînait dans des banquets mondains ?

« Il ressemble à un dogue en rut, continua Marcia sur sa lancée. Il bave et sa langue menace de tomber à chaque fois qu'il vous regarde Julia. Vous devriez vous méfier de lui. Il a une tête de pervers.

- Je te remercie de t'inquiéter pour moi. »

La jeune fille s'illumina d'un sourire.

« Je vous aime bien. Lui, je le déteste, cracha-t-elle avec véhémence.

- Au moins, c'est clair, s'en amusa Gaïa. »

La jeune fille l'amusait et elle ne lui donnait pas vraiment tort en ce qui concernait Aulus Flavius. Il ne l'intéressait pas, mais il posait bien trop souvent un regard déplaisant sur Julia. Elle n'aimait pas qu'on s'intéressât de trop près à sa sœur. Quand Quintus s'était invité dans la vie de Julia, Gaïa l'avait tout de suite su. Elle avait mené une enquête sur le magistrat. Une enquête très poussée. Elle n'avait rien trouvé de malsain chez l'homme. Il était honnête, ne s'adonnait à aucune activité répréhensible et dans la mesure où il vivait confortablement des propriétés qu'il possédait dans la région, il ne s'intéressait pas à la fortune de Julia. Gaïa avait prétexté des affaires pour venir à Patara. Elle avait logé chez Julia et rencontré Quintus. Ils ne s'apprécièrent pas, mais Julia l'aimait et surtout Gaïa sut avec certitude que le gros jurisconsulte aimait sa sœur. Quand elle était arrivée à la conclusion que Quintus ne lui ferait jamais de mal, que Julia ne ferait jamais la bêtise de ne pas contracter un mariage sine manus et qu'elle garderait l'entière jouissance de sa fortune, elle était retournée à Alexandrie.

« Gaïa, dit Julia. Je te présente Marcia, la fille du tribun Kaeso Valens Atilius.

- Martia Atilia, confirma fièrement la jeune fille.

- C'est elle qui suggéré à Sextus de présenter des gladiateurs ce soir, confia Julia à sa sœur.

- Ils voulaient que vous veniez, expliqua Marcia. Je leur ai dit que l'idée de revoir les gladiatrices qui avaient combattu hier après-midi vous ferait venir.

- Bien vu, répliqua Gaïa avec un petit sourire. Mais pourquoi tant tenir à ma venue ?

- Oh, ce n'était pas pour vous, quoi que je pense que beaucoup se félicitent de votre présence ici. On savait que si vous ne veniez pas, Julia ne viendrait pas.

- Vraiment ?

- Oui. Quintus affirme que Julia sacrifierait sa vie pour vous. »

Gaïa pencha légèrement la tête sur le côté.

« Marcia, comment se fait-il que tu sois ici ? demanda Julia qui n'était pas très sûre que la soirée convînt jusqu'au bout à l'innocence de la jeune fille.

- J'ai dit à mon père que je passerais la soirée au ludus s'il ne n'emmenait pas.

- Il cède à tes chantages ?

- Il n'a pas le choix.

- Il pourrait t'enfermer...

- Il n'oserait pas.

- Tu as de la chance.

- Ah, voilà la thrace. Elle est vraiment petite, je... »

La jeune fille se lança dans un long monologue qui vantait les qualités et les défauts de la petit thrace, commentait son comportement. Gaïa détourna son attention du flot de paroles ininterrompues qui se déversait de la bouche de l'adolescente pour étudier la femme qui l'avait tellement intéressée lors du munus. Elle soupira contrariée. La thrace portait son casque, comme les autres d'ailleurs, elle eût dû s'en douter. La gladiatrice se posta à l'endroit que lui désigna l'esclave qui la précédait. Comme les autres, elle prit une pause hiératique, poings serrés sur le haut des cuisses, jambes écartées. Gaïa la vit néanmoins se déhancher légèrement sur sa gauche. Elle portait un foulard en soie sur la cuisse droite. Il lui dissimulait certainement un bandage plus grossier. Gaïa ponctuait les bavardages de la jeune fille de Valens d'assentiments variés qui lui laissaient croire qu'elle l'écoutait. Elle fronça les yeux quand elle vit la thrace passer tout son poids sur sa jambe blessée.

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Le dos d'Aeshma lui faisait souffrir le martyre. La brûlure lui obscurcissait l'esprit. Elle prit appui sur la jambe droite et étouffa un gémissement, mais la manœuvre s'avéra payante, elle oublia son dos. Elle commença alors à passer lentement d'une jambe sur l'autre. Elle s'était bourrée de chanvre juste avant d'entrer et de mettre son casque en place. Tant qu'elle ne pourrait pas le retirer, elle ne pourrait plus se soulager. Elle maudit le propréteur, Téos et se demanda pourquoi elle se trouvait là, quelle raison avait poussé le propréteur à convoquer à son banquet une gladiatrice pathétiquement diminuée. Aeshma aurait dû passer sa nuit couchée sur le ventre, allongée sur son grabat, au lieu de quoi, elle se retrouvait à jouer les attractions de luxe dans un banquet réunissant tout ce qui comptait comme personnages importants dans la province de Lycie-Pamphylie. Atalante avait raison d'être furieuse. Aeshma ne valait pas mieux ce soir qu'une vilaine mendiante estropiée et fiévreuse.

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« Aesh... »

Devant son absence de réaction, Atalante donna un coup sec sur le casque d'Aeshma.

« Aesh !

- Quoi ?! répliqua durement la Parthe.

- Réveille-toi, on bouge !

- Où ?

- Dans les jardins.

- Faire quoi ?

- Mais t'es complètement abrutie, râla Atalante consternée. On va combattre.

- D'accord.

- Aesh...

- Ferme-la Ata, ferme-la, grinça Aeshma entre ses dents.

- Ça va être la merde, grommela la jeune Syrienne en s'éloignant. »

Aeshma serra les mâchoires et recula dans l'ombre du péristyle.

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Le propréteur s'avança et attira l'attention des convives en frappant dans ses mains.

« Chers amis, les gladiateurs se sont éclipsés, je vous propose, si l'idée vous tente, de les rejoindre dans les jardins.

- Les rejoindre ?

- Une petite arène a été improvisée dans les jardins, vous y trouverez le confort voulu et de quoi vous désaltérer.

- Propréteur, nous offririez-vous un munus privé ? demanda le navarque Lucius Flavius Trebellius.

- Seulement une petite distraction.

- Oh... s'exclama une femme. À armes réelles ?

- Malheureusement, non.

- Ah, quel dommage ! regretta la femme.

- Les armes mouchetées, de même que les armes en bois avec lesquelles s'entraînent les gladiateurs peuvent être mortelles, intervint courtoisement Valens.

- Les gladiateurs sont capables de tuer à mains nues, compléta une femme en frissonnant.

- D'égorger avec les dents...

- Ou les griffes...

- Des mains ou des pieds ? interrogea un plaisantin. »

Des rires fusèrent et chacun s'empressa de vider sa coupe, de mordre une dernière fois dans un fruit ou un morceau de viande, d'arranger son manteau, de relacer ses chaussures ou ses sandales. Ils partirent ensuite divisant joyeusement, déjà prêts à parier, heureux du divertissement. Ils suivirent le chemin balisé par des esclaves brandissant des torches. Ils débouchèrent sur le lieu où se déroulerait le spectacle. L'arène n'avait en rien été improvisée. Les jardiniers et tout le personnel de la villa qui n'était pas dévolu à la préparation du banquet ou à la décoration et à l'aménagement du triclinium ou des chambres de repos que le propréteur n'avait manqué de prévoir, avaient passé la journée à arracher des buissons, à déraciner des arbres, à creuser et à terrasser. Ils avaient dégagé une aire de quatre mètres sur cinq et après s'être assurés qu'elle était parfaitement plane, avaient recouvert celle-ci d'un plancher de bois, puis versé par-dessus une épaisse couche de sable. Des charpentiers engagés à la journée avaient ensuite monté des gradins destinés à recevoir la centaine d'invités prévus le soir même.

« Sextus n'a pas lésiné sur les moyens, observa Gaïa un peu surprise par l'importance de l'installation. Ma venue et la tienne sont-ils les seuls objectifs poursuivis ce soir ?

- Soir de conquête, répliqua Julia d'un air entendu.

- Si Marcia est bien à l'origine de cette idée, Sextus lui doit plus qu'un petit présent.

- C'est vrai, acquiesça Julia. »

Le propréteur avait pris le soin de faire aménager des places d'honneur en avant des gradins, des sièges confortables, réservées à ses invités de marques. Le procurateur Aulus Flavius ne manqua pas de cette attention pour avancer ses pions, du moins pour tenter de le faire. Il se faufila jusqu'au deux sœurs.

« Julia Mettela, dit-il d'un ton charmeur. Me feriez-vous le plaisir d'accepter une place d'honneur ?

- Je me garderais bien de refuser, répondit Julia. D'autant plus que Quintus n'y verra pas d'inconvénient. »

Elle pencha la tête d'un air songeur et un petit sourire fleurit sur les lèvres de Gaïa. Julia préparait un petit tour à sa façon.

« Me céderiez-vous vos places procurateur ? demanda innocemment la jeune femme.

- Euh… oui, commença-t-il un peu surpris par l'emploi de l'adjectif possessif pluriel. Je serai…

- Oh, comme vous êtes charmant procurateur ! s'exclama Gaïa sans lui laisser le temps d'achever sa phrase. C'est tellement gentil.

- Accompagnez-nous, Auleus, l'enjoignit Julia en lui prenant le bras. Je suis sûre que Sextus vous a réservé les plus belles places. »

Le procurateur ravala sa contrariété et sa colère. Julia se montrait encore plus retorse qu'il ne l'avait prévu et sa sœur n'avait rien à lui envier. Ces deux pestes avaient retourné son invitation contre lui. Protester le rendrait ridicule. Il n'avait plus qu'à céder ses places. Il jeta un regard méchant à l'Alexandrine. Julia savait faire preuve d'esprit, se défendre habilement et manœuvrer tout aussi habilement pour obtenir des gens ce qu'elle désirait, mais la présence de sa sœur semblait lui donner encore plus d'assurance. Sans elle, Julia n'aurait pas refusé sa proposition, elle serait venue s'asseoir en sa compagnie, elle n'aurait pas osé l'affronter aussi ouvertement. Gaïa lui sourit ingénument. Il s'efforça de lui sourire en retour et accompagna les deux jeunes femmes jusqu'aux sièges que le propréteur lui avait réservés. Sextus le complimenta pour sa galanterie, ce qui renforça la contrariété du procurateur.

