Il suffisait de peu pour que la brise fraîche et légère s'éteignît et se transformât en un souffle brûlant et lourd qui tuait tout espoir, qui changeait une vie heureuse et libre en une longue et sombre plainte.
Rome...
L'Empire tout puissant.
Les chaînes.
L'esclavage.
Et puis la lumière, les cris, la gloire. Ou l'ombre de la gloire. Un mirage, un miroir aux alouettes.
Mais qu'importait au fond ?
Elle ne se leurrait pas, à travers les cris, elle entendait les insultes, le dégoût parfois exprimé, le mépris jamais éteint, les quolibets.
Mais qu'importait une fois encore ? Elle avait choisi.
La condition servile lui avait été imposée. Elle n'était pas née esclave, elle l'était devenue, contre son gré. Mais sa tâche, elle l'avait choisi. Elle avait au moins la sensation au milieu des arènes souvent miteuses dans lesquelles elle se battait, que le moment lui appartenait, qu'il ne dépendait que d'elle. Qu'elle tenait enfin sa vie entre ses mains parce que si elle décidait d'y mettre fin sans pour autant se donner la mort de ses propres mains, elle le pouvait. Elle savait que jamais elle ne céderait à la tentation car très vite, elle avait épousé l'arrogance stupide des combattants qu'ils soient libres ou de condition serviles. Le désir de gloire, la soif de victoire, de reconnaissance, l'amour de l'argent et des plaisirs qu'il procurait.
Elle était trois fois proscrite, méprisée. Comme esclave, comme gladiateur, comme gladiatrice. Elle se trouvait au plus bas de l'échelle sociale. Mais ils bavaient tous devant elle. Même ceux qui l'insultaient, même ceux qui la méprisaient. Ils bavaient sur son corps dénudé, offert à leurs regards concupiscents. Un corps qu'elle savait attirant, excitant. Et les femmes, quand elles ne fantasmaient pas sur celui-ci, rêvaient de posséder son aisance, sa grâce, sa souplesse et sa force, son courage. Certaines rêvaient même de se retrouver à sa place, de manier la sica, ce petit sabre recourbé, parfois denté, avec autant de virtuosité qu'elle savait la manier. D'être aussi sauvage. Elle palliait à leur ennui. Elles se voyaient enfin libérée de leur condition de femme. L'égale des hommes.
Entre deux munus, l'ennuie pourtant était de mise. L'ennui et pourquoi le nier l'indigence et l'inconfort plus souvent que l'opulence et le luxe.
Mais aujourd'hui était jour de fête.
Le cri jaillit de mille bouches.
« Qui a gagné ? demanda Astarté.
- Piscès, répondit le Doctor.
- Diodoros ne vaut rien, fit la jeune femme en claquant la langue.
- Il s'est pourtant bien défendu, répliqua le Doctor.
- Il finira par se faire égorger.
- Peut-être, mais il se déplace avec grâce et combat toujours avec panache. Il ne gâche jamais le spectacle. J'aimerais qu'il en soit ainsi de tous mes hommes... »
Il regarda Astarté.
« Et de toutes mes femmes.
- Nous ne t'avons jamais déçu Doctor.
- C'est vrai… jusqu'à présent.
- Ça le restera, affirma la jeune femme. »
Elle était grande et large d'épaule. Une Galate. Sur un marché à Antioche, Téos avait remarqué sa haute taille, sa stature imposante. Elle l'avait intéressé. Il l'avait longuement observée, avant de parler au marchand qui l'avait exposée. Son prix ridiculement bas l'avait étonné. Elle était pourtant jeune et paraissait en excellente santé.
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« C'est une imbécile de la pire espèce. On a beau la fouetter, la mettre au fer, elle est paresseuse, elle ne comprend rien, c'est une idiote.
- Mmm…
- Même si elle ne l'est pas. On me l'a déjà rapportée deux fois. C'est sa dernière chance, après cela, je la garrotte.
- Je peux lui parler ? avait demandé Téos
- Vas-y, je n'ai plus rien à perdre. »
Téos avait parlé à l'idiote. Elle ne l'était pas et avait accepté sa proposition. Il l'avait mise en garde. Elle avait haussé les épaules.
« Je suis condamnée à mort, pourquoi ne pas essayer. Qu'ai-je à perdre ?
- Tu acceptes alors ?
- Oui. »
Téos l'avait achetée.
« Que vas-tu en faire ? lui avait demandé curieux le marchand.
- Je vais la former à la gladiature. »
Le marchand l'avait regardé d'un air méprisant. Téos n'avait rien d'un aristocrate.
« Tu es laniste ?
- Oui.
- Itinérant ?
- Oui.
- Vous vous entendrez bien... »
La jeune fille avait rejoint son équipe, elle avait été entraînée et nommé Astarté à cause de ses longs cheveux châtains, de sa peau mate et de ses yeux dorés. Elle combattait sous l'armatura des mirmillons.
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Deux nouveaux couples entrèrent dans l'arène. Une grande arène en bois, construite pour l'occasion. Le munéraire venait d'entrer en fonction. Petit chevalier de province aux ambitions de grand seigneur. Un chevalier nommé propréteur de la province impériale de Lycie-Pampylie par l'Empereur Vespasien. Il voulait marquer les esprits, se rendre agréable aux yeux du peuple. La province se trouvait prometteuse pour qui savait la gérer intelligemment. L'un de ses plus grands atouts ? Le port de la capitale, Patara, dans les entrepôts duquel s'entassaient les réserves agricoles de toute l'Asie à destination de Rome. Ces entrepôts, si on savait en profiter avec prudence faisait de la Lycie-Pamphylie un tremplin vers le pouvoir et la richesse. La province assurait aussi une grande partie de la production de murex et de pourpre si indispensable à la teinte des vêtements officiels des grands de l'Empire.
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Le munus se voulait prestigieux. Il durerait sept jours, un peu plus car des contraintes religieuses obligeaient à suspendre les jeux par deux fois. Cette journée était la sixième, la huitième si on comptait les deux jours fériés.
Le matin, une grande chasse avaient été donnée. Des lions, des gazelles, des mouflons, des panthères, des chacals, des hyènes, deux hippopotames et deux éléphants y avaient été massacrés par des bestiaires forts habiles, à pieds comme à cheval. La foule avait apprécié. Les animaux africains flattaient le goût du public pour l'exotisme.
La chasse achevée la foule s'était dispersée, mais une partie d'entre elle, de peur de ne pas retrouver sa place en revenant l'après-midi, par choix ou pour le plaisir, était restée pour le déjeuner. Le spectacle ne s'arrêtait pas, même si certains méprisaient les représentions données à cette heure du jour. La petite ville n'offrait pas si souvent des réjouissances à ses habitants, pourquoi donc alors s'en priver ? Pourquoi cracher sur son plaisir ? Vulgaire ou pas, parfois celui-ci s'en trouvait comblé.
Des juifs de la Judée vaincue par l'Empereur avaient été exécutés lors des méridianis, pauvres spectacles sanglants, que regardaient d'un œil souvent distrait les spectateurs plus occupé à leur déjeuner et à discuter de la chasse du matin ou des combats à venir, qu'à regarder des prisonniers récalcitrants mourir plus ou moins dignement dans l'arène. Seule, ce jour-ci, une scénette que la foule n'avait su interpréter attira son attention.
Une scène de banquet.
Un roi oriental ivre, une épouse dépravée, une orgie, puis une jolie jeune fille après avoir parlé à l'oreille de la reine, s'était placée au centre de l'arène et avait, au son d'un petit orchestre oriental, commencé à danser. Une danse lascive et sensuelle qui la déshabilla petit à petit. Ses hanches tournaient, indépendantes du reste du corps. La jeune danseuse bondissait, toute en grâce. Après avoir charmé le public, elle tourna son attention vers le roi et entreprit de le séduire. L'acteur mimait grotesquement le désir et des rires fusèrent quand il tira la langue et se mit à baver. La danse tourna à la fornication. Le roi haletait, gémissait les yeux exorbités, le public riait et applaudissait, sans oublier de mordre dans les galettes, les oignons, les olives et le fromage qui constituait son repas. La jeune danseuse s'arrêta soudain. Le Roi gémit sous les lazzis des spectateurs. La jeune fille regarda la reine, et susurra des mots à l'oreille du roi. Il rejeta la jeune fille le visage empourpré de colère, cria non.
« Tu feras ce qu'elle veut si tu veux te la faire bouffon ! clama un spectateur hilare. »
Comme pour lui donner raison, le roi baissa la tête, puis la hocha faiblement. Deux soldats amenèrent alors un homme qui se débattait. Ils le cognèrent pour la plus grande joie des spectateurs et le traînèrent devant le roi. Un troisième soldat apporta un billot. Le condamné fut jeté à genoux et le troisième soldat lui maintint la tête levée en lui agrippant les cheveux. La jeune fille se remit à danser. Cette fois-ci, elle finit nue. Tournoya sur elle-même, un voile entre les mains, puis affaissa soudain à genoux et ploya sa tête jusqu'à ses chevilles dans un ultime tintement de grelots. Le condamné fut brusquement couché sur le billot. Un soldat dégaina son glaive et lui trancha la tête. Il dut s'y reprendre à cinq fois. La tête enfin décollée du tronc, le soldat la posa sur un grand plateau et la présenta à la jeune fille. Le roi se leva vivement et enlaça la jeune fille, cherchant à l'embrasser.
« Ferme les yeux Ô grand roi, demanda emphatiquement la jeune fille. »
Il s'exécuta, elle le repoussa, s'empara de la tête du supplicié et la colla sur le visage du roi.
« Lui seul est digne de tes lèvres, Ô mon roi. »
Le roi tomba à genoux et se mit à geindre comiquement tandis que la jeune fille au son de l'orchestre qui avait recommencé à jouer, dansait tout autour de l'arène en brandissant la tête du condamné. Elle sortit en saluant sous les applaudissements du public charmé. Ses collègues la suivirent, dont le roi gémissant.
Des employés vinrent retirer le corps, ratisser le sable. De nouveaux prisonniers furent poussés dans l'arène avec l'ordre de s'y massacrer. Des chiens furent lâchés quand le combat menaça de ne pas tenir toutes ses promesses sous les yeux cette fois-ci indifférents du public qui attendait la venue des gladiateurs promis.
Pour l'après-midi, les programmes avaient annoncé vingt paires de gladiateurs. Des gladiateurs pour la plupart obscurs et inconnus du public. Nommé pour la première fois à la tête d'une province, le nouveau propréteur ne s'était pas encore enrichi sur les revenus de celle-ci. Il n'avait pas encore les moyens d'engager des grands noms de la gladiature. Si les gladiateurs n'étaient pas tous totalement inconnus du public et possédaient pour certains un palmarès supérieur à dix victoires, seul quatre d'entre eux s'avéraient être de véritables vedettes de l'arène. Mais le public de cette partie de l'Empire n'en avait cure. Elle voulait du spectacle qu'importait si celui-ci n'égalait pas ceux des grandes villes de l'Empire, de Pompéï, de Capoue, d'Alexandrie ou de Rome.
On disait que le fils de l'Empereur, le terrible préfet du prétoire, Titus, adorait les jeux, les combats de gladiateurs. Que sous sa présidence, les munus étaient fastueux. Que Vespasien avait entrepris la construction d'un immense théâtre digne enfin de la capitale de l'Empire. Qu'un munus célébrerait bientôt son ouverture au public, la victoire sur la Judée rebelle et la destruction du temple de Jérusalem. Vespasien avait enfin abattu l'arrogance détestable des juifs fanatiques et intolérants. Dire qu'ils refusaient que des munus se tinssent dans leur ville sacrée !
Les plaisirs de la lointaine capitale de l'Empire. On regrettait le temps où Titus écumait la Judée, mais personne ne serait assez stupide pour bouder le munus du propréteur. On espérait qu'il s'enrichirait et qu'il en donnerait d'autres. Peut-être fonderait-il même un grand ludus en son nom et entretiendrait-il une nombreuse troupe de gladiateurs ? La ville le méritait. Les lanistes s'avéraient parfois roublards. Leurs gladiateurs médiocres. Leurs prix exorbitants. Les cinq jours précédant n'avaient pourtant pas déçu la foule, le spectacle jugé de qualité. Le propréteur loué pour sa générosité et ses talents d'éditeur.
La chasse du matin avait plu et les spectateurs conquis par le savoir-faire des bestiaires, les combats de gladiateurs des jours précédant, attendaient encore beaucoup de l'après-midi.
Le nouveau propréteur Sextus Constans Baebius souriait aux flatteries avec bonhomie. Une cinquantaine de convives partageaient en sa compagnie un déjeuner frugal. Un banquet suivrait le soir, après la fin du spectacle. Le munus servait sa popularité auprès du peuple, les banquets lui attachaient les notables de la ville. Du moins, ils lui permettraient de mieux les connaître, de mieux les évaluer et de mieux juger sur qui il pouvait compter, de qui il lui fallait se défier. Des journées coûteuses dans laquelle il avait englouti quatre années de revenus. Coûteuses, mais indispensables.
« Mon cher, le félicita un vieil aristocrate. Vous avez fait des merveilles. Cette matinée était splendide. »
Le propréteur leva sa coupe en signe de remerciement.