Une fois une bonne partie de l'assemblée assise, sur un signe d'Anémios, le petit orchestre qui avait joué d'agréables mélodies durant la première partie de la soirée, renforcé par des cymbales, un cornu et un lituus, se mit à vomir des flots de musiques militaires et bruyantes. Les derniers convives encore debout, s'assirent prestement, n'hésitant pas à pousser leurs voisins pour se ménager une place plus confortable.

Un homme s'avança et les spectateurs reconnurent l'un des arbitres les plus appréciés du munus. Il se tourna vers le siège légèrement surélevé dans lequel Sextus avait pris place car dans le théâtre comme chez lui, il présidait aux festivités, il en était le munéraire et veillait à ce que personne ne l'oubliât.

L'arbitre salua le propréteur, puis les invités de marque et enfin, l'ensemble des convives. Il chercha des yeux Aulus Flavius qui ne se tenait pas à la place qui lui avait été réservée, avant de le nommer avec déférence. Des têtes se tournèrent, des sourires se formèrent. Le procurateur n'essaya pas de savoir s'ils étaient sympathiques et bienveillants, il les trouva tous moqueurs et méprisants. Il entendit un rire cristallin et tourna la tête pour découvrir assise à quelques mètres de lui l'horripilante et impertinente fille du tribun Valens. Il la regarda sévèrement. Sa mine s'épanouit plus encore et elle lui tira la langue. Cette gamine méritait des gifles. Elle rirait peut-être moins dans quelques temps. Et s'il mettait alors la main dessus, il lui ferait amèrement regretter son effronterie.

L'orchestre se tut soudain et le temps sembla se suspendre, les cymbales claquèrent brusquement, suivies du cornu qui tempêta soudain avant que tout l'orchestre ne le rejoignît. Les dix gladiateurs s'avancèrent en ligne, séparés d'une longueur de bras les uns des autres. Ils s'immobilisèrent dans la même position qu'ils avaient auparavant adoptée dans le triclinium : jambes écartées, poings fermés sur les cuisses. Des murmures de surprise et d'appréciations s'élevèrent des rangs du public. Personne n'avait encore jamais assisté à des combats la nuit.

La lueur des torches se reflétait sur les pièces de protection en métal, sur les armes mouchetées, les sources d'éclairage multiples et tremblantes dessinaient des ombres qui accentuaient les courbes gracieuses et vigoureuses des corps huilés. Des bouches s'ouvrirent béates d'admiration, des mains se frottèrent sur les manteaux ou les tuniques de leur propriétaire, moitié pour se détendre, moitié pour en retirer la moiteur qui soudain était apparue, des dents mordirent dans des lèvres avec plus ou moins de force.

Il y eut un silence et l'arbitre annonça la première paire de combattants. Deux Thraces, l'homme qui avait aidé Aeshma, Spica, et un autre qui appartenait comme lui à la même familia que Dyomède. Ils ne s'étaient pas affrontés lors du munus, mais chacun avait gagné de son côté son combat. Spica contre un thrace, l'autre contre un hoplomaque. Les deux Thraces s'avancèrent au centre de la petite arène, saluèrent et se mirent en garde l'un en face de l'autre, très bas sur leurs jambes. Le propréteur leva la main, l'arbitre cria l'ordre du début du combat et les deux hommes se mirent en mouvement.

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Aeshma aurait voulu mourir. Elle avait profité du court chemin qui l'avait menée à travers les jardins jusqu'à l'arène improvisée, pour retirer son casque, s'éponger la figure avec un linge qu'elle avait pris soin de coincer dans la ceinture de cuir qui lui ceignait les reins, avaler une poignée entière de graines de chanvre et boire deux gorgées de la potion que lui avait confiée Herrenius. Elle se sentait nauséeuse et faible. Elle aurait voulu ne pas se droguer, mais l'heure passée debout dans le triclinium, immobile, avait eu raison de son stoïcisme. Elle s'était toujours crue résistante face à la douleur et à la fatigue, mais elle n'avait jamais été obligée après un combat, après une blessure importante à participer à une nouvelle représentation, à revêtir les attributs de son armatura pour aller se battre encore, vingt-quatre heures à peine après avoir quitté l'arène. Elle n'avait surtout jamais reçu de correction aussi dure. Téos, comme Herrenius, l'avaient déjà punie et à chaque fois, elle l'avait mérité. Mais pas quinze coups de fouet. Et si son dos avait déjà connu la morsure du flagellum, la leçon avait rarement excédé cinq coups et le bras d'Herrenius comme celui de Téos, n'avait jamais été aussi lourd qu'il l'avait été hier soir. Elle avait particulièrement énervé Téos cette fois. Il n'avait pas voulu l'estropier, sinon il eut demandé à Herrenius de lui apporter un flagrum. Mais Aeshma après quinze coups de flagrum, quelle que soit la robustesse de sa constitution, n'aurait peut-être jamais pu retourner combattre sur le sable d'une arène. Les boules de plombs qui lestaient les lanières des flagrums laissaient de profondes lésions et souvent, malgré les soins, celles-ci s'infectaient. Le flagrum était destiné à tuer, il était réservé aux condamnés à mort. Le munus de Patara serait certainement le dernier de la saison. Téos n'avait pas dû décrocher de nouveaux contrats avant l'été. On ne donnait pas de munus en été, ou rarement. Si les gladiateurs n'avaient pas leur mot à dire et auraient combattu si on le leur avait commandé, les spectateurs fuyaient les chaleurs parfois écrasantes des mois de juillet et d'août, d'autant plus que toutes les arènes n'étaient pas équipées de velum. Personne n'avait envie de mourir sur les gradins d'une arène, même pour le plus beau des spectacles. Pour les gladiateurs, l'été rimait avec entraînement intensif. Téos ne craignait donc pas de devoir se priver des talents d'Aeshma et il en avait profité pour laisser libre cours à sa colère. Elle aurait deux mois pour guérir ses plaies, méditer sur sa bêtise et repartir à l'entraînement pour, à la reprise de la saison des munus, être prête à fouler le sable, remporter des victoires et lui rapporter de l'argent. Mais pas ce soir. Aeshma allait autant se couvrir de honte que quand elle avait revêtu l'armatura d'Atalante. Atalante ne lui pardonnerait jamais de se ridiculiser une fois de plus par sa faute.

La Syrienne allait lui faire payer son humiliation. Atalante n'échapperait à la sienne, mais elle se vengerait. Sur le sable, ce soir, devant les spectateurs qui riraient la thrace, devant les autres gladiateurs. La colère née de son humiliation, les drogues, la douleur, peut-être même la fièvre naissante, couvraient son corps d'une sueur froide et poisseuse. Elle rageait d'avoir été punie. Elle avait donné du plaisir aux spectateurs, provoqué des frissons. Elle ne méritait ni le fouet, ni le mépris, ni la colère de Téos.

Elle avait joué le jeu. Pourquoi lui en voulait-il ? Elle n'avait risqué que sa vie. Avec panache, avec courage et elle avait vaincu. Atalante n'avait même pas à avoir eu honte d'avoir perdu, Aeshma l'avait associée à sa victoire, éteint la mépris du public qui s'était manifesté à leur entrée sur le sable. Elle remuait la boue de son ressentiment contre son laniste, son médecin, son doctor, ses camarades, Atalante, le propréteur qui avait organisé cette démonstration, contre les spectateurs qui auraient pu hier après-midi se montrer encore plus enthousiastes, contre son père qui était mort, sa mère qui lui avait été arrachée et devait être esclave à l'autre bout du monde, sur son frère et sa sœur aussi stupides que leur mère, sur son incapacité à mourir honorablement et à vouloir toujours survivre et gagner.

Le trident d'Atalante frappa durement son casque. Instinctivement, la petite thrace se mit en garde.

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Gaïa pencha légèrement la tête sur le côté en souriant. La petit thrace l'amusait décidément beaucoup. Le juge l'avait appelée par deux fois et elle n'avait pas bronché. La rétiaire avait fini par lui donner un coup de trident provoquant des rires et des lazzis dans l'assistance. Son sourire s'effaça quand elle la vit s'avancer à pas lents, la démarche légèrement chaloupée. La tête coiffée du casque remua plusieurs fois énergiquement de droite à gauche, comme si la gladiatrice cherchait à chasser des taons qui l'auraient importunée. Puis sa posture se redressa et elle roula des épaules pour se détendre. La rétiaire l'attendait visiblement contrariée. Mais pas seulement réalisa soudain Gaïa, elle semblait... inquiète ?

« Julia, tu sais si la blessure de la thrace était grave ? demanda-t-elle à sa sœur.

- Elle a beaucoup saigné après que le trident lui ait déchiré la cuisse. Elle dû prendre des drogues pour la douleur. Elle ne serait pas venue sinon.

- Tu crois ? »

Julia se tourna vers le propréteur.

« Sextus, pourquoi avoir pris le risque de présenter cette paire de gladiatrices ?

- Marcia m'a affirmé qu'elles avaient retenu l'attention de Gaïa et que les combats qui avaient suivi le leur l'avaient ennuyée, même celui opposant Berrylus à Dyomède.

- Mais elle est blessée... intervint doucement Gaïa.

- Même mourante je l'aurais fait venir. Seriez-vous venue Gaïa si cette paire n'avait pas été présente ? »

Gaïa ne répondit pas, elle avait obtenu la réponse qu'elle cherchait.

« Ne vous inquiétez pas, leur performance ne vous décevra pas, déclara distraitement Sextus qui suivait l'installation des deux combattantes sur l'arène. Je ne crois pas qu'elles soient du genre à décevoir leur public. La rétiaire a d'ailleurs été préparée en conséquence par son laniste. »

Il fit signe au juge de lancer l'affrontement. Le combat donna raison au propréteur. Le signal donné, la thrace sembla oublier tout ce qui avait jusque-là put provoquer son malaise. Elle se ramassa sur elle-même à l'abri de sa parma, sica en avant. La rétiaire assura son filet dans sa main, empoigna son trident à deux mains et se lança dans une série de passes qui visaient principalement la tête de la thrace. Elle jouait avec elle, la harcelait, sans se départir de sa prudence. La thrace contre-attaqua plusieurs fois, rentrant sous le trident et la rétiaire dut par deux fois bondir en arrière pour échapper à la sica menaçante. Elle commença à balancer son filet dans sa main gauche.