« Notre petite ville doit avoir recours aux lanistes quand elle veut organiser un munus et… éviter l'escroquerie ou la médiocrité demande beaucoup d'astuce, continua le vieil homme.
- Cela demande surtout beaucoup d'argent, déclara le légat Gaïus Vicelius.
- Notre ami, il est vrai n'a point lésiné sur les frais, approuva le vieil homme.
- Je le devais à la ville, à la province et à vous, répondit Sextus Constans Baebius. N'est-ce pas la moindre des courtoisies qu'un nouveau venu célèbre son arrivée par des festivités qui montrent à quel point celui-ci se plaît à prendre ses nouvelles fonctions et s'assure du plaisir de ses nouveaux administrés ? Devais-je me montrer avare et n'engager qu'au dernier moment, auprès de lanistes minables, des bestiaires et des gladiateurs médiocres qui auraient gâté la joie du public ? Auriez-vous été flatté par des chasses mettant en scène des chèvres et des chiens galeux ?
- C'eût été offensant, approuva Julia la jeune femme très en vue d'un magistrat local ventripotent. La matinée nous a comblée Sextus. »
Le propréteur la salua. Julia Metella Valeria était jeune, de treize ans la cadette de son mari. Si la mémoire de Sextus ne le trahissait pas, elle était âgé de vingt-cinq ans ou vingt-six ans, avait grandi à Alexandrie, s'était installée à Patara deux ans auparavant et s'était mariée dans la foulée. À ce qu'on disait avec un peu d'étonnement, par amour. Femme d'affaire accomplie, elle s'était très rapidement imposée comme une actrice indispensable de tous ce qui avait trait au commerce. Elle gérait une petite fortune et contrôlait une bonne partie des importations de parfums et d'épices dans la ville. Elle avait des parts dans un élevage de murex à Myres, possédait une petite flotte de navires marchands et se targuait de livrer ses produits jusqu'à Rome. Elle était riche, cultivée et exerçait sur la gente féminine une grande influence. Sorte de maîtresse des élégances, les hommes respectait son avis. Une femme à ne pas négliger. Son mari possédait de grands domaines agricoles dans la région et on le considérait comme un grand jurisconsulte, qui lui valait le titre honorifique de magistrat parmi ses concitoyens.
Un esclave de sa suite vint se pencher à l'oreille de la jeune femme. Elle s'illumina.
« Propréteur, demanda-t-elle poliment à Sextus. Me feriez-vous la grâce d'accepter dans votre demeure une nouvelle convive ? Ma sœur vient de débarquer d'Alexandrie et je serai marrie de devoir m'éclipser pour aller la recevoir.
- Gaïa Metella préférait peut-être se reposer, insinua acidement Quintus Valerius le mari de Julia.
- Quintus ! s'offusqua Julia. Ne crois-tu pas qu'elle serait doublement offensée de se voir enfermée à son arrivée dans notre villa et privée des jeux que nous offre si généreusement notre nouveau propréteur ?
- Le voyage l'aura peut-être fatiguée ? avança conciliant le propréteur. »
Le magistrat ne semblait pas porter dans son cœur la sœur de son épouse.
« Quintus est un vieux grincheux, se plaignit Julia en souriant. Aucun voyage, même sur les mers démontées, ne peut avoir d'incidence sur la santé et la bonne humeur de Gaïa. »
Le magistrat se renfrogna, s'il n'espérait un enfant, il se serait depuis longtemps débarrassé de sa femme. Il ne comprenait d'ailleurs pas vraiment ce qu'elle faisait encore avec lui. Julia se leva de sa banquette et vint s'asseoir à ses côtés. Elle l'enlaça et l'embrassa sur la joue.
« Voudrais-tu que je t'abandonne Quintus ?
- Non. »
Il se traita d'imbécile. Il l'aimait et ses velléités de divorce n'étaient que mensonges. Il avait seulement peur qu'elle le quittât. Il la regarda un instant. Elle ne le détestait pas. Pourtant, sinon sa charge et son statut social, il n'avait rien qui pût l'attirer. Sa beauté, sa jeunesse et sa fortune lui assuraient son indépendance et le mari dont elle pouvait avoir envie. Elle n'avait même pas d'amant. Personne ne lui en connaissait.
« J'aime les gros, lui déclarait-elle parfois en riant quand il l'interrogeait sur les raisons qui la gardait près de lui. »
Julia lui semblait parfois étrange, mais sa sœur, Gaïa, le mettait, quant à elle, mal à l'aise.
« Propréteur ? demanda Julia.
- Faîtes comme il vous plaira madame. Il me serait désagréable de me séparer d'une si charmante compagnie et je doute que votre sœur ne partage pas avec vous toutes les vertus si chères à notre société.
- Propréteur, vous êtes un charmeur, dit-elle en riant. Je vous remercie de votre hospitalité.
- Je puis mettre à disposition l'une de mes litières et vous faire escorter par mes gens et deux soldats. »
La jeune femme regarda son mari, il hocha la tête en signe d'acquiescement. Il ne négligerait pas d'accepter une attention si délicate au propréteur, comme il ne négligerait pas d'en faire profiter sa femme.
Julia s'absenta une demi-heure durant laquelle le modeste banquet suivit tranquillement son cours. Personne ne but beaucoup de peur d'avoir l'esprit obscurci l'après-midi et de ne pouvoir profiter comme il se le devait des jeux de l'arène.
Le propréteur n'osa pas aller interroger Quintus sur sa belle-sœur. Mais il l'attendait avec curiosité. Le couple que formait Quintus avec Julia l'étonnait. Pas la différence d'âge souvent courante, ni la liberté affichée par la jeune femme, mais plutôt leurs relations. Si Sextus devinait sans mal quels avantages le magistrat en attendait et en retirait, il avait plus de mal à comprendre ce que la jeune femme elle, y trouvait. Elle avait de l'argent, une position, elle était jeune et plutôt jolie. Alors ? Le retour de Julia Metella Valeria le distraya de ses pensées.
Elle était accompagnée par une femme peut-être plus jeune qu'elle ou peut-être pas. Les deux sœurs ne se ressemblaient physiquement pas et il fronça les sourcils. Julia était de taille moyenne, les cheveux très noirs, elle avait le teint hâlé, les pommettes hautes et des yeux légèrement tirés vers les tempes qui lui donnaient un petit air asiatique. La couleur de ceux-ci brillait d'un éclat sombre et ils s'ornaient d'immenses cils recourbés.
La jeune femme qu'elle leur avait présenté comme sa sœur, la dominait de sa haute taille. Elle était aussi grande que lui et plus grande que la plupart des gens présent dans la salle, qu'ils fussent de sexe masculin ou féminin. Elle était dotée d'une silhouette élancée, très mince, presque maigre. Ses cheveux relevés en chignon assez lâche brillaient aux rayons du soleil qui s'infiltraient dans le triclinium, de reflets dorés. Elle avait les yeux plutôt clairs.
Sa posture déliée lui donnait la grâce nonchalante d'une statue grecque. Il pensa curieusement à Artémis. Artémis sortant du bain. Pas vraiment chasseresse, mais peut-être aussi dangereuse. Actéon, dans les mythes avait amèrement regretté d'avoir ignoré, aveuglé par la nudité innocente de la déesse, que celle-ci régnait sur le monde des bêtes et des contrées sauvages. Gaïa semblait dissimuler sous ses airs de liane, une personnalité affirmée. Quintus croisa son regard et son impression se confirma. Il n'était pas un homme de cour, mais il avait fréquenté le monde, il tenait sa charge de l'Empereur. Si l'Empire jouissait d'une grande stabilité, la charge impériale avait depuis l'avènement d'Auguste, exposé ses tenants à de nombreux complots. Être administrateur demandait de la finesse et de l'intelligence. Il fallait savoir juger les gens qu'on fréquentait et ne pas se tromper. Julia avait de l'influence et se montrait dure en affaire, mais on pouvait négocier avec elle. Gaïa... La jeune femme lui adressa un sourire charmeur et curieux. Elle se déplaçait souplement, Julia semblait presque raide à côté d'elle.
« Propréteur, déclara Julia en tirant sa sœur par la main devant lui. Je vous présente ma sœur Gaïa.
- Soyez la bienvenue Madame.
- Tout le plaisir est pour moi propréteur, répondit la jeune femme avec un sourire en coin. »
Il remarqua la qualité de la soie qui l'habillait, les bijoux précieux qui entouraient son cou et s'enroulaient autour de ses bras et de ses avant-bras. Des bijoux magnifiques et barbares. La jeune femme remarqua son attention et son sourire se teinta d'ironie. Il se sentit soudain stupidement intimidé.
« Veuillez prendre place parmi nous. Souhaiteriez-vous vous rafraîchir avant ? demanda-t-il courtoisement.
- Ce ne sera pas nécessaire, vos esclaves s'en sont occupé. »
Elle jeta un regard circulaire sur l'assistance. Pas un regard distrait, mais un regard inquisiteur. Elle arborait une attitude lascive et souriante que démentait son regard. Un regard que le propréteur jugea froid et calculateur. Il remarqua la mine soucieuse de Quintus Valerius, l'air heureux de Julia, son regard plein d'adoration. Les époux pour une fois semblaient ne pas partager une opinion commune.
« Que venez-vous faire dans notre petite cité Madame ? s'informa le propréteur.
- Assister aux jeux que vous nous faîtes la joie de donner Propréteur.
- Alexandrie offre certainement à ses concitoyens des jeux autrement plus beaux que ceux modestes que je donne pour célébrer mon investiture.
- Ne soyez pas modeste, Julia m'a rapporté comme les chasses avaient été belles ce matin. Je regrette d'avoir été retardée et de n'avoir abordé vos rivages plus tôt.
- Une tempête ?
- Des pirates, nous avons dû relâcher à Tyr pour des réparations. »
Des voix s'élevèrent contre le fléau que pouvait encore souvent représenter les pirates. Le propréteur assura qu'il en avait fait l'une des priorités de son mandat. Et le navarque Lucius Flavius Trebellius, qui se trouvait à la tête de la petite flotte impériale qui assurait la sécurité des rivages entre l'île de Rhodes et les limites de la province de Judée promit à Sextus son soutien inconditionnel.
« Avez-vous été abordés ? demanda Fausta Baebia, la femme du propréteur.
- Si cela avait été le cas, je ne saurais être là pour vous le raconter, répliqua Gaïa une pointe de dédain dans la voix.
- Une poursuite ? demanda le navarque.
- Oui, mais nous avons évité de peu l'abordage à vrai dire. Il nous a fallu un peu de chance et quelques bons archers et bons javeliniers.
- Oh, il y a eu combat ? s'écria Julia en serrant ses mains contre sa poitrine.
- Oui. Un marin de notre côté a été blessé, mais rien de grave. Les pirates ont eu moins de chance et ils ont renoncé.
- Je déteste voyager par bateau, observa un notable.
- Les plus grandes batailles se sont pourtant parfois gagné sur l'eau, répliqua Gaïa.
- C'est exact, approuva Lucius Flavius ravi qu'on reconnût l'importance que pouvait avoir une flotte dans la résolution d'un conflit.
- Dieux du ciel ! s'exclama Julia. Ma sœur, tu ne vas pas nous entraîner dans je ne sais quel discours ennuyeux. Aujourd'hui est jour de liesse, oublions les guerres et les pirates.
- Ne gênent-t-ils pas pourtant ton commerce Julia ?
- Je ne suis point assez folle pour laisser partir mes navires sans escorte.
- Julia est un modèle de prudence, la salua Marcus Sentius, l'un des deux légats qui secondaient le propréteur dans la gouvernance de la province. Ses navires se joignent couramment aux convois de l'Empereur lorsqu'ils se rendent à Rome.
- L'Empereur est un homme prudent, dit Julia.
- Plutôt le préfet de l'annone, remarqua assez justement Marcus Sentius.
- Alors l'Empereur a su choisir un bon préfet...
- Longue vie à l'Empereur ! clama le tribun. »
Chacun leva sa coupe et oublia d'un commun accord, pirates, politique et commerce. L'heure de la reprise des jeux s'annonçait.
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« Gaïa, l'interrogea Julia quand elles se retrouvèrent installées côté à côte. As-tu vraiment été attaquée ?
- Oui.
- Combien en as-tu tué ?
- Je ne sais pas, répondit Gaïa en souriant. Deux ou trois.
- Comment peux-tu ainsi voyager seule ?
- Le plaisir de te revoir ma chère Julia et je ne voyage pas vraiment seule.
- Le plaisir de me revoir ? N'espère pas que je te croie. Tu viens pour affaire ?
- Oui. Je pense que nous devrions nous associer et développer notre activité.
- Rien de politique ?
- L'Empire porte en lui-même sa propre perte, rien ne sert de s'y opposer.
- Tu n'as pas pardonné...
- Je ne pardonnerai jamais.
- Quelle cause défends-tu Gaïa ? Où t'ont portée tes amours cette fois ?
- Nulle part.
- Pas de cause à défendre ? Pas de Dieu ou de Déesse à imposer à la plèbe ignorante ? De vengeance à assouvir ? »
Des visions de meurtres, de massacres et d'incendie passèrent fugacement dans l'esprit de Gaïa. Elle détourna le regard une seconde, le temps de se recomposer une expression qui pouvait passer pour de la joyeuse insouciance.