Aeshma n'avait jamais combattu de nuit, elle se retrouvait gênée, aussi bien par la lueur des torches que par la pénombre accentuée par les grilles de son casque. Si elle suivait bien les mouvements du trident, elle percevait beaucoup plus mal ceux du filet et quand il lui balaya les jambes, elle s'envola. Elle retomba sur le filet et sur son épaule droite. Au lieu de chercher à se relever, elle lâcha sa parma, agrippa le filet et tira d'un coup sec. Elle risquait gros. Atalante, déséquilibrée, pouvait partir trident en avant et l'embrocher comme un vulgaire poisson. Elle se jeta dans les jambes de la jeune Syrienne. Atalante réagit et donna une impulsion sur ses jambes. Elle passa tête la première au-dessus d'Aeshma et roula derrière elle pour se relever immédiatement, trident à la main. Aeshma se releva et son casque masqua le rictus qui lui déforma entièrement le visage. Elle avait glissé sur le sable. Sur le dos. Elle l'avait senti frotter sur sa peau, se coller, retenu par l'huile dont son corps avait été enduit, dont ses blessures avaient recouvertes. Le sable était grossier, abrasif. Des cris de surprise s'élevèrent derrière elle. Elle n'y prêta pas attention. Elle n'avait plus sa parma, Atalante avait toujours son trident. Pourquoi cette imbécile ne l'avait-elle pas embrochée ? Aeshma aurait sans doute réussi à éviter le trident, mais la rétiaire n'avait pas même tenté le coup pourtant facile. Pourquoi ? Elle ne laissait jamais une occasion, d'autant plus si elle se trouvait appareillée à Aeshma. Elles ne s'épargnaient jamais. Elle avait évité un coup gagnant, s'il avait touché Aeshma même moucheté, le trident était une arme redoutable. Alors pourquoi ?

Elle avait reçu des ordres, réalisa Aeshma. Atalante devait la haïr.

La jeune Syrienne bouillonnait de frustration. Elle venait de retenir un coup gagnant. Aeshma se battait avec autant de détermination et de hargne que d'habitude et Téos lui avait ordonné de livrer un combat digne de la familia, de s'arranger pour qu'Aeshma fût en mesure de briller, mais il lui avait interdit de l'estropier et encore plus, de la tuer. Il avait menacé Atalante :

« Si tu me désobéis la punition d'Aeshma te paraîtra enviable, je sortirai le flagrum et je te vendrai à prix d'or à un maquereau ou une maquerelle. Bien des fois, on m'a proposé des fortunes pour vous avoir toi ou une autre. Quand je n'ai plus voulu d'Amazonia, j'en ai tiré un excellent prix. Tu m'as bien compris Atalante ? »

La jeune Syrienne avait hoché la tête. Il la menaçait de son pire cauchemar. Une flagellation à mort lui paraissait une gentillesse mille fois préférable à l'idée d'être vendue dans un bordel et de devenir une prostituée. Mais se battre contre Aeshma demandait de mettre en œuvre tous ses talents. On ne pouvait pas tricher avec elle. Même si elle ne cherchait pas à tuer ou à estropier, la petit Parthe se donnait entièrement dans un combat. Elle se montrait brutale, violente, très agile et très dangereuse. Il n'était jamais agréable de recevoir un coup. Elle lui avait déchiré la pommette avec son bouclier hier après-midi. Atalante ne pouvait pas non plus savoir quel effet les drogues qu'elle avait ingurgitées, pouvait avoir sur sa vigilance. Si Aeshma serait en mesure de se contrôler et de ne pas la tuer si l'occasion lui en était donnée.

La thrace se baissa soudain et glissa vers l'avant, Atalante baissa sa garde, mais Aeshma empoigna la hampe du trident de sa main gauche et de sa galigae frappa violemment la rétiaire sur l'extérieur du genou. Un coup extrêmement vicieux, dangereux. Un coup qu'Aeshma n'aurait jamais donné, ni au cours d'un entraînement, ni au cours d'un affrontement dans l'arène. Un coup interdit, qu'Herrenius ne tolérait pas, trop dangereux. Un genou brisé entraînait trop souvent une incapacité définitive. Jamais un gladiateur n'aurait osé cette attaque, excepté si le combat avait été déclaré sine missio. Dans ces cas-là, plus aucune règle ne s'appliquait réellement sinon celle d'offrir un beau spectacle au public. Aeshma combattait à l'instinct. Sans ne plus suivre aucune règle.

Atalante se plia sur ses jambes pour absorber le coup, la thrace arma sa sica et attaqua de pointe, la rétiaire rompit, mais dut se résoudre à abandonner son trident aux mains de son adversaire. Elle fit passer son poignard dans sa main droite et se recula prudemment. Aeshma envoya le trident au loin et se redressa. Elle feinta à droite, à gauche, en avant. Elle jouait. D'accord, décida la jeune Syrienne, jouons Aesh, mais selon tes règles, c'est-à-dire sans aucune règle.

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Gaïa avait assisté à assez de combats pour savoir que celui-ci ne répondait pas aux standards habituels. Elle avait déjà compté plusieurs coups qu'elle n'avait vus tentés ou portés que lors des rares affrontements dans lesquels les gladiateurs combattaient à mort. Elle avait pourtant vu la rétiaire épargner volontairement son adversaire, preuve que Sextus n'avait pas menti en disant que le laniste lui avait donné des instructions. Il en avait donné à la rétiaire, mais Gaïa se demanda s'il avait donné le même genre de consigne à la petite thrace, parce que si c'était le cas, celle-ci ne les suivait pas et confirmait encore une fois qu'elle ne s'embarrassait pas de ce qui était attendu d'un gladiateur : une obéissance sans failles aux règles, à son doctor et à son laniste. Elle avait décidé de gagner ce combat au plus vite et combattait sauvagement. Si la rétiaire ne se mettait pas à son diapason, elle risquait de ne pas sortir indemne de leur affrontement.

La rétiaire l'entendit peut-être, car après une feinte, elle lança un puissant coup de pied qui atteignit Aeshma à la cuisse, exactement là où s'enroulait son bandage. La petite thrace étouffa un râle de douleur et tomba sur un genou. Elle évita un nouveau coup de pied, se releva et brandit sa sica. Atalante attendit le dernier moment, c'était dangereux, mais elle devait mettre fin au combat, Aeshma était plus rapide et plus habile en combat au corps à corps, même à demi-aveugle, même blessée. La sica arriva sur son cou et malgré sa vivacité, Atalante sentit la lame lui entailler la peau. Elle leva alors la main droite et donna un coup sec sur le poignet armée de la sica, assez dur pour que la thrace pivotât très légèrement. Atalante avança la jambe gauche, recula la droite, se plaçant à quarante-cinq degrés dans le dos d'Aeshma. Sa main armée de son poignard était prise, maintenant le bras droit de la thrace tendu loin d'elle. Elle frappa alors de son bras gauche le dos d'Aeshma, de haut en bas. La manica de métal qui lui couvrait le bras, comme l'avant-bras, la manica articulée, laboura la peau de la Parthe, rouvrant les blessures qui lui recouvraient le dos, déchirant les chairs. La petite thrace cria de douleur. Elle se retourna. Des cris jaillirent du côté des spectateurs. Jusqu'alors, ils avaient cru que les marques dans son dos témoignaient d'une punition ancienne. Que la thrace portait les cicatrices d'une attitude rebelle qu'elle avait manifestée des années auparavant. La nuit, les flammes dansantes des torches qui n'éclairaient pas uniformément l'arène, l'huile qui recouvrait les plaies, puis le sable qui s'y était collé quand elle avait roulé dedans au début du combat, avaient contribué à tromper l'œil pourtant averti de nombreux spectateurs. Même Valens, pourtant habitué aux champs de bataille, s'y était laissé prendre. Le coup de la rétiaire avait balayé le mirage. Le dos de la petit thrace ne semblait plus être qu'une plaie béante.

Les deux gladiatrices se sautèrent à la gorge, les armes menaçantes, arrêtées par une main ferme de part et d'autre. Elles s'arc-boutèrent l'une contre l'autre.

« Aesh, merde ! Renonce ! la supplia Atalante. »

La petite thrace ne l'entendit pas et continua à lutter. La rétiaire était plus grande, elle en profita. Elle tendit lentement ses bras vers le haut, passa son poids sur sa jambe droite, relâcha soudain la pression et donna un coup de genou sur la cuisse blessée d'Aeshma. Elle se redressa aussitôt et ploya la Parthe déstabilisée par l'attaque vicieuse, en arrière. Aeshma faiblit sur ses jambes, elle s'accrochait d'une main, au poignet d'Atalante et celle-ci la maintenait de son autre main, debout. La rétiaire baissa lentement les bras et accompagna doucement la thrace jusqu'à terre. Aeshma à genoux, laissa son front tomber. La jeune Syrienne évita qu'elle ne le posât sur son épaule, puis sur ses cuisses. Elle attendit qu'il touchât le sable. Alors, elle lâcha Aeshma et se remit sur ses pieds. Elle passa derrière la thrace et peina à garder un visage impassible, quand elle découvrit son dos. Elle empoigna le griffon qui décorait le cimier du casque d'Aeshma et la redressa sur ses genoux. Aeshma gémit. Elle était toujours consciente. La rétiaire colla la tête d'Aeshma sur le haut de ses cuisses, elle la lui bascula légèrement en arrière, offrant ainsi le cou de la thrace à la vue de tous. Elle lui plaça son poignard sous sa gorge. Elle s'aperçut seulement alors que la thrace n'avait pas lâché sa sica et qu'elle la tenait encore fermement en main.

« Lâche ton arme, ordonna-t-elle. »

Aeshma ne bougea pas. Atalante posa son pied sur le poing refermé sur la garde de la sica. Elle appuya. La thrace réagit enfin, elle leva la main gauche et les doigts de sa main droite s'ouvrirent. La rétiaire repoussa la sica du pied et attendit. Les spectateurs abasourdis par la tournure violente et sanglante qu'avait pris l'affrontement entre les deux gladiatrices s'étaient tus. Le silence dura, quelques secondes seulement, mais lourd comme un ciel d'orage. Julia brisa le charme en applaudissant. Ce fut le signal. Chacun y alla de ses cris, de ses commentaires, de ses manifestations d'enthousiasme.

Sextus demanda le silence. Il se leva et s'approcha des deux combattantes.

« Thrace, cette fois tu as perdu. »

Aeshma râla des mots incompréhensibles. Atalante la tenait toujours contre elle et son poignard s'appuyait sur sa trachée artère.

« Relâche-la, demanda le propréteur à la rétiaire. Et toi, reste à genoux, ordonna-t-il à la thrace. »

Il contempla la poitrine de la jeune femme à genoux se lever et s'abaisser, son souffle laborieux et rapide.

« Tu te montres moins fière qu'hier après-midi, dit-il d'un ton sarcastique. »

Atalante poussa discrètement Aeshma dans le bas du dos, pour qu'elle répondît au propréteur. N'obtenant pas de réaction, elle insista. La thrace sembla enfin se réveiller et leva la tête.

« J'ai perdu.

- Oui, cela ne fait aucun doute. Demandes-tu la missio ? »

Atalante blêmit, elles étaient censées se trouver en représentation, les armes étaient mouchetées. Aeshma n'avait pas à demander la missio. À moins que… tout comme Téos, le propréteur eût voulu lui aussi, punir la gladiatrice qui avait enfreint les règles. Il n'avait jamais été question de tuer le perdant, de tuer la Parthe. Elle était physiquement diminuée, tout le monde en avait été témoin. Elle avait combattu malgré tout, courageusement. La jeune Syrienne leva un regard désespéré sur le propréteur, sur l'assemblée. Elle ne voulait pas participer à cette mascarade, à cette injustice. Elle ne refusait pas de donner la mort, elle l'avait parfois donnée, à de très rares occasions, deux fois, sans état d'âme, mais pas dans ses conditions. Elle serait marquée du sceau de l'infamie, elle serait celle qui avait tué la petite Parthe qui ne le méritait pas, celle qui avait trahi une camarade pour le caprice d'un notable méprisable.

« Alors ? s'impatienta le propréteur.

- Je m'en remets à votre jugement seigneur. »

Sextus se fendit d'un sourire. La jeune femme avait du cran. Il se retourna vers ses invités, l'air interrogateur. Tous prirent le parti de la thrace, impressionnés par l'étendue de ses blessures et le courage qu'elle avait montré à combattre malgré celles-ci. Une voix s'éleva cependant, puissante, dominant les autres.

« Elle a ployé le front à terre, fait preuve de faiblesse, clama le procurateur Aulus Flavius. Qu'elle reçoive sa grâce debout ou qu'elle meure !

- Quelle vipère, siffla Gaïa entre ses dents. »

L'intervention du procurateur emporta l'adhésion de la majorité des convives. On méprisait le gladiateur qui tombait et la thrace s'était misérablement pliée sous la force de la rétiaire. Elle avait fini le front dans le sable. Soumise et vaincue. Les spectateurs oublièrent leur compassion et leur admiration et les remplacèrent par le mépris.

« Entends-tu thrace ? Lève-toi et tu seras épargnée, sinon que ta honte s'efface en mourant dignement. »

La thrace repoussa le poignard qu'Atalante tenait sous sa gorge et celle-ci retira la main qui maintenait le casque. Lentement, Aeshma se releva. Puis se tint droite face au propréteur, bien en appui sur ses deux jambes. Sextus devina un défi dans son attitude

« Qu'elle se montre jusqu'au bout à l'égal de ses camarades, ajouta Aulus Flavius. »

Sextus hocha la tête. Des murmures d'approbation accueillirent une fois encore les exigences du procurateur. Même s'il en avait eu l'intention, Sextus Constans pouvait difficilement aller à l'encontre des vœux du procurateur. Il s'adressa alors à la thrace assez fort pour que tout le monde l'entendît.

« La missio te sera accordée quand tu quitteras avec tes camarades ma maison pour rejoindre le ludus. Toi, rétiaire, tu resteras avec elle et ce sera toi qui l'égorgeras si elle montre le moindre signe de faiblesse. Thrace, si tu perds l'appui de tes pieds, tu recevras à genoux ce que tu mérites. »

La thrace hocha la tête pour signifier qu'elle avait bien enregistré la sentence.

Sextus regagna son siège et appela à la poursuite de la représentation. Aeshma et Atalante libérèrent l'arène et Dyomède et Berrylus s'avancèrent à leur tour.

***

« Gaïa, il faut faire quelques chose, la supplia Julia. »

.

Gaïa regarda sa sœur. Puis son regard glissa derrière l'épaule de celle-ci, jusqu'au fond du triclinium, il fit lentement le tour, passa au-dessus des convives déjà ivres et endormis, sur d'autres plus actifs et arrivés au limites de l'indécence, sur le petit orchestre qui jouait sans discontinuer, plutôt agréablement depuis que les cuivres l'avaient abandonné, sur Dyomède, Crassus, la rétiaire. Elle s'attarda quelques secondes sur elle. La jeune femme avait l'air de se tenir sur des chardons ardents et jetait des regards de bête traquée autour d'elle en se mordant l'intérieur de la bouche. Elle paraissait particulièrement diriger son regard à un endroit de l'assistance. Gaïa suivit son regard, curieuse. Elle découvrit un gladiateur allongé sur une banquette entouré de trois femmes plutôt âgées. Deux le nourrissaient en riant, l'autre à demi-allongée sur lui lui caressait les pectoraux avec délectation. Elles étaient toutes trois ivres et semblaient se moquer éperdument de ce que leur comportement pouvait avoir de scandaleux. D'ailleurs, elles avaient peu à s'en soucier. On arrivait à une heure où les âmes vertueuses avaient quitté les lieux. Valens, après avoir remercié le propréteur, avait quitté le banquet accompagné de sa fille qui n'avait pour une fois opposé aucune protestation à la décision de son père. Elle devait savoir comment tournait ce genre de soirée quand on s'y attardait un peu trop. Le navarque avait lui aussi pris congé, tout comme le légat Marcus Sentius. Quintus, engagé dans de passionnantes discussions avec des amis, ne prêtait aucune attention à ce qu'il se passait dans la salle. Julia et Gaïa avaient profité d'une compagnie agréable jusqu'à ce qu'elles se retrouvassent seules et ne jouissent plus simplement que de la seule présence de l'une et de l'autre. Gaïa s'amusait surtout à observer, à analyser et à juger les personnes présentes. L'ivresse, la fatigue, la volupté, jetaient bas les masques. Elle lisait les faiblesses, les vices, dans les gestes, les attitudes, sur les visages. Julia s'adonnait au même passe-temps, jusqu'à ce qu'elle remarqua le regard concupiscent et cruel d'Aulus Flavius se détourner peu à peu d'elle pour jeter son dévolu sur quelqu'un d'autre.

Sur la petite thrace.

Le malaise l'envahit peu à peu. Quand il avait compris qu'il n'approcherait jamais Julia, le procurateur s'était arrogé la compagnie de deux très jeunes danseuses. Elle avait pensé à un moment qu'il profiterait des chambres qu'avait mis le propréteur à la disposition de ses invités, pour y emmener les deux danseuses, mais il n'en fit rien et cela finit par attiser la curiosité de Julia. Le procurateur était connu pour consommer beaucoup de chair fraîche. Chez lui, chez les autres quand les banquets lui offraient de quoi satisfaire ses désirs voluptueux. On le disait violent et vicieux, ce qui avait contribué à ce qu'elle ne se sentît jamais flattée par l'attention qu'il lui portait. Elle haïssait la violence et la brutalité dans l'intimité. Elle aimait aussi Quintus pour cela. C'était un mari et un amant attentionné, respectueux et tendre.

Quand elle comprit ce qui retenait le procurateur dans le triclinium, elle sentit son cœur se serrer. Il convoitait la thrace. Ce n'était qu'une gladiatrice, une esclave, mais méritait-elle pour autant de servir de jouet au procurateur ? Il profiterait de son statut, de son état physique pour l'abaisser encore, pour démultiplier ses souffrances. La thrace devait sa présence au banquet à Julia. À l'intérêt que Gaïa lui avait porté lors du munus. Sans elles deux, la gladiatrice serait dans son lit en train de se reposer et de guérir doucement des blessures que lui avait occasionné le trident de la rétiaire et de la flagellation qu'elle avait subi. Pas en train de décorer le banquet de sa présence. Elles devaient la soustraire à la convoitise d'Aulus Flavius.

Julia avait pourtant longtemps reculé le moment d'intervenir, envahie par la peur. Cette peur incoercible qui la prenait parfois quand elle pensait à sa vie, à ses mensonges. À leurs mensonges. La peur qu'ils fussent mis à jour. Elle n'avait jamais eu la tranquille assurance de Gaïa. Sextus vint lui proposer de prendre congé du propréteur. Julia refusa gentiment de partir.

« Julia, es-tu sûre de vouloir encore rester ? Tu sais comment finissent les banquets. Sextus va bientôt se retirer et…

- Ma présence a tant été requise, que je ne saurais partir trop tôt. Quintus, je comprends tes inquiétudes, mais je suis avec Gaïa, il ne m'arrivera rien de fâcheux.

- Mmm, fit Quintus en tournant son regard vers Gaïa.

- Je vous promets de veiller sur Julia, Sextus. Et que vous le croyiez ou pas, je suis un modèle de sagesse.

- D'accord, soupira le magistrat. Je suis vraiment fatigué… Je suis désolé de t'abandonner ainsi Julia.

- Rentre Sextus et ne t'inquiète pas. »

Le départ de Quintus la décida à demander de l'aide à Gaïa. À moins que ce ne fût de surprendre le regard insistant et chargé de stupre qu'Aulus posait sur la thrace immobile et tendue, alors que la main d'une des deux danseuses glissée sous les plis de son pallium s'activait. Alors que celle du procurateur s'activait de même, sous la tunique courte et transparente que portait la deuxième jeune danseuse. Julia soupçonna que le procurateur une fois satisfait se lèverait et partirait solliciter une faveur au propréteur qui ne lui refuserait pas : l'entière jouissance du corps de la thrace pour une heure ou deux, peut-être jusqu'au matin.

.

« Qu'est-ce qui t'inquiète Julia ? fit Gaïa remarquant la mine soucieuse de sa sœur.