- Julia, rit Gaïa. Je n'ai plus quinze ans.
- Tu n'en es que plus dangereuse… murmura Julia que les humeurs factices de sa sœur ne trompaient que rarement.
- Je m'ennuyais à Alexandrie.
- Et tu viens à Patara ? Qu'avons-nous à t'offrir ? Alexandrie est réputée pour être une ville amusante.
- Mouais.
- Tu vises Rome ?
- Crois-tu que je m'y plairai ?
- Tu aimes les intrigues, il y en a à foison dans la capitale.
- Vespasien est trop sage.
- Titus te plairait… Tu lui plairais d'ailleurs certainement.
- Julia, la gronda gentiment Gaïa. Me comparais-tu à Messaline ?
- Non, le pouvoir ne t'intéresse pas. Je ne sais d'ailleurs pas ce qui t'intéresse réellement. »
Sa jeune sœur s'assombrit. Julia lui enlaça le cou et l'embrassa tendrement.
« Gaïa… j'aimerais tant t'enlever la peine qui te ronge le cœur. Effacer ce qui aujourd'hui encore te rend si triste.
- Trouve-moi une passion à défendre.
- J'ai renoncé à te trouver des amants, il y a bien longtemps de cela. Les dieux t'indiffèrent et tu méprises les humains.
- Ils ne sont que des erreurs de la nature Julia.
- Merci pour moi ! »
Gaïa rit, mais ne s'excusa pas.
« Seul le commerce t'amuse. Le commerce et...
- Et… ?
- Rien ne t'arrête, je sais que parfois... »
Julia détourna la tête.
« Julia…
- Tu écoutes les doléances de certaines gens, que tu résous d'épineux problèmes d'une façon… radicale. Particulièrement si ces problèmes les mettent aux prises avec l'administration impériale. »
Gaïa fronça les sourcils.
« Julia, comment sais-tu cela ?
- Tu es ma sœur et j'ai des agents un peu partout. À Alexandrie comme ailleurs.
- Tu m'espionnes ?
- Non, je m'inquiète pour toi.
- Tu es une incorrigible sœur aînée.
- Ce ne sont pas nos parents qui se seraient inquiétés pour nous. »
Gaïa haussa un sourcil en souriant.
« Qu'importe, fit Julia en haussant les épaules. Je me suis toujours considérée responsable de toi.
- Je suis une grande fille maintenant.
- Tu resteras toujours l'enfant que je recueillais dans mon lit, l'enfant que... »
Des larmes brillèrent soudain dans les yeux de Julia et ses mâchoires se crispèrent. Gaïa leva une main et la passa doucement sur sa joue.
« Et je n'oublierai jamais Julia, murmura-t-elle.
- Moi non plus. »
Julia lui saisit une main et la serra dans la sienne, comme quand elles étaient encore enfants et qu'elles se dressaient seules contre la violence et le monde.
« Vous semblez plongées dans de biens sombres pensées Mesdames, leur lança le légat Marcus Sentius.
- Souvenirs d'enfance Monsieur, répliqua Gaïa sur un ton qui alerta sa sœur.
- Marcus mon ami, ne nous en veuillez point, s'empressa d'intervenir Julia. Gaïa et moi ne nous sommes pas vues depuis presque un an. Mais nous ne gâcherons pas la journée toute à la gloire, une fois encore, de Sextus Constans Baebius.
- Je l'espère, déclara le propréteur. »
Quintus Valerius s'inquiéta de ce que sa femme eût pu vexer le propréteur. Il maudit intérieurement Gaïa. Sa femme adulait sa sœur. Quant à lui, elle lui faisait peur. Lui aussi avait des amis à Alexandrie. Les rumeurs qui courraient sur elle dans la grande ville lui donnaient des sueurs froides. Pourtant, c'était une incroyable femme d'affaire, meilleure encore peut-être que ne l'était Julia, mais une aura maléfique planait sur elle. On lui avait parlé de meurtres, de disparitions, d'inexplicables maladies liée à son nom, de ruines retentissantes, sans qu'aucune preuve jamais, ne f^t apportées à de telles allégations.
Gaïa lui avait toujours semblé vivre en dehors des lois de la vertu et des codes sociaux si importants aux yeux du romain vertueux qu'il s'efforçait d'être.
Après l'obscurité des coulisses, le soleil l'éblouit désagréablement. Le casque la protégeait des rayons directs du soleil, mais la luminosité était trop forte. Elle avança. Un juge annonça la nouvelle paire. Elle leva les bras en entendant son nom. Le silence tomba soudain. La surprise. Elle grimaça à l'abri de son casque. Pas l'abri, elle n'aimait pas porter un casque. Il restreignait drastiquement sa vision périphérique et il gênait sa respiration. Alors qu'elle se pensait assez vétérante pour émettre un avis - elle combattait dans l'arène depuis deux ans et avait laissé loin derrière elle son statut de novice, de tiro - elle avait demandé à Téos d'en être dispensée. Il avait hurlé aux loups.
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« Ton armatura exige le port d'un casque ! Je ne présente pas des acteurs, fulminait-il. Des gladiateurs ! Tu sais ce que c'est ?!
- Je suis une femme… avait-elle répondu en haussant les épaules. Et puis, je ne vois rien et je n'arrive pas à bien respirer. »
Il l'avait giflée.
« À genoux, lui avait-il ordonné dangereusement menaçant. »
Elle s'était exécutée. Il avait fait appeler Herennius.
« Elle veut devenir rétiaire, déclara Téos à son doctor.
- Quoi ?! s'étonna Herennius qui ne pouvait croire à telle affirmation.
- Mais Dominus… avait tenté de protester la jeune femme à genoux. »
La gifle avait une fois encore claqué.
« Tais-toi ! »
Elle s'était définitivement tenue coite.
« Forme-la Herennius.
- Elle ne brillera pas dans cette armatura Dominus, observa le Doctor.
- Elle veut combattre à visage découvert. »
Herennius s'était abstenu de tout nouveau commentaire, Sameen, ou Aeshma comme elle se faisait appeler dans l'arène, n'avait pas su une fois de plus retenir sa langue, courber l'échine. Le fouet, les verges, les corrections n'avait jamais étouffé le feu qui brûlait au fond de ses yeux. Esclave, elle ne se pliait aux règles que si elle les acceptait et que celles-ci n'allaient pas à l'encontre de ses convictions. Par bonheur, Aeshma n'avait juré fidélité à aucun dieu et ne conformait à aucune règle morale exotique. Beaucoup d'aspects dus à son statut servile ou à sa condition de gladiatrice l'indifféraient.
Elle acceptait aussi bien les dures conditions d'entraînement, que les règles de vie très strictes, les conditions spartiates. Tuer lui semblait naturel, servir aux plaisirs des munéraires aussi. Elle acceptait de verser son sang, de risquer sa vie, de satisfaire des fantasmes tant qu'elle gardait son statut de gladiatrice et qu'on ne la prenait pas pour une prostituée, que Téos ne la vendait pas ainsi.
Téos était prudent, elle lui rapportait de l'argent. Il évitait de la contrarier. Mais il arrivait parfois qu'il eût mal évalué une situation ou que, comme aujourd'hui, elle oubliât qu'elle était sa place.
Elle subit six mois d'humiliation. Le trident trop long, trop lourd, le filet encombrant. Elle était trop petite. Sa morphologie ne s'était pas adaptée à l'armatura du rétiaire. Les entraînements s'étaient vite transformés en calvaire. Atalante ne lui pardonna pas de lui avoir volé son armatura et lui fit chèrement payé son arrogance sur le sable, aussi bien à l'entraînement que dans l'arène. La jeune femme s'était mieux adaptée à l'armatura de Sameen, que celle-ci à la sienne. Aeshma but la coupe de son insolence jusqu'à la lie.
Sur le sable. Dans une arène. À la faveur d'un petit munus de province, Téos l'engagea comme rétiaire et appareilla à Atalante qui combattait à cette occasion sous l'armatura du thrace
Aeshma se ridiculisa, s'empêtra dans les rets de son filet, n'arriva pas à manier lestement son trident. Bouillonnant de rage et de honte, elle avait oublié de réfléchir, de se fier à son instinct. Elle eût pu se débrouiller avec son seul poignard. Mais elle n'avait pas voulu déroger aux règles, elle avait voulu se faire pardonner par son maître, rendre fier d'elle Herennius, offrir un combat décent à Atalante contre qui elle était opposée. Elle avait trébuché sur son filet, pris un coup de sica, essuyé les remarques perfides et méprisante d'Atalante, perdu son trident et beaucoup d'énergie. Après ce fut trop tard. Atalante l'avait violemment frappée d'un revers de sa parma et l'umbo de métal qui saillait en son centre, lui avait déchiré la pommette droite.
Elle roula sur le sol. À terre, son poignard n'avait plus rencontré que les jambières de fer de son adversaire. Elle avait tenté de se relever, mais Atalante l'avait poursuivie à grands coups de pieds. Si les déboires de la pitoyable rétiaire avaient d'abord soulevé les hués, celles-ci s'étaient vite changées en rire et en moquerie. Atalante soignait le spectacle et sa sica avait fini par taillader ce qu'il restait du dérisoire pagne que portait Aeshma. Elle avait envoyé le poignard de la rétiaire voler sur le sable et prit même le temps de le ramasser. Aeshma rouge de honte, avait fini fermement maintenue à genoux. Un genou dans le dos lui tordait la colonne vertébrale, tandis qu'une main refermée douloureusement dans sa chevelure lui tirait la tête en arrière. Atalante l'exposait au centre de l'arène aux yeux du public, nue et en sang. La bouche ouverte et haletante. Offerte. Le nom d'Atalante avait parcouru les rangées des spectateurs, il avait roulé d'un bout à l'autre des gradins. Atalante l'avait alors brutalement projeté la face par terre et le pied posé entre ses omoplates. Elle avait levé les bras en l'air en signe de triomphe. Puis elle avait effectué un tour complet de l'arène en courant. Aeshma était restée un moment face contre terre avant de tenter de se remettre debout.
« Elle se relève, avait crié en riant un spectateur. »
Atalante était revenue, avait renvoyé la pitoyable rétiaire d'une taloche rouler sur le sable, puis sous les rires du public avait attrapé son pied et l'avait traîné jusqu'aux coulisses. Une fois hors de vue du public, elle avait lâché Aeshma, l'avait enjointe à se relever et l'avait empoignée par les cheveux.
« Tu n'es qu'une merde ! lui avait-elle craché avec mépris et colère. Tu as ridiculisé mon armatura, tu nous as ravalées à l'égal des hystrions qui viennent à l'heure des méridianis faire rire la foule avec des vulgarités. Fais-toi pardonner Aesh et récupère tes armes, parce que la prochaine fois que je te vois revêtir les armes du rétiaire, que Téos le veuille ou pas, je te tue. Ou mieux, je te mutile. Tu auras ainsi le temps de méditer sur ta bêtise. »
Elle lui avait lancé un coup de poing et aurait sans doute continué si Herennius n'était pas intervenu.
Aeshma avait mis du temps à regagner l'estime d'Atalante. La familia n'accueillait que quinze femmes. Et à vrai dire, en elles résidait la richesse de Téos. Peu de lanistes ou de ludus pouvaient s'enorgueillir de posséder des gladiatrices. Les bonnes combattantes étaient rares et elles ne remportaient pas toujours le suffrage des spectateurs amateurs de gladiature, mais elles apportaient aux spectacles une touche d'exotisme et de sensualité qui plaisaient. Principalement, si on spécifiait bien, pour ne pas provoquer de scandale, que les gladiatrices étaient originaires de provinces lointaines, de contrées barbares qui ne bénéficiaient pas encore de la Pax Romana. Étrangères aux vertus romaines. Si le scandale servait au spectacle, on insinuait qu'elles étaient romaines et qu'une patricienne se cachait parmi elles.
Après avoir assisté à un duel opposant deux femmes sous l'armatura des thraces à Pompéï, Téos avait parié sur les gladiatrices. Il avait écumé les frontières de l'Empire, les marchés aux esclaves, pour les recruter. On connaissait ses goûts et parfois il n'avait pas eu à se rendre sur les marchés. On lui avait apporté la marchandise à domicile.
Il portait un soin particulier à leur entraînement et exigeait du travail et des résultats. Celles qui voulaient rester ne manageaient pas leurs efforts car Téos n'hésitait jamais à revendre celles qui ne répondaient pas ses exigences. Si les gladiateurs qu'ils possédaient ne brillaient pas au firmament de la gloire, il se targuait de présenter les meilleures combattantes de l'empire. Et il avait toujours refusé d'en vendre ne serait-ce qu'une seule, quelques eussent été les sommes proposées.
Ses femmes frisaient l'excellence. Elles n'avaient rien à envier aux gladiateurs de sexe masculin et il devait à leur présence et à leurs talents martiaux de nombreux engagements.
Depuis cette cuisante correction, Aeshma avait évité de remettre en cause aussi bien son équipement que les règles ou les usages qui géraient sa vie de gladiatrice. Téos avait un don pour trouver les punitions les plus humiliantes ou les plus sadiques.