- Aulus, il la veut, répondit sombrement Julia.

- Qui ?

- La thrace.

- Et ?

- Je ne veux pas… S'il te plaît Gaïa, la supplia Julia. Elle est là par notre seule faute, Aulus est un pervers, Marcia te l'a très bien décrit.

- …

- Si elle passe par ses mains, elle ne combattra peut-être plus jamais. Elle ne mérite pas cela. »

Gaïa comprenait l'angoisse de Julia. Les risques que couraient la thrace ne motivaient pas à eux seul le malaise de sa sœur aînée. Elle se sentait solidaire de la gladiatrice. Responsable. Gaïa observa un moment le proconsul.

« D'accord Julia. Tu as une idée de comment procéder ?

- Euh…

- Il faut la faire sortir d'ici.

- Je voulais demander à Sextus de me la prêter.

- Julia, dit Gaïa interloquée. Tu veux te compromettre aux yeux de tous ? Quintus n'appréciera peut-être pas.

- Je lui expliquerai, il comprendra.

- Tu lui expliqueras quoi exactement ?

- Je… je ne sais pas, qu'Aulus voulait lui faire du mal, que…

- Qu'elle t'a rappelé de mauvais souvenirs ? lui dit durement Gaïa. Tu vas lui dire lesquels ? »

Julia pâlit et baissa la tête. Des larmes brillèrent aux coins de ses yeux.

« Je m'en occupe, déclara Gaïa. Mais je crains qu'il ne faille aussi mettre à l'abri la rétiaire, elle risque de pâtir de la frustration d'Aulus.

- Que vas-tu faire ?

- Ce que tu comptais faire…

- Tu vas demander les deux ?!

- Bah, je ne suis pas mariée et je n'habite même pas là. Tu as peur pour la réputation de ta sœur ? Et non, je ne vais pas demander les deux, je vais juste exiger que la rétiaire soit en mesure d'assurer la mission que le propréteur lui a assignée. Égorger la thrace si elle flanche…

- Gaïa…

- Ne t'inquiète pas. Et puis… j'aurais enfin la possibilité d'assouvir un désir qui me taraude depuis hier après-midi.

- Lequel ?

- Voir son visage, sourit malicieusement Gaïa.

- Gaïa, la rappela Julia alors que sa sœur arrangeait sa palla et s'apprêtait à aller voir le propréteur.

- Oui ?

- Tu es sûre de vouloir faire cela ?

- Oui. Et tu vas venir avec moi prendre congé du propréteur, je ne veux pas que tu restes ici sans moi à tes côtés.

- Je croyais que c'était ma tâche de te protéger ?

- Échange de bons procédés pour ce soir. Tu viens ?

- Comment rentreras-tu ?

- Renvoie la litière une fois que tu seras chez toi.

- Gaïa… pourquoi ne demanderais-tu pas à les emmener à la villa ?

- Quintus…

- On se fiche de Quintus, la coupa Julia. Essaie. Je m'inquiéterai moins que si tu restes ici.

- On jasera.

- On jase toujours.

- Oui, c'est vrai, rit Gaïa. L'humanité est si vile. »

Julia se leva et attrapa la main de sa sœur.

« Je t'aime tant Gaïa, murmura Julia émue.

- Je t'aime aussi Julia. »

Les deux jeunes femmes traversèrent le triclinium, évitant de glisser dans les flaques de vin ou sur des aliments de toutes sortes qui jonchaient le sol du triclinium. Sextus Constans Baebius discutait avec son secrétaire particulier, Anémios, et le questeur Marcus Pera Tullius. Il leva un regard curieux sur les deux sœurs, si différentes physiquement l'une de l'autre, si semblables pourtant, si proches.

« Julia, Gaïa, puis-je vous être utile ? »

Il congédia d'un geste le questeur et Anémios s'éloigna assez pour que le propréteur et les deux jeunes femmes pussent avoir une conversation privée, pas trop loin pour répondre à la moindre sollicitation de Sextus. Le propréteur était assez fin pour savoir que les deux jeunes femmes venaient solliciter une faveur. Elles semblèrent silencieusement se consulter, sans pourtant échanger un seul regard.

« Je viens prendre congé propréteur et vous remercier de votre hospitalité. J'ai trouvé la soirée délicieuse… Elle s'achève pour moi et je m'en vais retrouver Quintus. Gaïa… aimerait peut-être l'achever d'une façon… plus excitante que de se retrouver comme moi dans les bras d'un gros magistrat.

- Ah… et… ? fit le propréteur attentif.

- Propréteur, vous m'avez attirée ici… dit Gaïa très lentement.

- Je l'avoue. »

Gaïa pencha la tête sur le côté, ses yeux brillèrent malicieusement.

« Oh, réalisa le propréteur. Les gladiatrices…

- Les gladiatrices, confirma Gaïa. La petite thrace en particulier… je la trouve charmante.

- Elle est à vous… du moins, je vous la prête, se corrigea-t-il.

- Elle est sous le coup d'une punition.

- Je puis la lever.

- Ce serait une erreur propréteur, le prévint Gaïa.

- Ah oui ?

- D'abord, parce que vous vous montreriez clément sans raison, ensuite… je serai contrariée qu'elle ne se montre pas à la hauteur de mes attentes.

- Mmm, vous pensez à ma réputation et vous protéger ainsi d'une déception ?

- Vous m'avez merveilleusement comprise Sextus. »

Le propréteur consulta son secrétaire du regard. Anémios hocha la tête. Gaïa développait ses affaires dans la province, elle était riche, influente à Alexandrie, sœur de Julia Vitallia Quinta non moins riche et non moins influente en Lycie. Flattée les goûts particuliers de l'Alexandrine ne pourrait que servir les intérêts du propréteur.

« Gaïa, la thrace est à vous et je vous accorde la rétiaire pour veiller à ce que sa camarade réponde sans faillir à tous vos désirs. Et comme vous me plaisez et m'avez gratifié de votre aimable présence et de celle non moins aimable de Julia, je vous cède les deux gladiatrices pour cette nuit et la journée et la nuit suivante. Vous les renverrez au ludus après-demain matin. Elles m'appartiennent jusqu'à ce moment-là.

- Vous vous montrez trop généreux propréteur, protesta pour la forme Gaïa.

- On ne doit jamais négliger les désirs d'une jolie femme.

- Je ne l'oublierai pas, assura Gaïa.

- Moi non plus, renchérit Julia. »

Le propréteur sourit heureux de sa manœuvre. Il ne s'attendait pas à ce que la jeune sœur de Julia manifesta des penchants pour les femmes et la cruauté. Peut-être juste d'ailleurs n'aimait-elle que la cruauté. Car que pouvait-il en être d'autre quand on aspirait à coucher avec une gladiatrice qui présentait un dos lacéré de plaies sanguinolentes ? Il imaginait sans trop de peine tout ce qu'on pouvait faire subir à une femme dans cet état. Il avait remarqué l'intérêt d'Aulus Flavius pour la petite thrace et il se félicitait de lui souffler un jouet sous le nez. Il était persuadé que le procurateur prévoyait de solliciter la même faveur qu'il venait d'accorder à Gaïa.

« Anémios, peux-tu prévenir les deux gladiatrices. Explique-leur bien qu'elle est la nature de leur assignation, aux deux.

- Je leur ferai très bien comprendre Seigneur. »

Le secrétaire s'éloigna.

« Gaïa, voulez-vous que je mette un appartement à votre disposition ? lui proposa Sextus. La villa est très grande et j'ai des appartements dotés de trois pièces et d'un petit bain. En dix minutes, il sera à votre entière disposition.

- Je vous remercie Sextus, vous m'accordez les gladiatrices pour deux jours, je ne voudrais pas vous imposer ma présence aussi longtemps.

- Vous ne m'imposeriez rien du tout, répondit-il galamment.

- Je ne saurais profiter de votre bonté.

- Faites comme il vous plaira Gaïa. Voulez-vous que les gladiatrice vous escortent dès maintenant ou préférez-vous les retrouver plus discrètement dehors ? »

Gaïa se retourna, repéra le procurateur en proie à la débauche et décida de le provoquer.

« Qu'elle soient miennes dès maintenant.

- D'accord, attendons qu'Anémios leur ait parlé, je les appellerai ensuite et vous pourrez partir avec elle.

- Merci propréteur. »

Gaïa et Julia s'assirent sans façon en compagnie de Sextus et guidée par Gaïa, la conversation s'orienta sur la beauté des campagnes de la région. Anémios revint annoncer qu'il avait rempli sa mission et Sextus le renvoya chercher les deux gladiatrices.

Les convives assez lucides pour les remarquer, les suivirent du regard quand les deux femmes traversèrent le triclinium. Aulus Flavius repoussa la main caressante de la danseuse. La colère et la frustration l'envahirent quand il vit Julia et Gaïa saluer le propréteur et les deux gladiatrices, dont celle qu'il convoitait pour combler ses désirs, leur emboîter le pas. Elles passèrent à côté de lui et le saluèrent mielleusement.

« Que votre nuit soit douce Aulus, fit Julia.

- Qu'elle vous apporte le repos et la satisfaction de vos sens, ajouta perfidement Gaïa

- Euh… balbutia Aulus. Je... »

Mais les deux jeunes femmes ne s'attardèrent pas à l'écouter et il les entendit échanger un rire complice alors qu'elles franchissaient la porte du triclinium. Les chiennes. Julia pouvait se montrer fidèle à son mari, passer pour une épouse fidèle et aimante. C'était une traînée, pas plus respectable qu'une pute officiant dans les auberges du port. Elle se compromettait avec des femmes, des réprouvées... et sa sœur ? Elle poussait loin la perversion. Une danseuse lui embrassa langoureusement la poitrine. Il la repoussa vigoureusement et se débarrassa méchamment des deux jeunes filles. Il empoigna sa coupe, se servit et la vida d'un trait. Il repensa aux salutations de Julia et de Gaïa. Elle savait ! Elles lui avaient soufflé la thrace sous le nez parce qu'elles avaient dû déceler son intérêt pour elle. Gaïa et Julia aimaient peut-être s'ébattre avec des femmes, ce qui expliquait peut-être le célibat de Gaïa, mais elles avaient volontairement soustrait la thrace à sa concupiscence. De rage impuissante, il enchaîna les coupes de vin, puis vacillant, il rappela l'une des deux jeunes danseuses et l'entraîna dans un cubitum réservé par Sextus à ses invités et passa sa frustration sur elle. Heureusement pour la jeune danseuse, l'ivresse le plongea très vite dans un lourd sommeil sonore.

.

Sextus avait mis des chevaux à la disposition des gladiatrices, il doutait sinon que la thrace pût marcher jusqu'à la villa de Julia Mettela Quinta. L'attention donna une idée à la jeune femme.

« Gaïa, pars au grand domaine. Nous y sommes toujours attendues. Je m'y rends souvent sans prévenir et l'intendant prend toujours soin de m'y attendre à chaque heure du jour comme de la nuit. Tu seras mieux installée et Quintus ne te gratifiera pas de sa mauvaise humeur et de sa franche réprobation.

- Oui et comme ça, ta réputation n'aura pas à pâtir de la présence scandaleuse de deux gladiatrices chez toi. La faute me tombera dessus, insinua Gaïa.

- Non Gaïa, ce n'est pas…

- Je plaisante, rit gentiment Gaïa. D'ailleurs, ça m'est égal.

- Tu l'as fait pour moi.

- Que ferais-je pour te faire plaisir ? »

Gaïa se moquait. Julia s'en aperçut et lui reprocha gentiment sa méchanceté.

« Mais c'est mieux ainsi, déclara Gaïa. Ne viens pas me rendre visite demain, je rentrerai après demain matin.

- Tu es sûre ?

- Oui.

- D'accord. Merci Gaïa. »

La jeune femme embrassa Julia.

« Je peux t'emprunter un cheval ?

- Un cheval ?!

- Oui, je ne vais pas me rendre au domaine en litière, c'est trop loin et je n'ai pas envie de courir encore pendant une heure et demie.

- Mais… Qui va t'escorter ?

- Les gladiatrices.

- Seulement ?! Tu es folle !

- Je croyais que tu leur faisais confiance.

- Je n'envisageais pas que tu veuilles partir sur les routes en plein milieu de la nuit accompagnée d'elles seules.

- Prête-moi quelqu'un.

- Gaïa…

- Julia, je suis fatiguée. Et elles ne me feront aucun mal, ce n'est pas dans leur intérêt. »

Les deux jeunes femmes rentrèrent d'abord à Patara. Arrivée chez elle, Julia fit réveiller Andratus, son secrétaire particulier. S'il s'étonna de devoir partir en pleine nuit accompagner la sœur de la domina flanquée de deux gladiatrices en tenue de combat, il n'en montra rien.

***

« Aesh, tu veux de l'aide ? »

La thrace grogna, ce qu'Atalante prit pour un refus. La jeune aristocrate qui les avait « engagées » pour deux jours avait sauté de son cheval en arrivant devant la maison. Aux appels de l'homme qui les accompagnait, plusieurs personnes avaient accouru. Gaïa avait donné l'ordre que les deux gladiatrices fussent conduites à l'intérieur et l'attendent dans le jardin. Atalante avait compris que le propréteur attendait qu'elle s'assurât de la bonne conduite d'Aeshma. Il l'avait offerte au bon plaisir d'une personne qu'il chérissait et attendait de la thrace qu'elle se conforme aux désirs de cette personne. Le porte-parole avait d'abord parlé à Aeshma et Atalante l'avait vue hocher la tête. Puis il était venu la voir, elle, Atalante. Son rôle d'observatrice et de bourreau se prolongerait jusqu'à ce qu'elles retournassent au ludus. Le propréteur avait ensuite confirmé les dires de son secrétaire.

Atlante, après que le secrétaire lui eût parlé, avait fébrilement essayé de deviner à qui le propréteur avait offert Aeshma. Elle soupçonnait un tordu, un pervers, qui profiterait du corps supplicié de la petite Parthe. Découvrir qu'elles devaient suivre deux des plus jolies femmes présentes au banquet l'avait estomaquée. Elles les avaient repérées parmi les spectateurs lors de la représentation. Elles se trouvaient assises au premier rang, aux places d'honneurs. L'une d'elle semblait familière avec un homme gros et plus âgée qu'elle, peut-être son mari, avait pensé Atalante. Elles étaient restées ensemble toute la soirée. Aucune des deux n'avait beaucoup bu et elles avaient plus picoré dans les plats que vraiment mangé. Elles dénotaient parmi l'assemblée, assez pour qu'Atalante les ait longuement observées. Elles représentaient un îlot de tranquillité et de retenue au milieu d'un océan de goinfrerie et de beuverie. Elles semblaient pourtant bien intégrées dans l'assemblée, beaucoup de gens vinrent converser avec elles, rire et partager et coupe de vin. Atlante les trouva élégantes, jolies, bien habillées. Elles faisaient certainement partie des personnalités de la ville. La plus grande lui parut pourtant étrangère. Comme elle n'avait rien à faire que de demeurer stoïquement immobile à sa place quelles que soient les mains qui parfois venaient s'égarer sur son corps, Atalante se distraya en tentant de savoir d'où lui venait cette impression. Les bijoux. La jeune femme portait des bijoux différents de ceux qu'arboraient les autres femmes présentes à la soirée. En or, très finement ciselés, barbares. Pourquoi barbares ? Des serpents s'enroulaient autour de ses avant-bras, et les bracelets qui lui enserraient le haut des bras se terminaient par des têtes de monstres incrustés de pierres précieuses. Un collier dans le même métal lui emprisonnait le cou. Elle portait quelques bagues aux doigts, mais Atlante n'arriva pas à distinguer leurs formes. Les bijoux donnaient une impression de simplicité, de richesse et de pouvoir. C'était ce qui avait laissé penser à Atalante que la femme était étrangère.

Que voulait-elle d'Aeshma ? Atalante avait dû mal à faire correspondre l'image qu'elle s'était forgée de cette étrangère en l'observant, avec ce que celle-ci attendait maintenant d'Aeshma. Désirer les faveurs d'Aeshma ce soir, annonçait un esprit pervers, habité par un goût prononcé pour la cruauté et la violence. Elle devait s'être laissée abuser par le physique gracieux et le sourire doux de la jeune femme. Elle repensa alors au regard que celle-ci avait parfois jeté à l'assemblée dans le triclinium. L'éclat de celui-ci quand il s'était attardé sur un homme en particulier. Un regard dur. Cette femme cachait bien son jeu et Atalante ne pouvait rien faire pour venir en aide à Aeshma. Si celle-ci survivait à ces deux jours, la jeune Syrienne prendrait soin d'elle ensuite, qu'importait si Aeshma se montrerait aussi aimable qu'un dogue. Ce serait la manière qu'aurait Atalante, de se pardonner le rôle ingrat qu'elle aurait tenu auprès d'elle durant ces deux jours.

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Aeshma grogna en mettant pied à terre et resta un instant accrochée à la crinière de son cheval.

« Aesh ? »

Elle allait finir par tuer Atalante si celle-ci n'arrêtait pas de la harceler à tout bout de champ. Elle ricana pour elle-même à l'intérieur de son casque. Ce sale casque qu'elle allait finir par transformer en galette, ce casque sous lequel le monde ne ressemblait à rien, sous lequel elle étouffait, suait, et puait. Elle ne savait même plus où elle était, ni pourquoi elle était montée sur un cheval qui avait passé le trajet à vouloir la désarçonner.

« Vous me suivez ? fit une voix grave. »

C'était qui lui encore ? Atalante lui toucha le bras et elle se crispa.

« Viens, souffla la rétiaire. »

Aeshma suivit. Elle distingua des torches, puis l'ombre s'agrandit.

« Attendez ici la domina, dit la voix. »

Aeshma inspira profondément. Elle cherchait à savoir où elle se trouvait et peinait à rassembler ses idées, elle se sentait vidée de toute part, physiquement, moralement, psychiquement. Atalante passait nerveusement d'un pied sur l'autre.

« Atalante, tu es là ? finit par demander Aeshma.

- Oui.

- Qu'est-ce qu'on fait ici ? On est où ?

- Dans une propriété agricole en dehors de la ville.

- Chez le propréteur ?

- Non, nous sommes parties tout à l'heure.

- Pourquoi ?

- Tu ne sais pas ?

- Non.

- Le propréteur t'a prêtée à une femme.

- Prêtée ?

- Aesh, elle te veut et je suis là pour m'assurer que tu satisferas tous ses fantasmes tordus. Si tu ne te soumets pas à ses désirs, j'ai ordre de te tuer.

- Ah…

- Tu as compris ?

- Elle veut me baiser ?

- J'espère pour toi que c'est seulement ce qu'elle a en tête.

- Si c'est moi qui dois la baiser, continua Aeshma qui n'avait pas saisi l'insinuation d'Atalante. Je ne crois pas que je pourrai.

- Aesh…

- Je ne crois pas que j'en aurai la force, avoua faiblement Aeshma.

- Dis-toi que tu es dans l'arène et que c'est un combat sine missio.

- Mouais. »

Un moment passa.

« Elle est comment ? demanda soudain Aeshma.

- Qui ?

- La femme.

- Jolie.

- Ah.

- T'es aussi bien dans un autre genre, plaisanta sombrement Atalante.

- Tu recommences, coassa Aeshma.

- Non.

- Quoi alors ?

- Je m'inquiète Aesh.

- Tu as peur de ne pas avoir le cœur à m'égorger ?

- Tu es stupide.

- Sans rire, je n'en peux plus. Si tu m'égorgeais maintenant, je serais heureuse.

- Tu mens.

- Ouais, c'est vrai, désolée.

- Je hais les aristocrates.

- Tu l'as déjà dit.

- Aesh ?

- Mmm... »

Atalante ne reprit pas la parole.

« Ata ?

- Rien. Parfois, j'aimerais que tu ressembles à Galia.

Atlante détestait Galia. Une gladiatrice de leur familia qui combattait sous l'armatura des hoplomaques. Une brute épaisse, vulgaire et arrogante. Aeshma ne l'aimait pas plus.

« Ne parle pas de malheur, répliqua celle-ci.

- Tu vas tenir ?

- Non. »

Oppressée, Atalante soupira, elle aurait dû tenter quelque chose, partir peut-être. Elle aurait même été prête à prendre la place d'Aeshma si elle n'était tellement habitée par la peur. Peur d'elle-même, peur de la colère d'Aeshma si elle la remplaçait, peur de la femme, de ses désirs et de ses perversions. Un bruit de pas la fit sursauter. La femme.