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La surprise n'étreignit pas seulement les gradins. Les invités du propréteur Sextus Constans Baebius, se turent eux-aussi. Les amateurs de combats ouvrirent la bouche. Ceux qui n'y assistaient que parce qu'il fallait s'y montrer abandonnèrent leur discussion ou relevèrent la tête, le regard empli de curiosité.
« Sextus… ? Des femmes ? s'étonna Julia. Elles n'étaient pourtant présentes ni à la pompa tout à l'heure, ni à la cena d'hier soir.
- Une petite surprise… sourit le propréteur.
- Faire combattre des femmes… commença une matrone.
- … c'est d'un exotisme ! la coupa Julia.
- J'ai combattu des femmes en Bretagne, déclara le tribun Kaeso Valens Atilius. Elles se montraient redoutables et maniaient l'épée avec une grande dextérité.
- J'avoue avoir voulu vous rendre hommage Valens, dit Sextus Constans.
- L'attention est osée propréteur.
- Vous êtes réputé pour respecter vos adversaires s'ils se montrent valeureux.
- Les Bretons étaient courageux, mais indisciplinés, comme tous les celtes d'ailleurs. Ils ne savent pas faire front unis contre leurs adversaires, que ce soit dans une bataille ou dans une guerre. Aucun n'a résisté aux légions de Rome.
- César a essuyé des défaites, intervint Gaïa. Et les Bretons puisque vous en parlez, lui ont tenu tête. Une légion, la Neuvième si je ne me m'abuse, n'y a-t-elle pas été massacrée ?
- Un faux pas vite corrigée.
- Les légions n'ont pourtant pas fini de soumettre le monde. Et le nord de la Bretagne reste insoumis.
- Ce n'est qu'une question de temps madame.
- D'autres empires ont plié après s'être cru invincibles.
- Aucun n'égalait Rome et ses légions.
- Mmm…
- En douteriez-vous ?
- De quoi général ?
- Que Rome domine le monde ?
- Oh, non général, se défendit Gaïa. Je ne suis pas aveugle. Vous n'énoncez qu'une vérité.
- Gaïa, tu as déjà assisté à des combats de gladiatrices ? demanda sa sœur.
- J'avoue que non, c'est une nouveauté pour moi.
- Excitante ?
- Intéressante. »
Julia se pencha à l'oreille de sa sœur.
« Tu n'es pas la seule à savoir te servir d'une arme, Gaïa, lui murmura-t-elle.
- Des armes ?! Tu y vas un peu fort !
- Tu es une grande archère.
- Tu n'es pas mauvaise non plus.
- Il y a des années que je n'ai pas tiré.
- Depuis que tu t'adonnes au mariage, tu sers, il vrai, plutôt de cible… »
Julia claqua du plat de la main l'avant-bras de sa sœur.
« Gaïa ! fit -elle faussement scandalisée. Et puis, l'un n'empêche pas l'autre. Oh… elles vont commencer. »
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Au centre de l'arène le juge regarda le propréteur. Sextus leva la main, l'arbitre cria « Combattez » et l'affrontement commença.
Gaïa observa les deux adversaires. Le choix avait été fait d'opposer une thrace à une rétiaire. Paire fort courante chez les hommes. Prometteuse d'un combat spectaculaire, vif et rapide. Gaïa n'appréciait pas trop les armaturas lourdes. Parmulara dans l'âme, sa préférence allait aux détenteurs du petit bouclier, appelé la parma, alors que les scutarii fondaient pour les gladiateurs maniant le lourd bouclier rectangulaire, le scutum. Elle appréciait les corps déliés, les déplacements vifs. Mirmillions et secutors lui paraissaient lourds et pesants. Les gladiateurs de ces armaturas peu attrayants. Trop grands, trop musclés, trop gras. Elle préférait le félin au bovin. Gaïa aimait les corps associés aux armaturas légères.
Dans le cas présent, les deux jeunes femmes s'accordaient magnifiquement à celles-ci. La rétiaire était grande, peut-être autant qu'elle, sinon plus. Ses épaules noueuses et ses bras musclés supportaient sans faiblir le double poids imposé par le filet et le trident. Elle se déplaçait souplement en glissant, se détendait le filet tournoyant au-dessus de sa tête ou se ramassait pour accélérer son déplacement. La thrace qui lui était opposée était beaucoup plus petite. Elle était fine, mais ses mouvements faisaient rouler ses muscles sous sa peau et dénonçait la tromperie d'un corps qu'on aurait pu croire seulement gracieux. Gaïa s'attarda sur les attaches de ses articulations. Du moins ce qu'elle en voyait. Celle de l'épaule gauche… Elle sourit, elle se racontait vraiment n'importe quoi ! La thrace se déplaçait félinement, avec beaucoup d'agilité et vivacité. Gaïa eut aimé voir sa figure cachée sous le casque entièrement fermé. Elle détestait les casques dont on affublait les gladiateurs. Elle aimait lire les visages, voir les émotions se succéder dessus, les étudier. Cette manie qu'avait la gladiature de dissimuler les traits des combattants l'horripilait.
Quitte à ce que des hommes s'entre-tuent, qu'ils le fissent donc tête nue. Elle savait bien qu'ils n'étaient rien, qu'ils ne possédaient ni nom, ni statut social, mais pourquoi les plonger dans l'anonymat ? Elle aimait les rétiaires pour cette raison. Ils combattaient aux yeux de tous.
Parce qu'elle n'avait jamais assisté à des combats opposant deux femmes dans une arène, elle se demanda si les gladiatrices feraient honneur à leur métier. Si elles ne déshonoreraient pas le nom des gladiateurs.
Elle obtint très vite sa réponse. L'affrontement entre les deux femmes s'apparentait à un ballet mortel. Elles se déplaçaient légèrement, mais le choc de leurs armes l'une contre l'autre ou contre les différents éléments de protection qu'elles portaient, résonnaient durement dans l'arène. Le mépris qu'avaient affiché certains à l'annonce de l'entrée de deux femmes s'était très vite effacé et les plaisanteries douteuses ou insultantes avaient laissé place à des cris enthousiastes. Il y avait très peu de chance pour que l'affrontement se terminât par la mort d'une des deux gladiatrices, l'espèce était trop rare, mais celui-ci n'avait rien d'une joute amicale et valait sans contestation possible un combat entre hommes. On avait cru à une représentation, à une bouffonnerie. Il n'en était rien. Les armes n'étaient pas mouchetées. Quand la thrace avait tenté de rentrer dans la garde de son adversaire, que la rétiaire avait lestement reculé, piqué son trident en avant, que la thrace avait paré à l'aide de sa petite manica, mais que la rétiaire, avec beaucoup d'adresse, avait donné un mouvement tournant à la pointe de son trident, il avait entaillé la cuisse dénudée de son adversaire et le sang avait coulé.
C'était un véritable combat. Dès lors, il fut regardé et apprécié en tant que tel.
On donnait la rétiaire gagnante. La blessure qu'elle avait infligée à la petite thrace qui lui faisait face, se révéla profonde et le sang coulait jusque sur le sable. La thrace n'abandonna pas pour autant, elle continua à se battre avec opiniâtreté et élégance. Elle veillait seulement à ménager sa jambe.
L'arbitre ordonna une pause. Les deux gladiatrices s'éloignèrent l'une de l'autre et des valets leur apportèrent à boire.
Gaïa guetta avec impatience le moment où la thrace enlèverait son casque pour boire et s'éponger la figure. Un homme se précipita vers elle, suivi d'un esclave. Certainement un médecin. La petit thrace se débarrassa de son casque. Elle se tenait loin de la tribune d'honneur et Gaïa ne put réellement distinguer ses traits. La femme était cependant assez jeune, une vingtaine d'années certainement, mais il était difficile à cette distance d'en être certaine. Elle portait des cheveux longs et noirs, mais cela Gaïa le savait, ils dépassaient à l'arrière de son casque. Gaïa souffla contrariée. Elle ne distinguait rien du tout.
Il y eu quelques discussions pour savoir si le combat continuerait. L'arbitre parla au médecin et à la thrace. Puis, il vint se tenir devant la tribune et fit un signe au propréteur, tout en lui faisant comprendre que le médecin comme la thrace avaient donné leur accord pour continuer. Mais Sextus Constans Baebius était le munéraire. C'était à lui de décider. La blessure pouvait rendre la thrace lourde, malhabile et pusillanime. Elle pouvait gâcher le spectacle. Il hésita. Une rumeur s'éleva, la thrace venait de remettre son casque et traversait l'arène à grands pas. Sans l'ombre d'hésitation, sans boiter. Arrivée devant la tribune d'honneur, elle mit un genou à terre et plaqua sa sica contre sa poitrine nue.
« Seigneur, ne permet pas que soit gâché le plaisir des spectateurs. Si je te déçois, tu pourras toujours me réserver une punition de ton choix à la fin de la journée. Une punition digne de ma maladresse. »
Assis dans les gradins parmi les spectateurs, Téos se mordit le poing. Comment osait-elle ainsi prendre la parole devant le propréteur ? Son audace dépassait les bornes. Elle allait se faire égorger comme un goret sur le champ. Elle n'aurait obtenu que ce qu'elle méritait. Elle lui appartenait depuis huit ans, il l'avait achetée, entraînée, formée, éduquée au métier et elle n'avait toujours pas compris quelle était sa place. C'était surtout une exceptionnelle combattante et il n'avait pas envie de perdre tout ce qu'il avait investi comme argent et comme patience au cours de ces huit ans.
Atalante l'avait certes, une fois de plus surprise, mais Aeshma ne s'était pas avouée pour autant vaincue car elle savait, comme le savait Téos, que le combat n'était pas encore joué. Elle avait moins de temps à sa disposition, maintenant qu'elle était blessée, mais elle pouvait toujours le gagner si elle se montrait assez habile.
Voilà pourquoi elle venait de s'agenouiller devant le munéraire, pourquoi elle osait défier les usages. Aeshma n'acceptait pas de se voir mise hors combat. Elle pouvait accepter la défaite, parce qu'elle avait bien été obligée de perdre sur le sable et qu'elle n'avait pas pu remporter tous ses combats depuis qu'à quatorze ans on lui avait mis une épée dans la main. Qu'elle en avait perdu beaucoup durant les deux ans qu'avait duré sa formation. Beaucoup moins, il était vrai depuis qu'elle avait dépassée le grade de novice. Très peu même.
Sextus se tourna brièvement vers ses invités d'honneur. Le tribun souriait, la thrace lui rappelait les Catuvelloniennes. Peut-être venait-elle de ces brumeuses contrées verdoyantes ? Le prêteur et les deux légats hochèrent la tête, tout comme le procurateur de Lycie, Aulus Flavius. Julia et son mari firent de même. Gaïa avait le regard fixé sur la gladiatrice. Il se tourna alors vers la foule et écarta les mains. La fête se déroulait en son honneur, il n'était que l'éditeur du spectacle, à elle de décider.
« Combat, combat, se mit-elle à scander. »
Sextus Baebius demanda le silence.
« Tu as gagné le droit de continuer thrace. Mais veille à accorder à la foule le combat qu'elle mérite. Je te ferai payer très chère sa déception.
- Elle ne sera pas déçue Seigneur, lui assura la thrace fermement, la voix rendue métallique par la grille du casque.
- Que Niké t'entende ! »
Niké la déesse des victoires. Le message était clair. La missio ne serait pas accordé à la thrace en cas de défaite. Atalante aurait le plaisir de l'égorger de la pointe de son poignard. Aeshma se releva après avoir salué et partit sous les cris d'encouragement du public se placer face à la rétiaire.
Gaia pencha la tête et se mordit la lèvre inférieure.
« Je ne te remerciai jamais assez de m'avoir conviée à la villa du propréteur, déclara-t-elle à sa sœur.
- Le spectacle te plaît ?
- J'avoue qu'il réserve son lot de surprises. Des paires de femmes, un gladiateur assez audacieux pour défier l'autorité du propréteur…
- Une gladiatrice, corrigea Julia.
- Ce n'en est que plus… excitant.
- Oh… la petite thrace t'intéresse ?
- Mmm, il faudrait déjà qu'elle gagne ce combat.
- Elle n'a pas trop le choix.
- Oui, et puis si sa personnalité me plaît, je n'achète jamais à l'aveugle.
- Non ?
- Le ferais-tu ?
- Je suis fidèle à Quintus…
- Julia…
- Serais-tu sensible aux charmes d'une belle gladiatrice ?
- Bof… je la trouve juste amusante.
- Tu aimes les rebelles et les originaux.
- Les rebelles oui, les originaux nettement moins. Ils sont en général aussi ennuyeux que les autres.
- Tu auras peut-être une chance de revoir ta rebelle… elle se défend bien. »
Sur le sable, Atalante venait de perdre son filet. Plombé, il avait lourdement fouetté le casque d'Aeshma qui s'était pliée sous le coup en grognant. Atalante avait rapidement ramené le filet et d'un grand geste l'avait soudain déployé et lancé. La foule poussa un cri. La thrace était prise ! Non. Le sifflement du filet l'avait alertée, elle plongea. Au hasard, sur sa droite. Elle effectua un bond de plus de trois mètres, tête en avant, et assez haut pour que sa tête prise dans son casque ne touchât pas terre. Dans sa chute, elle tendit son bras droit en avant, la lame de sa sica tournée vers elle. Elle roula dessus. Entièrement recouvert de la manica, un long gantelet de cuir renforcé de plaques de métal qui lui remontait jusqu'à l'épaule, la réception n'eut rien d'agréable. Un cri d'admiration jaillit des gradins quand elle se redressa souplement sur ses pieds, fit volteface et fonça. Atalante abandonna son filet et retourna son trident face à son adversaire. L'arrêtant net. Elles se mirent à tourner l'une autour de l'autre. Atalante donnait de petits coups de trident en direction de la tête de son adversaire et Aeshma reculait sans cesse. Attendant le bon moment. Passer sous le trident aurait été folie. Atalante aurait retourné la hampe et l'aurait frappée de haut en bas au menton, signant sa défaite. Elle devait l'inciter à viser sa poitrine ou son abdomen. La thrace recula pas à pas. Elle tenta de fausses manœuvres uniquement pour maintenir l'attention du public, pour le spectacle. Atalante jouait le jeu, mais elle ne renonça pas à la victoire. Elle attendait seulement le bon moment, le coup sûr. Elle se méfiait d'Aeshma. Elle ne doutait pas de l'issue du combat. Cette fois-ci elle aurait le dessus sur la thrace.
Aeshma ne savait pas si Atalante avait compris que la thrace jouait sa vie. Mais si elle le savait, risquerait-elle la sienne ? Lui accorderait-elle la victoire pour l'épargner d'une mort promise par le propréteur ?
Atalante repoussa la thrace jusqu'au mur de l'arène. Son trident frappa durement le casque de son adversaire, puis elle réarma et Aeshma commit enfin la faute qu'attendait la rétiaire. Elle leva sa parma pour se protéger du nouveau coup qui venait. Atalante dévia la course de son arme. Les pointes du trident partirent en direction de la poitrine de la petite Thrace. Pas de l'abdomen, elle ne voulait pas la tuer, seulement la blesser. Assez gravement pour faire couler son sang, la mettre hors combat et obtenir la victoire. Le trident se planta dans le bois. Aeshma l'avait esquivé et coincé la hampe sous son bras. Elle se lança en avant. Atalante s'accrocha à la hampe du trident et elles traversèrent la moitié de l'arène pour se retrouver juste en son centre. La thrace pivota brusquement, entraînant la rétiaire dans son mouvement et les pieds d'Atalante décollèrent du sol. La thrace face au propréteur leva crânement sa sica, lâcha la hampe du trident et percuta son adversaire, manica en avant. Atalante s'envola sous le choc. Elle s'était reçue le gantelet dans la figure, et le choc de la manica sur sa poitrine lui coupa le souffle. Elle s'écrasa sur le dos. Aeshma lui arriva dessus la seconde suivante et lui décrocha un violent coup de coude dans la mâchoire, elle lui écrasa sous le pied la main gauche qui n'avait pas lâché le poignard et elle s'accroupit au-dessus d'elle. Elle lui appliqua la pointe de sa sica sous le menton. Atalante n'eût d'autre solution que basculer la tête en arrière. Elle leva sa main libre. Aeshma ne la vit pas, aveuglée par son casque qui lui obstruait la vue sur les côtés. Casque que la rétiaire empoigna. Elle tira un grand coup et la petite thrace roula sur la gauche. Atalante sauta souplement sur ses pieds.
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« Elles se montrent pleines de ressources, remarqua le légat Marcus Sentius.
- J'avais entendu dire grand bien des qualités offertes par les gladiatrices de Téos, lui-même m'avait assuré de leur valeur. Je crois d'ailleurs que ses gladiatrices valent plus que ses gladiateurs. Ils les louent en tout cas très cher, mais à les voir combattre, je ne regrette pas la dépense.
- On ne voit pas souvent de femmes dans l'arène. Je n'en ai vu combattre qu'à Rome et Pompeï.
- Néron a été fort inspiré la première fois qu'il a fait descendre des femmes dans l'arène, ricana obscènement le procurateur Aulus Flavius.
- Il s'est surtout amusé avec les patriciennes, remarqua Sextus Baebius prudemment. »
Le procurateur ne lui inspirait pas confiance. Nommé directement par l'Empereur pour gérer ses domaines et ses mines, pour prélever des impôts particuliers dont celui imposé aux juifs, il échappait à l'autorité de Sextus Baebius. Il possédait ses propres troupes, son propre personnel administratif et ne rendait aucun compte au propréteur. Deux procurateurs exerçaient leurs privilèges dans la province. Marcus Lepidus lui, y exerçait sa charge en Pamphylie et se montrait rarement à Patara. Aulus Flavius y résidait, ou quand les chaleurs étaient trop vives, s'exilait dans une immense propriété qu'il s'était octroyée sur la côte, à l'ouest du port de Patara. Il déplaisait à Sextus. C'était un homme ambitieux, retors, dénués de scrupules et en très bons termes avec les proches de l'Empereur. Il avait brigué la charge de procurateur en Lycie. Elle servait ses intérêts politiques et financiers.
- Les patriciennes ? intervint Julia.
- Oui, il les a encouragées à combattre dans l'arène, expliqua le propréteur.
- Oh, j'eusse aimé voir cela !
- Certaines femmes de bonnes familles s'entraînent encore dans les ludus, expliqua Marcus Sentius.
- Vraiment ? demanda Gaia surprise d'une telle assertion.
- Une mode scandaleuse ! s'écria la matrone vertueuse qui avait déjà manifesté sa réprobation de voir des femmes combattre. Les romaines sont de vraies dépravées ! »
Gaia la dévisagea avec un profond mépris, mais le combat tua les conversations et tous les regards, même ceux de la vertueuse matrone convergèrent vers le centre de l'arène.
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Atalante avait passé son poignard dans sa main gauche et se servait de sa manica comme d'une arme et d'un bouclier. La sica de la thrace n'était pas beaucoup plus longue que le poignard de la rétiaire. Désavantagée par sa blessure, sa parma et son casque rétablissaient l'équilibre entre les deux gladiatrices. Les attaques fusèrent, les esquives malgré la fatigue qui commençait à gagner restèrent vives et bondissantes. Les spectateurs participaient bruyamment à la lutte. Des paris spontanés furent lancés entre voisins. Téos priait pour que ses deux combattantes lui fussent rendues à l'issue des jeux. Elles lui assureraient de nouveaux engagements. Les notables suivaient avec autant d'intérêt la lutte que la plèbe. Ils parleraient et vanteraient leurs mérites, leurs prestations spectaculaires. Peut-être quitteraient-ils enfin l'Orient, iraient-ils en Grèce, en Campanie, en Égypte ? Peut-être connaîtraient-ils le confort des grands ludus municipaux ? Pompéï, Capoue, Alexandrie, Rome... Encore fallait-il qu'aucune des deux gladiatrices qui s'affrontaient ne mourût ou ne fut définitivement estropiées. Aeshma méritait une punition, mais elle la recevrait de sa main, pas de celle d'Atalante par décision du propréteur. Il la tuerait si elle se faisait égorger à l'issue du combat. Il lui refuserait un enterrement décent, il la lancerait dans un cloaque ou précipiterait son corps dans la mer, vouant son âme au tourment éternel. Elle s'en moquait certainement parce qu'elle ne semblait croire en rien, mais pas lui, pas Herrenius, ni les autres gladiateurs de la familia. Elle servirait d'exemple, qu'elle vécût ou pas, il la punirait se dit-il rageur.
Un grognement heureux lui échappa quand il réalisa que l'occasion lui serait donnée d'exercer son pouvoir de maître sur l'esclave rebelle qu'il jugeait insolente. Atalante venait d'attaquer, protégée par sa manica. Aeshma leva sica et parma à la hauteur du visage de la rétiaire et effectua un demi-tour sur elle-même. Atalante la suivit, évitant l'une et l'autre arme avec beaucoup de vivacité, le public applaudit. Mais Aeshma continua sa rotation. Sa parma passa sous les poignets de la rétiaire. Personne ne comprit comment celle-ci pouvait s'être retrouvée les bras tendues devant elle. Soudain, la sica brilla et le sang apparut sur le flan d'Atalante. Le bras armé du petit bouclier carré partit en arrière et frappa violemment la tête dénudée de la rétiaire. Elle chuta, roula en arrière sur son épaule et se redressa poignard en avant. Il ripa sur la parma. Atalante vit la sica lui arriver sur le côté du visage. Elle allait finir égorgée. Elle recula le buste, la pointe de la sica lui entailla le menton. Aeshma dans un grand mouvement souple coupa cette fois-ci de gauche à droite. Atalante avait perdu. Le poing de la petite thrace s'écrasa sur la tempe de la rétiaire qui s'écroula à terre en lâchant son arme. Le public sauta sur ses pieds et se mit à trépigner d'allégresse.
Aeshma secoua la tête. Elle ne voyait presque rien, un vacarme étourdissant lui cassait les oreilles, les cris du public, la musique de l'orchestre, le sang qui lui tambourinait les tempes. Elle était en sueur et tout son cuir chevelu la démangeait. Elle chercha Atalante à travers la visière de son casque. Elle espérait ne pas l'avoir tuée. Non, elle bougeait. Aeshma s'approcha, balaya par prudence le poignard d'un pied et lui posa l'autre sur la poitrine, la pointe de sa galigae cloutée rudement appuyé sur la trachée artère.
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Il n'était pas d'usage de tuer les gladiatrices, de leur refuser la missio. La rétiaire bénéficiait, outre ses qualités martiales indéniables, d'un corps aux formes pleines et avantageuses. Son armatura avait permis aux spectateurs de l'admirer tout au long du spectacle. La longue manica qui lui protégeait le bras gauche et le petit pagne retenue par une large ceinture de cuir n'avaient en rien frustré le spectateur avide de femmes nues à contempler. Elle avait de longues jambes galbées et sa poitrine, si elle n'était pas très généreuse, offrait à la vue des amateurs, des globes dorés ronds et fermes. Personne n'eut le cœur de crier « Jugula », beaucoup espérait la revoir, aussi dénudée ou plus encore.
La missio lui fut accordée.
Aeshma retira son pied et Atalante se remit debout. La thrace quitta l'arène en levant rythmiquement les bras au ciel en signe de victoire. La rétiaire suivait derrière, les lèvres pincées. Elle n'en voulait pas à Aeshma, celle-ci s'était bien battue. Elle s'en voulait à elle-même pour l'avoir tenu à sa merci et avoir ensuite, été assez stupide pour perdre le combat. Elle devait aussi une fleur à la thrace. À la maîtrise que celle-ci avait de ses émotions et de sa force. Avec toute autre qu'elle, Atalante serait morte sur le sable de cette arène. Aeshma était blessée, elle ne voyait pas grand-chose, elles avaient été prises dans un échange brutal et la sica avait fendu l'air. Pourtant c'était un poing qui avait envoyé Atalante à terre. Aeshma avait eu la présence d'esprit de modifier au dernier moment son attaque. Atalante lui devait la vie. Encore une fois.
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Les combats continuèrent jusqu'à ce que le soleil commençât à descendre sur l'horizon. Mais après les deux premières gladiatrices, une seule paire de gladiateurs parvint à déclencher un engouement égal à celui qu'avait provoqué la grande rétiaire et la petite thrace.
Chez certains l'ennuie s'installa. Gaia partagea ce sentiment. Elle ne goutait pas spécialement les tueries, mais elle aimait les beaux combats et appréciait les beaux combattants. Elle feignit de s'intéresser au reste du spectacle par courtoisie et guettait sans en avoir l'air le procurateur. Julia l'intéressait visiblement. Il n'arrêtait pas de lui jeter des coups d'œil. Gaïa lui trouva le regard torve et concupiscent et se demanda bientôt s'il n'allait pas finir par baver comme un dogue. Julia partageait-elle une liaison avec lui ? Elle n'espérait pas, l'homme lui déplaisait. Il se passa la langue sur les lèvres qu'il avait charnues et elle ne put retenir une moue de dégoût.
« Vous sembliez moins sensible au sang versé par les femmes qu'à celui versé par les hommes, lui déclara une jeune fille assise derrière elle, se méprenant sur la raison de l'expression de Gaïa. Votre préférence va-t-elle au thrace ou au mirmillon ? »
Gaïa se retourna. La jeune fille très blonde, les cheveux joliment bouclés, la regardait, son regard bleu clair pétillant de malice. La jeune femme l'avait aperçue au déjeuner chez le propréteur, mais ne savait pas qui elle était.
« Au thrace, répondit Gaïa.
- Oh, vous faîtes partie des parmularii.
- J'avoue.
- Nous sommes ennemis alors, déclara la jeune fille en souriant.
- Je ne suis pas si extrémiste...
- Moi non plus rassurez-vous, rit la jeune fille. D'ailleurs, pour le prochain combat, j'ai parié sur Dyomède.
- Dyomède ?
- Ah, c'est vrai que vous venez d'arriver et que vous ne connaissez pas le programme. Le prochain combat mettra aux prises la plus belle paire de gladiateurs, Dyomède et Berrylus, un hoplomaque et un mirmillon. J'ai craqué à la pompa. Dyomède dégage une telle force, déclara l'adolescente avec ravissement.