« Qui ? chuchota Aeshma qui ne voyait rien.

- Elle, répondit lugubrement Atalante. »

Les deux gladiatrices raidirent inconsciemment leur posture, épaule en arrière, tête tirée vers le haut. Comme à l'inspection.

Gaïa s'était changée, elle rêvait de prendre un bain et de se défaire des odeurs grasses et alcoolisées, relents nauséabonds du banquet qui lui agressaient les narines. Mais elle avait jugé plus urgent de s'occuper des deux gladiatrices. Elle avait éloigné le personnel de la maison et s'était approchée seule et sans bruit. Sans lumière. Elle était restée dans l'ombre du péristyle qui courait autour du jardin dans lequel l'attendaient les gladiatrices. Les deux femmes discutaient, proches l'une de l'autre. Elle était arrivée quand la rétiaire avait déclaré à la thrace que le propréteur l'avait prêtée. Elle avait écouté le reste de leur conversation. Décelé de l'affection, de la colère et de la peur dans la voix de la rétiaire, de l'indifférence et de la fatalité dans celle de la thrace. L'acceptation du sort qui lui était promis. C'était pathétique. Révoltant.

Gaïa s'avança dans la lumière de la lampe à huile qui brillait à proximité des deux gladiatrices. Un rire bref et sarcastique lui échappa quand elle les vit adopter la posture qu'elle avait tenue toute la soirée dans la villa de Sextus Constans.

Elle se planta devant elles et les inspecta du regard. La thrace ne bougea pas et Gaïa eut soudain envie de lui arracher son casque de la tête. Elle pouvait très bien lui demander de le retirer maintenant, mais elle en recula encore une fois l'échéance. Elle avait peur d'être déçue. De découvrir un visage laid ou banal. Un visage de brute épaisse, déformé par les combats et les vices souvent attachés à la profession : abus de posca, de sexe et de violence.

La thrace avait su éveiller son intérêt, elle avait admiré sa fougue, son courage, son effronterie ou son inconscience face à Sextus, sa hargne. Peut-être était-elle seulement stupide et qu'elle le lirait dans ses yeux quand elle retirerait son casque ou peut-être, n'était peut-être seulement que bouffie d'arrogance car elle avait été par deux fois au-devant des ennuis. Par deux fois, elle avait défié le propréteur. Gaïa eût aimé qu'elle fut plus que cela. Plus que cette viande fraîche qui se tenait respectueusement devant elle, prête à se soumettre à ses désirs. Quels qu'ils fussent.

Elle eut envie de la gifler. Peut-être l'aurait-elle fait si son casque ne l'avait pas protégée. Elle pensa à Julia et sa colère s'éteignit. Julia lui avait demandé son aide, Gaïa avait accepté de soustraire les deux gladiatrices à Aulus Flavius, à une très mauvaise nuit de débauche au cours de laquelle, la petite thrace aurait peut-être perdu la vie. Ignominieusement. Elle ne trahirait pas la confiance de Julia. La paire de gladiatrices regagnerait saine et sauve le ludus municipal où devait les attendre leur laniste.

Gaïa frappa dans ses mains. Des domestiques apparurent et attendirent ses ordres. Presque tous connaissaient la petite sœur de Julia Mettela Quinta et ils la servaient comme ils auraient servi leur domina.

« Comment vous nommez-vous, demanda sèchement Gaïa qui voulait s'assurer de ne pas commettre d'erreur.

- Atalante domina, répondit promptement et respectueusement celle-ci.

- …

- Thrace, quel est ton nom ?

- Aeshma.

- Méléna, appela Gaïa. »

Une petite femme s'avança.

« Emmène avec toi Atalante. Tu veilleras sur elle pendant son séjour ici. Tu lui donneras de quoi se laver et de quoi s'habiller décemment, à manger si elle a faim, à boire si elle a soif. Tu te tiendras à sa disposition demain. »

Elle se tourna ensuite vers Atalante.

« Tu es l'hôte de cette maison, si tu as besoin de quoi que ce soit, adresse-toi à Méléna. Elle est à ton service. Repose-toi. Vous pourrez partir toutes les deux après-demain matin comme il l'a été convenu avec le propréteur. Ne fais surtout rien que tu pourrais regretter et ne quitte pas cette propriété.

- Bien, domina, dit Atalante.

- Emmène-la Méléna et préviens-moi s'il y le moindre problème.

- Bien, domina. »

La petite femme invita Atalante à la suivre. La jeune femme jeta un regard inquiet à Aeshma qui se tenait aussi immobile que si elle avait été pétrifiée par l'une des trois gorgones.

« Ne t'inquiète pas pour ta camarade, la rassura Gaïa. Je ne lui veux aucun mal. »

Atalante n'en crut pas un mot. Cette femme malgré la générosité dont elle venait de faire preuve envers elle, se gardait Aeshma. Elle considérait la Parthe comme sa chose, l'instrument de ses plaisirs. Elle rajouterait son mépris et son absence de compassion et d'humanité aux souffrances physiques d'Aeshma. Celle-ci en ressortirait meurtrie physiquement et mentalement. Aeshma n'était pas une vestale vierge et innocente, mais elle ne savait pas. Elle n'avait jamais été confrontée à la perversité des aristocrates.

« Allez, claqua la voix de Gaïa. »

Atalante résista à l'envie de poser une main amicale sur Aeshma, elle espérait au moins la revoir, que son esprit et son corps fussent assez solides pour résister à deux nuits et une journée aux mains de cette... femme. Gaïa lut ses pensées sur les traits de la rétiaire. Elle devrait envoyer la thrace la voir demain, sinon la rétiaire se tourmenterait inutilement tout le temps que durerait son séjour ici. Elle la trouvait incroyablement sensible pour une gladiatrice. Elle reporta son attention sur Aeshma.

« Aeshma ?

- …

- Aeshma ? répéta plus fort Gaïa.

- Domina, répondit la thrace d'une voix éteinte.

- Tu te sens comment ?

- Bien, domina.

- Vraiment ?

- Oui, domina. »

Stupide, pensa Gaïa avec mépris. Elle s'approcha, près, très près, jusqu'à ce que leurs corps se touchassent.

« Enlace-moi. »

Aeshma leva les bras et les referma sur le corps de la femme qui lui faisait face. Gaïa posa ses mains sur les hanches d'Aeshma. Elle les y laissa quelques secondes, puis elle les fit glisser dans son dos, doucement et sensuellement. La thrace ne broncha pas. Gaïa se colla alors à elle, pressant ses paumes de main contre les reins de la jeune femme. D'abord, Aeshma se crispa, puis Gaïa replia ses doigts en forme de crochet et les enfonça dans les chairs meurtries. La thrace s'arqua sous la douleur et étouffa un cri qui se transforma en râle.

« Tu aimes ça ? demanda Gaïa d'une voix lascive.

- Oui, domina, oui, haleta Aeshma.

- Dis-le-moi.

- J'aime ça, domina.

- Tu veux que je continue ? lui susurra Gaïa à l'oreille en accentuant encore la pression

- Oui, domina, gémit Aeshma.

- Demande gentiment...

- S'il vous plaît, domina. Continuez, murmura Aeshma qui se retenait de crier sous la torture.

- Tu es stupide ! cracha soudain Gaïa. Lâche-moi ! »

Mais Aeshma sous le coup de la douleur s'était accrochée à la femme qui lui faisait face pour ne pas s'affaisser misérablement à ses pieds. Alertés par le ton de sa voix, deux domestiques accoururent prêts à défendre la domina.

« Ne lui faites pas de mal, leur dit Gaïa. Soutenez-la et suivez-moi. »

Les deux hommes passèrent leur bras sous les épaules d'Aeshma et la portèrent plus qu'ils ne l'aidèrent jusqu'à la chambre où les entraîna Gaïa.

« Couchez-la et surveillez-la.

- Bien, domina. »

Gaïa sortit de la chambre en colère et gagna la sienne. Elle n'avait pas besoin d'avoir vu le visage de la thrace pour être déçue. Celle-ci l'avait déjà déçue. Elle n'avait pas eu besoin de découvrir sa tête de brebis, pour l'être.

Elle n'était pas juste avec Aeshma. La thrace était esclave, soumise au bon vouloir de son laniste. Sa vie ne lui appartenait que quand elle se trouvait dans l'arène et en dehors sa marge de manœuvre était dramatiquement étroite. Gaïa le savait, mais elle haïssait la soumission dont la jeune femme avait fait preuve face à elle, face à sa cruauté et sa méchanceté. Elle avait espéré une réaction digne de celle qu'elle avait montrée dans les deux arènes où l'avait vue combattre Gaïa.

***

Aeshma ouvrit les yeux et ne reconnut pas l'endroit où elle se trouvait. Elle était couchée sur un divan. Moelleux et confortable. Trop moelleux peut-être. L'endroit sentait bon, sans qu'elle sût identifier les différentes odeurs qui flottaient dans l'air. Peut-être du parfum ou de l'encens. Son dos la cuisait et elle sentait sa cuisse l'élancer. Elle bougea en gémissant.

« Vous voulez boire ? Manger ? demanda une voix masculine. »

Aeshma chercha l'homme du regard. Il s'était levé quand il l'avait vue bouger. Il attendait une réponse.

« Non.

- Vous êtes sûre ? Un gobelet de vin ?

- D'accord. »

L'homme s'empara d'un pichet et versa le vin dans un gobelet en terre, tandis qu'Aeshma s'asseyait péniblement sur le bord du lit.

« Buvez, je reviens. Ne bougez pas d'ici. »

Il posa le gobelet sur un petit coffre qui se dressait près du lit. Aeshma l'attrapa et en but une longue gorgée. Elle soupira. Elle portait toujours son pagne et ses galigaes, mais on lui avait ôté ses ocréas et sa manica. Elles étaient posées avec son casque sur une table. Elle fronça le nez, leva un bras et plongea son nez sous son aisselle. Sa grimace s'accentua. Elle empestait. Elle inspecta la pièce où elle se trouvait. Une grande chambre spacieuse et luxueusement décorée. Qu'est-ce qu'elle faisait là ? Elle ne se rappelait plus vraiment de la fin de soirée chez le propréteur. Pour tenir debout de longues heures, elle était partie marcher dans les collines, au milieu des fleurs. Des réminiscences de son enfance, ou peut-être seulement des images qu'elle se créait, des souvenirs qu'elle s'inventait. Elle aimait marcher dans la campagne. Librement. Cheveux au vent. Ensuite, elle se souvint de la chevauchée, d'avoir discuté avec Atalante.