- Il est beau ? demanda Gaïa avec une pointe d'ironie dans la voix.
- Oui, aussi, rit la jeune fille. Il a dix-sept victoires à son actif, Berrylus vingt. Mais je donne l'hoplomaque vainqueur. De toute façon, le combat promet d'être magnifique.
- Ils devront déployer bien des talents pour...
- Pour... ? demanda la jeune fille.
- Pour égaler la thrace et la rétiaire de tout à l'heure, intervint Julia sur un ton malicieux. Je crois que ma chère sœur a été plus que séduite par leur performance.
- C'est vrai que ce fut un beau combat, approuva la jeune passionnée. Une véritable et heureuse surprise. J'avais déjà vu des femmes combattre, mais celles-ci nous ont offert un très beau spectacle. Mais je suis sûre que Dyomède et Berrylus les surpasseront. »
Gaïa se fendit d'une moue dubitative.
L'affrontement entre les deux gladiateurs qu'attendait sa jeune voisine confirma ses doutes. Les deux hommes se montrèrent vaillants et habiles, mais ils ne surent lui procurer les émotions que les deux femmes avaient éveillées chez elle. Le public ne bouda pourtant pas son plaisir et plein d'admiration accorda sans hésiter la missio au mirmillon vaincu. Sa jeune admiratrice venait de gagner son pari.
La journée avait comblé Sextus Constans Baebius. Une ovation avait salué son départ de l'arène. Le public manifestait ainsi son plaisir et sa reconnaissance. Le lendemain clôturerait dix jours de réjouissances. Il n'aurait plus qu'à engranger des bénéfices jusqu'à ce qu'il ait ramassé assez d'argent pour offrir un nouveau munus en son nom. D'ici-là, d'autres notables se chargeraient de distraire le public. Il pouvait aussi organiser un munus « provinciale » au frais de la province, il verrait cela avec son questeur et Anémios son secrétaire personnel.
« Dominus, le prévint justement Anémios. Les invités t'attendent.
- Fausta est-elle prête ?
- La domina a rejoint les invités.
- Et les enfants ?
- Primus et Marcus sont avec elle. »
La soirée ne l'avait pas attendu quand il descendit. Il salua tous les convives, remarqua la présence de Quintus Valerius, l'absence de sa femme et de sa sœur.
« Quintus, vous nous privez de la présence de Julia ?
- Gaïa était fatiguée et Julia n'a pas voulu l'abandonner.
- Que viens faire Gaïa chez nous Quintus ?
- Des affaires.
- Elle est mariée ?
- Je ne crois pas.
- Elle l'a été ?
- Non.
- Elle vit seule ?
- Elle est riche, répliqua Quintus.
- …
- Julia et elle ont hérité d'une immense fortune, expliqua le magistrat. Par deux fois et elles ont su la faire fructifier.
- Vous avez trouvé une perle Quintus.
- Les dieux m'ont privilégié, je l'avoue et je leur en rends grâce à chaque nouveau matin qui se lève.
- Comme c'est émouvant, grinça le procurateur Aulus Flavius.
- Vous êtes jaloux Aulus, déclara en riant le navarque qui avait entendu sa remarque.
- Et de quoi grand dieux ?! s'exclama Aulus.
- Du joyau que les dieux ont accordé à Quintus... clama la jeune fille avec qui Gaïa avait parlé dans les arènes. »
Le procurateur fronça les sourcils, contrarié par la remarque. Quintus Valerius semblait confus.
« Julia Mettela Valeria, annonça la jeune fille en insistant sur le dernier nom qui proclamait Julia comme la femme de Quintus.
- Marcia, veux-tu bien te taire ! la morigéna le tribun Valens Atilius. Crois-tu qu'il soit décent d'ainsi parler d'une femme qui n'est pas présente ?
- J'énonce simplement des vérités, fit la jeune fille en haussant les épaules.
- Je finirai par ne plus t'emmener nulle part, maugréa le tribun.
- J'aime bien la caserne, je te suis juste pour te faire plaisir. »
Elle sourit avec insolence et si elle avait tiré la langue, personne ne se serait étonné de la voir darder entre ses lèvres rouges.
« Je vous prie à tous d'excuser ma fille.
- Fille de caserne général ? dit perfidement le procurateur.
- Nous y possédons de beaux appartements.
- On rencontre peu de femmes dans les casernes... »
Le tribun serra les mâchoires, Aulus Flavius n'était qu'une vipère. Il insinuait que seules les filles de joie fréquentaient les casernes. C'était bien sûr un mensonge, mais c'était ce que voulait sous-entendre le procurateur. Valens retint son poing. Il n'entamerait pas une bagarre sous les yeux du propréteur. Aulus Flavius sourit mielleusement.
« Marcia est charmante... »
« … pour une fille à soldats, comprirent Valens et tous ceux qui assistaient à leur altercation. »
Le propréteur s'empressa d'appeler musiciens, chanteurs et danseuses. Valens était un soldat expérimenté qui avait gravit les échelons au cours des campagnes de Bretagne et de Judée. Détaché dans la province, Sextus augurait que Valens finirait légat à la tête d'une légion. Si Vespasien l'avait peut-être oublié, Titus auprès de qui le tribun avait combattu, le récompenserait un jour pour son courage et son intelligence. Le proconsul s'était montré insultant. Cet homme détestable se savait intouchable. Aulus Flavius. Il appartenait au cercle des intimes de l'Empereur Vespasien. Il connaissait aussi la réputation du tribun ; Valens était un homme droit et il ne chercherait pas à assouvir une basse vengeance contre le procurateur.
Aulus Flavius, interpellé par un convive, salua avec morgue et s'éloigna. Quintus respira plus librement. Le légat Lucius Flavius et Valens se regardèrent, ils partageaient le même mépris pour le procurateur de Lycie.
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« Quintus, fit le propréteur. Demain est dernier jours de liesse. Je serai fort marri de ne point voir Julia se joindre à nous pour le souper.
- Si je suis le mari de Julia, je ne suis point son maître propréteur.
- La soirée sera des plus belles, Quintus, intervint Fausta Baebia la femme du propréteur. Nous ferait-elle l'affront de nous bouder ?
- Oh, non Fausta, non, se défendit Quintus avec passion. Julia ne se le permettrait pas. Votre amitié lui tient tant à cœur. Mais...
- … mais elle reçoit sa charmante sœur.
- Oui.
- Faisons venir Gaïa et Julia viendra, proposa Fausta.
- Mmm, fit pensivement le propréteur. Quintus, Gaïa est étrangère à notre société, elle a fait un long et dangereux périple. Il est compréhensible qu'elle veuille s'isoler et rester tranquille. N'auriez-vous pas une idée pour l'encourager à se joindre à nous demain soir ?
- Je la connais très peu.
- Demandez à Julia, lui conseilla Sextus. Je serais prêt à tout pour l'encourager à venir.
- Moi je sais comment la faire venir ! s'écria une voix juvénile
- Marcia ! Tu ne vas recommencer ! bougonna Valens.
- Faites venir la thrace et la rétiaire qui ont combattu cet après-midi , expliqua Marcia ignorant la remarque de son père. Elle a beaucoup aimé leur prestation. Vous êtes le munéraire, les gladiateurs vous appartiennent jusqu'à demain non ?
- Oui, en quelque sorte... jusqu'à après-demain même.
- Convoquez Dyomède aussi, et d'autres. Organisez un petit spectacle ou faites-leur servir les plats, tenir les lampes à huile. Je suis sûre que cela plaira à vos invités de toute façon.
- Marcia... la tança Valens contrarié par la façon cavalière qu'avait sa fille de parler au propréteur. Sextus, je suis...
- Non non, Valens, laissez, l'excusa Sextus. C'est une bonne idée.
- Tu vas faire venir des gladiateurs chez nous ?! s'exclama Fausta.
- Pourquoi pas...
- Et moi qui te croyais sérieux.
- …
- J'ai hâte d'être à demain, s'enthousiasma Fausta toute excitée par l'idée de Marcia. Mais Sextus, je veux avec toi sélectionner ceux qui viendront. Marcia, que les dieux te bénissent, fit-elle en se tournant vers la jeune fille et son père. Vous aussi Valens. »
Valens flatté dans sa vanité de père salua la femme du propréteur avec reconnaissance. Marcia se haussa sur la pointe des pieds et embrassa son père sur la joue.
« Merci qui ? chuchota-t-elle à son oreille. »
Le fouet mordit les chairs et un long trait sanglant se dessina en travers des épaules de la jeune femme liée les bras levés sur un palus, qui servait aux entraînements. Il forma une nouvelle figure géométrique en se combinant avec ceux qui l'avaient précédé. Le douzième coup claqua. Un grognement l'accompagna, mais la jeune femme se garda bien d'ouvrir la bouche. Elle serra encore un peu plus les dents sur le tore de cuir qu'on lui avait présenté pour qu'elle mordît dedans avant le début de sa punition. Sa jambe la faisait souffrir et elle s'efforçait de ne pas flancher, de rester debout. Elle pouvait ainsi reposer son poids sur sa jambe gauche et soulager la droite qui était blessée. Atticus, le médecin de la familia avait pris le temps de la soigner. Elle avait même pu se baigner, se restaurer et profiter d'un massage. Le médecin inquiet pour sa patiente lui avait confié que Téos était furieux, mais grisée par sa victoire, elle n'avait pas voulu croire au châtiment que lui prédisait Atticus. Il lui avait reproché sa naïveté, elle s'était vantée de sa dextérité, de sa valeur. Téos lui devait des félicitations.
« Ta fierté t'aveugle, petite Parthe. »
Elle avait dédaigneusement haussé les épaules. Le massage l'avait détendue et elle avait envie de dormir. Téos ne lui en donna pas l'occasion. Herrenius vint la chercher. Il arborait un visage dur et contrarié. Il ne lui adressa pas la parole, ne l'engagea pas dans une relecture de son combat et il évita de la regarder de peur de se laisser aller à la colère et de devancer les ordres de Téos. Il claqua des doigts. le temps d'un battement de cœur, elle avait pensé résister. Elle renonça. Elle se leva. Il lui tendit une tunique de toile grossière qu'elle passa par-dessus sa tête et le suivit. Il était venu seul. Elle se félicita de ne pas l'avoir défié. Il l'escorta jusqu'à la cour du ludus municipal dans lequel tous les gladiateurs engagés par le propréteur logeaient, sans lui adresser la parole. Il se chargea lui-même de l'attacher. Il fendit ensuite sa tunique et la lui arracha.
Elle s'aperçut qu'elle et Herrenius n'occupaient pas seuls la cour du ludus. Pour la deuxième fois de la journée, elle gratifiait un public qui se pressait en nombre, d'un spectacle qu'il espérait sanglant et héroïque : gladiateurs, doctors esclaves, masseurs, cuisiniers, concubines, quelques enfants, des armuriers, des médecins, tout ce que le ludus ou une familia pouvait compter comme personnel. Les gladiateurs présents n'étaient pas venus de leur propre initiative, même si certains se réjouissaient d'assister à la punition d'un gladiateur désobéissant. Leurs doctors respectifs, leurs lanistes les avaient enjoints à se rendre dans la cour d'entraînement suivre leur dernière leçon de la journée.
Trois, il en restait trois.
Au treizième, la longue lanière lui brûla les reins, son corps se tordit et tira violemment sur les liens qui mordirent la chair de ses poignets. Elle revint brutalement contre le palus et se meurtrit l'arcade sourcilière. Avant qu'elle pût récupérer, le quatorzième la lacera de l'épaule droite à la hanche gauche. Ses jambes se dérobèrent sous elle. Elle mordit le tore, ferma les yeux, colla son front contre le bois fendu contre lequel elle se tenait. Son esprit lui échappait. Téos ne manifestait aucune ombre de pitié et son bras donnait au fouet tout l'énergie dont il avait besoin pour déchirer, meurtrir et punir. Elle rouvrit les yeux et son regard tomba sur Atalante. La Syrienne fronça les sourcils et hocha discrètement la tête. Un encouragement, un signe de connivence, de soutien. Adversaires sur le sable, partenaires lors des entraînement, s'ignorant la plupart du temps dans d'autres circonstances, Atalante respectait Aeshma. Elle savait qu'elle méritait son châtiment, mais elle avait adoré leur combat sur le sable et surtout elle avait appris par Atticus ce qui s'était vraiment passé quand Aeshma avait été s'agenouiller devant la tribune, le risque qu'elle avait pris, la menace qui avait planer sur elle. Si Atalante avait su qu'Aeshma ne serait pas épargnée en cas de défaite, elle n'aurait rien changé à son attitude. La petit Parthe comme l'appelait affectueusement Atticus, avait fait preuve de folie, mais grâce à elle, leur combat avait soulevé l'enthousiasme et même si Atalante avait perdu, elle n'avait rien à se reprocher. Elle pouvait même être fière de sa performance. Elles avaient offert au public de Patara un beau spectacle. Il l'avait été avant l'intervention d'Aeshma, Atalante aurait été déclarée gagnante et ovationnée. Mais cette damnée thrace, en obtenant la permission de continuer le combat, leur avait permis de briller plus intensément.
Atalante ne l'aurait pas vraiment admis, mais elle s'était amusée. Elle aimait combattre contre Aeshma. Celle-ci ne trichait jamais et leurs affrontements lui plaisaient. Téos les appareillait rarement l'une contre l'autre, il préférait opposer la rétiaire à une mirmillon. Les deux femmes étaient surtout ses meilleurs éléments et il désirait, pour des raisons financières, les garder en bonne santé. Appareillées ensemble, elles rivalisaient de fougue et de violence. Il avait beau leur enjoindre de veiller à ne pas s'estropier ou ne pas se porter un coup fatal, elles finissaient toujours par oublier ses recommandations. Chaque face à face dans l'arène lui donnait des sueurs froides. Le spectacle soulevait l'enthousiasme certes, mais l'idée d'en perdre une l'enrageait.
Chacun de leur combat avait été suivi d'une punition. Celle-ci tombait sur Atalante ou sur Aeshma en fonction de ce qu'elles avaient commis comme imprudence envers leur propre intégrité physique ou celle de leur adversaire. Parfois, il les sanctionnait toutes les deux. C'était détestable et nécessaire. Atalante, si elle se soumettait sans trop rechigner à la discipline imposée par le Doctor ou Téos, avait tendance à se laisser dominer par l'esprit rebelle d'Aeshma. À se laisser entraîner à sa suite dans un monde où il n'existait plus qu'elles deux face à face sur le sable. Aeshma avait des capacités de concentration incroyable, elle pouvait tout oublier quand elle combattait. Faire abstraction de tout ce qui ne concernait pas le combat : le bruit, la musique, les cris. Elle gérait la fatigue, la douleur, une blessure, la chaleur, le froid, le vent ou la poussière. Atalante la rejoignait dans son monde et elles oubliaient tout.
Le quinzième coup claqua. Le sang, un grognement de douleur, le poids du corps maintenant uniquement supporté par les poignets entravés, un bandage qui se teintait de sang, la contrariété d'Atticus qui devrait y remédier. Un claquement de main. Un ordre sec :
« Dispersez-vous ! »
Les gladiateurs et tous ceux qui leur gravitaient autour s'éloignèrent en silence.
« Atalante ! l'interpella Téos. »
La jeune femme se retourna et revint sur ses pas.
« Occupe-toi d'elle ! Tu es consignée. Jusqu'à nouvel ordre. »
Atalante se renfrogna. Elle n'aurait pas le droit aux honneurs auxquels elle avait droit. Elle ne pourrait pas partager ses repas avec ses camarades et profiter du confort et des commodités qu'offrait le ludus municipal. Elle allait passer les deux derniers jours qu'il leur restait à partager la cellule d'Aeshma et quand ils repartiraient sur les routes, elle serait coincée sous une tente.
Elle se débattit avec les liens qui retenaient la Parthe au poteau. Celle-ci avait tiré dessus et Atalante n'arrivait pas à les dénouer. Herrenius surgit soudain et trancha la corde à l'aide d'un petit poignard. Aeshma glissa sur ses genoux.
« Vous êtes infernales toutes les deux, râla Herrenius. Si seulement Athéna pouvait vous accorder un peu de sa sagesse.
- Aucune de nous deux ne croit à ses conneries, maugréa Aeshma entre ses dents. »
Atalante se fendit d'un sourire. Ce qu'Aeshma pouvait quand même parfois lui plaire ! Herrenius soupira.
« Prends soin d'elle, ordonna-t-il à la jeune Syrienne avant de les laisser. »
La cour était vide. Un souffle imperceptible ne suffisait pas à rafraîchir la nuit. Il caressait juste la peau, doucement. Atalante trouvait la sensation agréable. Familière. Elle avait grandi parmi les bédouins dans le désert syrien. Elle détestait le froid, la bise qui lui glaçait les os. Même si les nuits dans le désert pouvaient être froides, elles n'avaient rien de commun avec le froid qui l'avait saisie même pas si loin de chez elle. Elle se souvenait avec effrois d'un hiver qu'elle avait passé à Baalbeck, de son incompréhension le matin quand elle avait vu toute chose recouverte d'une épaisse couche de matière blanche. Du froid, des engelures. Elle secoua la tête et s'accroupit derrière Aeshma. Elle se mordit les lèvres, ne sachant pas trop comment l'aider et ne voulant pas accentuer ses souffrances. Aeshma était résistante à la douleur. Mais son dos saignait et les plaies présentaient déjà de vilaines boursouflures. Où se trouvait Atticus ? Elle tapota le bras de la thrace.
« Aeshma ? Tu peux te lever ? »
La jeune femme secoua la tête.
« Faut que tu m'aides.
- Comment ?
- Donne-moi ton bras… et ne me touche pas le dos.
- Je peux te laisser ici si tu préfères.
- Tu ne le feras pas… T'as trop peur de te retrouver à ma place demain matin. »
Atalante lui posa un index sur l'une des plaies qui lui recouvrait le dos et appuya. Aeshma râla de douleur et se mit à l'injurier.
« Ne m'accuse pas de lâcheté ! siffla Atalante. Si je te laisse pas crever ici, c'est d'abord parce que…
- Mmm ?
- Tu sais très bien pourquoi.
- Mouais... »
Solidarité et respect. Si Aeshma avait été plus sociable, s'y serait ajouté l'amitié. En tant que femme, la mort les guettait rarement dans l'arène et elles ne risquaient pas un jour de devoir égorger une personne envers qui elles avaient développé des sentiments. Atalante avait parfois espéré l'amitié d'Aeshma, la Parthe ne lui avait jamais rien laissé espérer.
La Syrienne se plaça sur sa droite, la Parthe pourrait ainsi se reposer sur elle et éviter de poser sa jambe droite par terre. Aeshma serra les dents et se releva lentement. La syrienne dut la retenir alors qu'elle allait tomber et ne put que lui passer un bras en travers du dos. La thrace gémit et se mordit la lèvre inférieure jusqu'au sang, mais elle tint bon et se retrouva enfin debout, sur un pied, une main posée sur le poteau, l'autre sur le bras ferme d'Atalante. Elle respirait laborieusement et la sueur lui dégoulinait sur le visage.
« Tu as chèrement payé notre prestation, remarqua Atalante.
- Ne me dis pas que tu le regrettes, râla Aeshma entre ses dents.
- Non, c'était un beau combat… et euh... »
Elle ne continua pas.
« Et… ? l'encouragea Aeshma qui profitait de leur conversation pour rassembler ses forces et son courage.
- Je remercie les dieux de l'avoir perdu. »
Cette déclaration laissa un moment Aeshma sans voix.
« Tu te fous de moi ?
- Non.
- Tu détestes perdre, observa Aeshma.
- J'aime encore plus me battre avec toi.
- Ouais ?
- Ouais.
- C'est une déclaration ?
- Non.
- Tant mieux. On peut y aller maintenant ?
- Quand je pense que je suis consignée...
- Le salaire de ton plaisir, grimaça Aeshma.
- Très drôle Aesh. Et tu devrais te la fermer, tu te retrouves à ma merci, je pourrai trouver mon plaisir de bien des façons sans que tu ne puisses t'y soustraire…
- Mes bras et mes mains fonctionnent très bien.
- Si je te balance sur le dos, tu penseras à autre toute chose qu'à m'étrangler. Je t'attacherai.
- T'es qu'une perverse. »
Aeshma s'accrocha à Atalante et elles partirent lentement en direction des quartiers des gladiateurs.
« Tu as la peau douce Aeshma et un corps agréable.
- Atalante ! Merde… jura la jeune Parthe qui venait soudain de comprendre la nature des plaisanteries de la jeune femme qui la soutenait. Tu veux vraiment… ? »
La jeune syrienne se mit à rire.
« Sur le sable, tu es géniale Aesh, mais en dehors, tu es une vraie abrutie ! »
Elle s'esclaffa et la thrace grommela des insultes.
« Quoique ce serait peut-être sympa ! plaisanta Atalante. T'entendre gémir, supplier… je m'arrangerais pour te torturer.
- Je te ferai payer tes conneries.
- J'ai le temps de me préparer…
- Prépare-toi bien. »
Elles atteignirent enfin la cellule de Aeshma et Atalante la guida doucement vers son grabat. L'allonger s'annonçait compliqué. Atalante s'approcha du pied du lit, retourna la jeune Parthe et la poussa vivement. Aeshma poussa un cri de surprise, se prit les pieds dans le grabat et bascula dessus. Elle amortit sa chute avec les mains et se laissa ensuite lourdement tomber sur le ventre en jurant.
« Je vais chercher Atticus.
- Je suis là, répondit celui-ci en entrant accompagné de deux esclaves qui portaient tout ce dont il avait besoin pour s'occuper, encore, de la gladiatrice blessée.
Il avait reçu l'ordre d'attendre qu'elles eussent rejoint leur quartier avant d'intervenir auprès de la jeune Parthe. Un prolongement de punition.
Quintus Pulvillus Valerius consultait des tablettes, à l'abri du grand péristyle de sa villa. L'endroit était frais et calme. Un bruit de pas lui fit relever la tête. Julia. Elle s'approcha et se laissa tomber sur un siège à ses côtés.
« Ta matinée s'est bien passé lui demanda-t-elle.
- Des affaires courantes. Tu n'es pas sortie ?
- Non.
- N'avais-tu pas à faire ?
- Cela attendra, j'ai envoyé Andratus régler ce qui ne pouvait attendre.
- Mmm, Gaïa…
- Quintus, lui reprocha Julia la mine boudeuse. Comment peux-tu te montrer jaloux de ma sœur ?
- Je suis désolé. »
Il ferma ses tablettes, rangea ses stylets et se tourna vers la jeune femme.
« Julia nous sommes invités à la villa de Sextus Constans ce soir…
- Mmm, répondit distraitement la jeune femme. »
Elle appela une esclave et lui demanda de leur apporter des rafraîchissements. Quintus attendit que l'esclave revînt. Les deux époux se désaltérèrent. Le vin léger subtilement aromatisé caressait agréablement le palais.
« Il ne serait pas avisé pour moi et pour tes affaires que tu ne sois pas présente ce soir, déclara doucement Quintus sans regarder sa femme. »
Julia lui jeta un regard vif.
« Ton absence a été relevée hier soir. Et Aulus Flavius s'est encore permis de…
- Je déteste cet homme, le coupa Julia. Il me dégoûte.
- Il faut que tu viennes.
- Nous avons beaucoup d'affaires à régler avec Gaïa cet après-midi.
- Vous n'allez pas assister aux jeux ?
- Gaïa n'avait pas l'air de s'y montrer très enthousiaste quand je lui en ai parlé.
- Julia, Gaïa ne vit pas ici. Peu lui importe de se montrer grossière avec le propréteur, mais toi, tu ne peux pas. Tu aurais déjà dû te rendre aux chasses ce matin.
- Nous avons travaillé. Sa proposition est très intéressante, Gaïa possède un don pour le commerce et les affaires. C'est un vrai génie, tu le sais très bien. Si nous parvenons à mener à bien son projet, il nous rapportera beaucoup d'argent. »
Quintus savait cela, autant sa femme était douée autant Gaïa égalait les meilleurs commerçants qui sévissaient dans tout l'ouest du bassin méditerranéen. Personne n'était conscient de l'étendu de sa fortune et de l'importance de ses transactions, mais lui, grâce à ce qu'en disait Julia, en avait une petite idée. Gaïa manipulait d'énorme sommes d'argents, des quantités invraisemblables de marchandises. Mais c'était une femme de l'ombre, secrète. On ne savait d'elle que ce que Julia voulait bien en raconter.
« Julia, vos affaires peuvent attendre. Gaïa ne partira pas demain. Et rien n'entrave sa liberté de rester ici autant qu'elle le désire.
- Excepté ton attitude…
- Julia… Gaïa est parfois... »
Julia sourit affectueusement.
« J'irai assister aux combats de gladiateurs, le rassura-t-elle.
- Au banquet du propréteur aussi ?
- Seulement si Gaïa se joint à nous.
- Elle est invitée.
- Mmm, marmonna Julia pas vraiment convaincue que cet argument emporterait l'agrément de sa jeune sœur.
- Déjeunera-t-elle avec nous ce midi ?
- Oui, sauf si tu préfères être tranquille.
- Julia, lui dit doucement Quintus. Je ne déteste pas Gaïa.
- Elle te met mal à l'aise.
- Elle n'arrête pas me lancer des piques, j'ai toujours l'impression qu'elle me méprise ou qu'elle se moque de moi.
- Elle se comporte ainsi avec tout le monde.
- C'est désagréable. »
Julia mit ses bras autour du cou de Quintus et l'embrassa sur la joue.
« Mon pauvre Quintus… Je lui demanderai de t'épargner et d'être sage.
- Je suis pas sûre qu'elle en soit capable.
- Moi non plus, rit Julia. Où veux-tu déjeuner ?
- Ici ?
- Mmm.
Elle embrassa du regard le péristyle, la piscine qui s'étendait devant, les arbres en pots, les fresques colorées et le sol pavé de marbre. Quintus avait du goût. Le lieu pouvait sans honte remplir des fonctions d'apparat, mais la décoration restait assez discrète pour dégager une atmosphère intime.