Atalante. Qu'était-elle devenue ?

Ah oui, et après, une femme était venue. Elle l'avait enlacée. Elle lui avait fait mal. Aeshma se rembrunit. La femme l'avait insultée.

L'homme revint.

« La domina vous attend dans le jardin. »

L'homme sortit avant qu'Aeshma n'eût pu lui poser des questions. La domina l'attendait, mais comment Aeshma devait-elle s'habiller ? Se présenter ? La Parthe remarqua une tunique propre pliée sur un coffre. Peut-être l'avait-on mise là à son intention, mais Aeshma renonça à l'idée d'enfiler un vêtement propre sur son corps sale. Elle avait été prêtée à la domina, parce qu'elle était gladiatrice. Autant la flatter dans ses fantasmes, pensa cyniquement Aeshma. Elle avait bénéficié d'un sommeil sans rêves et se sentait mieux que le soir précédent. Elle résista au désir de se recoucher, oublia ses douleurs, négligea d'inspecter sa blessure à la cuisse, la seule qu'elle pouvait regarder et enfila ses éléments de cuirasse. Elle peina à fixer la courroie qui maintenait sa manica en place et serra les dents au contact du cuir sur son dos. Elle ouvrit la porte, vit qu'il faisait clair et retourna vers la table pour enfiler son casque. Elle inspira un grand coup et sortit.

La maison pour le peu qu'elle en voyait à travers sa visière était très belle, luxueusement décorée de fresques du sol au plafond. Quelques domestiques s'arrêtèrent à son passage, mais personne ne lui adressa la parole. Elle déboucha dans le jardin, tourna la tête à la recherche de la domina. Elle l'aperçut assise dans un fauteuil derrière une table. Le soleil était haut dans le ciel et Aeshma réalisa que la journée était déjà bien avancée et qu'on devait déjà approcher la sixième heure. Elle avança veillant à ne pas boiter. Le crissement de ses galigaes cloutées alerta la femme de sa venue. Celle-ci releva la tête et s'adossa sur le dossier de son fauteuil, la tête légèrement penchée sur le côté. Les paroles d'Atalante lui revinrent en mémoire. La domina était jolie. Elle était jeune surtout. Aeshma avait imaginé avoir affaire à une veuve et à une femme de plus de quarante ans. Elle ne s'attendait pas à se retrouver face à quelqu'un de son âge.

Un sourire mi-moqueur, mi-facétieux, étira les lèvres de Gaïa quand elle découvrit la thrace affublée de tous les attributs de son armatura. L'attitude de la gladiatrice l'avait énervée cette nuit, mais ce matin son désir de bien-faire, de plaire à la domina comme l'aurait désiré un enfant, l'amusèrent. Chez une personne qui exerçait un métier aussi violent, qui se plaisait à vivre violemment, ce comportement d'enfant sage avait quelque chose de touchant et d'émouvant. Ou peut-être de carrément stupide, se morigéna Gaïa. Elle congédia les personnes présentes. Aeshma attendait son bon vouloir un peu en retrait.

« Approche, lui dit Gaïa. »

La thrace s'avança.

« Tu as passé une bonne nuit ?

- Oui, domina. ».

- Tu te sens bien ?

- Ou... euh... Oui, domina, balbutia Aeshma. »

Elle se souvenait que la même question lui avait été posée la nuit précédente et que sa réponse avait été suivie par un épisode très désagréable et extrêmement douloureux.

« Arrête de mentir, claqua la voix de la domina. Sois honnête. Comment te sens-tu ?

- Je... hésita Aeshma incertaine de ce qu'on attendait réellement qu'elle répondît.

- Honnête, répéta Gaïa en détachant bien les trois syllabes de l'adjectif. Tu connais la signification de ce mot ?

- Oui, domina.

- Je dois encore répéter ma question ?

- Non, domina.

- Alors réponds, espèce d'abrutie ! cria Gaïa excédée par la servilité des réponses de la gladiatrice.

- Je suis fatiguée, j'ai le dos en feu et mal à la jambe, j'ai envie de dormir, de me laver et d'oublier que je suis ici, je veux aussi savoir où est Atalante et si elle va bien, déclara d'une traite Aeshma sur un ton revêche. »

Gaïa se fendit d'un sourire heureux, elle venait de retrouver la thrace qui l'avait séduite dans l'arène. Aeshma se sentit des envies de meurtre en plus de toutes les autres qu'elle venait d'énumérer. Elle venait pourtant sans le savoir d'effectuer un bond prodigieux dans l'estime de la jeune femme qui était assise avec tant de nonchalance devant elle. Qui la dominait par son statut. Qui tenait sa vie entre ses mains.

« Atalante va bien, lui affirma doucement Gaïa. Elle s'est baignée ce matin et aux dernières nouvelles, elle se reposait, allongée dans l'herbe quelque part sous les oliviers devant la maison. »

Aeshma, protégée par son casque, ouvrit la bouche de surprise.

« Tu étais trop fatiguée hier soir pour te baigner ou même pour qu'on te soigne, reprit la domina. J'ai préféré te laisser dormir tranquillement. Mais ne crois pas que j'accepterai encore longtemps que tu te promènes sous mon toit aussi puante et répugnante que tu l'es à présent. »

Aeshma se raidit sous l'insulte. La femme avait raison, mais qu'y pouvait Aeshma ? Depuis deux jours, elle servait d'exutoire à la colère de Thèos et elle tentait simplement de passer à travers des épreuves sans trop de dommage.

« Détends-toi, lui dit doucement Gaïa. Personne ne te veut du mal. »

Aeshma doutait un peu d'une telle assertion.

« Retire ton casque, exigea soudain la domina d'un ton grave. »

Aeshma défit les attaches. Gaïa respirait profondément. Elle allait enfin savoir à quoi ressemblait la thrace. Aeshma bascula sa tête en avant pour plus facilement enlever son casque et Gaïa n'eut un instant que la vision du haut de son crâne, puis la petite thrace releva la tête. Elle avait les traits tirés par la douleur et la fatigue, des cernes noirs autour des yeux, ses cheveux gras était collés par la sueur et sa peau, malgré le hâle, était d'une pâleur inquiétante. Pour compléter le tableau, le khôl qui lui protégeait les yeux avait coulé et bavé sur le haut de ses joues et sur ses paupières.

« Regarde-moi, ordonna Gaïa. »

Aeshma leva prudemment les yeux. La femme la déstabilisait, elle n'arrivait pas comprendre ce qu'elle attendait vraiment d'elle. Si elle ne mentait pas, pourquoi Atalante avait-elle bénéficié d'un tel traitement de faveur ? Elle plongea son regard dans celui de Gaïa. Elle y découvrit une pointe de mépris qui ne la surprit pas, mais qui l'énerva, de l'amusement aussi, ce qui l'énerva beaucoup plus. Le regard changea subtilement et un sourire s'épanouit sur le visage de la domina. Aeshma ne sut interpréter ni le regard, ni le sourire.

Gaïa avait vu l'humeur de la petite thrace s'assombrir. Quand elle avait tout d'abord croisé son regard, il exprimait l'incertitude, maintenant, il brillait d'un éclat belliqueux et sombre. Gaïa comprenait mieux ce qui avait pu entraîner la thrace à être punie, à briller sur le sable, à combattre même quand elle atteignait les limites de sa résistance. L'expression que n'avait pas su interpréter Aeshma exprimait simplement sa joie de ne pas être déçue. Malgré son air épuisé et souffrant, le visage de la thrace ne montrait aucun signe de débilité, de vice ou de laideur. Il s'accordait à son corps et plus encore à l'attitude que Gaïa avait tant appréciée ces deux derniers jours.

Sa première impression avait été bonne, sa deuxième l'était tout autant. Elle était curieuse de voir si les suivantes tiendraient elles aussi, leurs promesses.

***


NOTES DE FIN DE CHAPITRE :


Les heures : Même si les clepsydres existaient on utilisait plus volontiers l'heure des cadrans solaires. La première heure correspond approximativement à six heures du matin.

La culture du chanvre : très répandue en Italie, la culture du chanvre était indispensable. Le chanvre servait à la fabrication des cordes, des filets de pêches et des nattes. La médecine romaine utilisait différentes parties de la plante, mais surtout les graines de chanvre.

Par Galien un célèbre médecin du second siècle ap. JC (appelé le médecin des gladiateurs), on sait que dès l'époque romaine on utilisait la teinture galénique de chanvre comme analgésique et comme anesthésique. les préparation à base de chanvre était préconisées en cas de jaunisse, d'œdèmes, de traitement contre la douleur. Les graines s'utilisaient comme relaxant.

Le mariage sine manu : la relation de l'épouse à sa propre famille demeure la même, et elle est toujours soumise à son père, ou reste indépendante si elle était libérée de la tutelle paternelle. Dans ce cas, sa propriété est distincte de celle de son mari. Les lois concernant les contrats de mariage concernent donc surtout ce type d'unions. Une épouse sine manu ne sera jamais considérée comme la mater familias : elle ne fait pas partie de la famille de son mari et ne peut donc y prétendre. Elle est simplement uxor.

Les instruments de musique :

Cornu : sorte de cor très long (environ trois mètres) qui formait la lettre G, utilisé dans les légions.

Lituus : trompe longue de 1m60 terminé par un pavillon recourbé (cf les trompes tyroliennes ou suisses), lui aussi utilisé dans l'armée.

Les combats de gladiateurs se déroulaient toujours aux sons d'un orchestre qui jouait principalement des marches ou des musiques militaires bruyantes et entraînantes.

.

La Posca : Vin bon marché, principale boisson de la plèbe, des esclaves et des légionnaires. C'est un vin vinaigré (parfois issu d'une vinification ratée), coupé avec de l'eau et aromatisé principalement avec des graines de coriandre écrasées et du miel. Contrairement à ce qu'on avait pu penser la posca s'est avérée être une boisson très saine. Il valait mieux, car surtout en ville, l'eau était souvent impropre à la consommation.


Texte publié par Mélicerte, 26 septembre 2017 à 15h47
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tome 1, Chapitre 2 « La domina » tome 1, Chapitre 2
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