« D'accord.
- Julia ?
- Mmm ?
- Marcia a suggéré à Sextus de convoquer des gladiateurs pendant la soirée.
- Marcia ?
- Sextus cherchait un stratagème qui encourage Gaïa à venir.
- Oh… Tu n'es donc pas le seul à souhaiter sa venue.
- C'est ta présence qui importe à tout le monde.
- Tu me flattes mon chéri, mais je ne vois pas le rapport entre la présence des gladiateurs, celle de Gaïa et la mienne.
- Marcia a affirmé que Gaïa serait peut-être intéressée de revoir les deux gladiatrices qui ont combattus hier.
- Lesquelles ?
- Toutes peut-être, mais, d'après les assertions de Marcia, particulièrement la paire qui opposait la grande rétiaire à la petite thrace qui a osé venir plaider sa cause devant le propréteur.
- Ah...
- Tu crois qu'elle serait intéressée ?
- Peut-être. »
« Sûrement, pensa Julia. »
Elle avait remarqué elle aussi l'intérêt de sa sœur pour ce duel et son ennui ostensible après celui-ci. Le soir, alors qu'elles s'étaient retrouvaient toutes les deux seules, Gaïa avait évoqué son regret de n'avoir vu le visage de la petite thrace. Julia lui avait glissé qu'elle pouvait se rendre au ludus et demander à la voir. Gaïa avait refusé, contrariée. Julia avait cessé d'insister quand Gaïa lui avait demandé si les gladiatrices étaient des femmes libres. Une lueur désagréable habitait le fond de ses yeux. Julia avait alors orienté la conversation sur le commerce de pourpre et les élevages de murex.
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À la fin du repas, le sujet fut abordé sur un ton innocent par le magistrat. Gaïa leva les yeux sur lui.
« Convoqués ? Pour combattre ?
- Je ne sais pas trop ce que prévoit Sextus, ni combien de gladiateurs seront présents. J'ai cru comprendre que Dyomède, Crassus, Sapiens et Berrylus seront là. Il souhaite aussi faire venir la thrace qui l'a apostrophé dans l'arène. Elle et la rétiaire qu'elle combattait. Après je ne sais pas. Les gladiateurs possèdent bien des attraits. Un combat privé plaît toujours. Sextus veut s'attacher la fidélité des notables de la province, c'est un bon moyen pour les séduire.
- Le propréteur est-il un homme… vertueux ? demanda Gaïa.
- Si tu veux dire par là qu'il ne se vautre pas dans la débauche, je le crois oui. Il est plus proche de Vespasien que de Titus.
- Je ne crois pas que l'un soit pire que l'autre, dit Gaïa.
- Tu m'étonnes Gaïa, Titus est un débauché digne de Caligula.
- Seulement ? ironisa Gaïa. Ne le surpasserait-il pas ?
- Si seulement, Vespasien ne l'avait pas associé au pouvoir, laissa échapper Quintus.
- Domitien l'est aussi.
- Je ne sais pas lequel des deux frères vaut mieux que l'autre, soupira Quintus.
- Aucun des deux, trancha acidement Gaïa.
- Tu parles de l'empereur et de ses héritiers, la mit amicalement en garde Quintus. Il serait bon d'être prudente dans tes paroles. »
Gaïa haussa brièvement les sourcils d'un air moqueur comme si tout cela n'avait aucune importance.
- Parfois, je me demande si vous n'êtes pas juives toute les deux. Vous n'avez aucun respect pour la nature divine de l'Empereur, maugréa Quintus. Juives ou chrétiennes, ils font concourent de fanatisme.
- Nous…
- Gaïa, s'il te plaît, l'enjoignit Julia. Quintus, m'as-tu jamais vu refuser d'honorer les lares ou les dieux. D'honorer l'Empereur ?
- Non, mais tu ne le fais pas avec sincérité.
- J'ai perdu depuis bien longtemps mes illusions en ce qui concernait les dieux, répondit amèrement Julia. »
Elle jeta un regard chargé d'amour et de douleur à sa sœur. Celle-ci lui prit la main et la serra. Elle lui sourit tendrement. Tendresse que démentait l'éclat froid de ses yeux. Quintus avait toujours soupçonné des malheurs inavoués dans leur vie, des secrets qu'elles seules partageaient. Personne ne savait réellement les circonstances dans lesquelles leurs parents avaient trouvé la mort. Il ne subsistait rien de ce qu'avait été leur vie avant leur installation à Alexandrie la dernière année du règne de Néron. Julia avait élevé sa petite sœur et avait attendu qu'elle fût assez âgée pour voler de ses propres ailes avant de partir de son côté à l'aventure, chacune bénéficiant de la moitié de l'héritage qui leur était dû.
« Gaïa, nous accompagneras-tu ce soir chez le propréteur ?
- Oui. »
Quintus Valerius se promit d'offrir un présent à Marcia.
Peu après la douzième heure, Herrenius surgit sans s'annoncer dans la cellule d'Aeshma. Elle et Atalante jouaient aux dés. La jeune Parthe tentait ainsi, sans trop de réussite, d'oublier ses souffrances.
« Vous êtes de représentation ce soir. Je veux que vous soyez parfaites. Vous allez d'abord vous rendre aux bains. Quand vous aurez fini de vous baigner Samia et Chloé prendront soin de vous. Quand vous serez prête vous viendrez me voir.
- Doctor… En quoi consiste la représentation ? demanda Atalante.
- Exhibition privée à la villa du propréteur.
- Un combat ?! s'exclama Atalante. Aeshma, peut à peine bouger.
- Atticus lui donnera de quoi tenir ce soir. Il t'attend aux bains Aeshma. »
Atalante regarda Aeshma d'un air préoccupé. Celle-ci lui lança un regard noir et se leva. Un affreux rictus lui déforma les traits, mais aucun son ne franchit ses lèvres.
« Dépêchez-vous. Vous devrez être à la villa avant la tombée de la nuit.
- Que nous ? osa demander Atalante.
- Non, quatre autres paires seront de la partie, mais vous serez la seule paire de gladiatrices. Je vous attends. »
Il sortit.
« Je déteste ce genre de soirée, murmura Atalante d'un air sombre. Tu n'es pas en état de te battre en plus, encore moins de…
- Je me débrouillerai, lui assura Aeshma.
- Je hais les aristocrates, siffla Atlante entre ses dents.
- Ils payent bien.
- Tout t'indiffère, lui reprocha la jeune Syrienne. Je n'aime pas les orgies et ce genre de soirée tourne souvent ainsi.
- Tu es bien délicate Atalante…
- Je suis devenue gladiatrice pour échapper au lupanar.
- On va passer la soirée dans la villa du propréteur pas dans un bordel crasseux.
- Parfois, ce n'est pas si différent.
- La bouffe est meilleure, on y boit du vin et les gens puent moins.
- Tu as autant que cela fréquenté les bordels Aesh ?
- Non, mais je sais ce que c'est, affirma-t-elle. Il n'y a qu'à écouter les gars en parler.
- Ce sont des porcs, cracha Atalante avec mépris.
- Tu es bizarre.
- Moi ?! se récria Atalante. Tu aimes vraiment servir de pute ?
- Ça n'arrive que rarement.
- Une fois m'a suffie. C'est de ta faute tout ça ! s'emporta soudain la jeune Syrienne.
- Ouais. La prochaine fois, je me laisserai égorger.
- Et tu manquerais un banquet de notable ?
- Bon, d'accord. La prochaine fois, je t'égorge. Ce sera tout bénéfice, ta vertu sera sauve, je pourrais bien bouffer et prendre mon pieds avec qui je veux. »
Atalante leva les yeux au ciel.
« Aesh… Tu as déjà participé à ce genre de soirée ?
- Non.
- Jamais ?
- Non.
- Parfois je t'envie ton armatura. Tu fais tout le temps la gueule et ça refroidit tes possibles admirateurs aussi sûrement qu'un bain glacé. Et quand enfin, tu t'amuses et que tu dois avoir l'air plus avenante, tu te retrouves planquée sous ton casque. C'est pour cela que tu n'as jamais été choisie. Personne ne t'imagine autrement que maussade.
- Ashtarté porte aussi un casque, ça ne l'empêche pas d'avoir des files d'admirateurs.
- Ashtarté est une séductrice et elle aime ce genre de soirée, la seule fois où je m'y suis rendue, elle m'accompagnait. Elle a joui de plaisir toute la nuit, au sens figuré comme au sens propre. »
Aeshma se fendit d'un sourire.
« Personne ne croirait à t'entendre que tu es une vétérante. On dirait une douce pucelle de l'aristocratie romaine.
- Ta gueule Aesh ! cracha Atalante. Tu ne vaux pas mieux que les autres.
- Ils font moins de manières.
- J'espère pour toi que tu penseras la même chose demain matin.
- C'était où le banquet ?
- À Pergame.
- Tu me racontes ?
- Non, fit durement Atalante d'un ton sans réplique. »
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Elles se rendirent aux bains, doucement. Aeshma ne se souvenait pas qu'ils se situaient si loin de ses quartiers. Elles y retrouvèrent les huit autres gladiateurs qui les accompagneraient chez le propréteur. Elles seules représentaient leur familia. Elles reconnurent Dyomède, Crassus, Sapiens et Berrylus parce qu'ils étaient célèbres, et elles saluèrent les deux autres qu'elles avaient croisés à l'entraînement ou dans les parties communes du ludus. Les hommes se réjouissaient de la soirée à venir et les quatre têtes d'affiches se pavanaient en affirmant aux autres qu'ils leur devaient cette faveur.
« Vous nous servez de faire valoir. »
Les deux femmes ne furent pas accueillies différemment que si elles étaient des hommes, avec moins d'égards peut-être, car leurs carrières, même si elles s'avéraient des combattantes médiocres, avaient de plus forte chance de durer que la leur. Mais leur prestation avait plu à ceux qui y avaient assisté et les autres avaient bénéficié des compte-rendus de leurs camarades qui décrivaient surtout la petite thrace comme tête brûlée.
Ils avaient tous assisté à son châtiment et son attitude leur avait paru digne d'un gladiateur, qu'elle fût une femme ne changeait rien à l'épreuve. Elle s'était, de l'avis de tous, bien comportée sous la morsure du fouet.
Une joyeuse ambiance régna durant le bain. Les plaisanteries et les vantardises en tous genres fusaient. Atalante s'assombrit au fur et à mesure que le temps passait. Aeshma souffrait et se contenta de quelques sourires distraits. On connaissait son humeur taciturne et personne n'y trouva rien à redire. Atalante dut essuyer quelques remarques sur son humeur morose, mais les hommes pensèrent qu'elle était furieuse de se retrouver appareillée avec une combattante dramatiquement diminuée.
Aucun des gladiateurs ne commit l'erreur de s'étonner que la thrace eût été sélectionnée. Ils soupçonnèrent que sa punition perdurait ou que sa présence avait été exigée par quelques pervers en mal de sensation. Au fond, ces hommes pourtant peu enclin à la pitié, la plaignirent. La soirée risquait de lui paraître très longue.
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NOTES DE FIN DE CHAPITRE :
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Tout d'abord, je tiens à remercier Tatchou pour ses relectures, et Karine pour le reste.
Sans elles mes écrits seraient un crime manifeste contre l'orthographe.
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La scènette jouée au cours des méridianis : La scène évoque la danse de Salomée. Fille d'Hérodiade, la femme du roi Hérode, elle séduit son beau-père au cours d'une danse que la tradition à l'habitude d'appeler La danse des sept voiles. Hérode dans un élan d'enthousiaste, lui promet le présent qu'elle souhaite. Sur le conseil de sa mère, offensée par les paroles que lui avait tenu Saint Jean-Batiste, Salomé demande que la tête du prophète lui soit livré sur un plateau. Hérode malgré ses réticences ne peut revenir sur sa promesse et fait exécuter le prisonnier.
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Dernière année du règne de Néron (date à laquelle Julia et Gaïa s'installent à Alexandrie) : 68 après Jésus-Christ. L'empereur est mort le 9 juin de cette année-là.
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Le fanatisme des juifs et des chrétiens évoqué par Quintus Valerius : Les romains, comme beaucoup de peuples antiques étaient très ouverts et très tolérants en terme de religion. À Rome on adorait tous les dieux quels qu'ils soient. Il existait même un temple au dieu inconnu, histoire d'être sûrs de n'en offenser aucun. Les romains ne comprenait pas l'attachement exclusif des juifs puis des chrétiens à leur seule croyance à leur seul dieu. À leurs yeux cette fidélité, entre autre aux dix commandements de Moïse ( « Tu n'auras pas d'autres dieux que moi. Tu ne feras aucune idole, aucune image de ce qui est là-haut dans les cieux, ou en bas sur la terre, ou dans les eaux par-dessous la terre. Tu ne te prosterneras pas devant ces images, pour leur rendre un culte. Car moi, le Seigneur ton Dieu, je suis un Dieu jaloux : chez ceux qui me haïssent, je punis la faute des pères sur les fils, jusqu'à la troisième et la quatrième génération ; mais ceux qui m'aiment et observent mes commandements, je leur garde ma fidélité jusqu'à la millième génération. ») , était perçue par les anciens comme du fanatisme et de l'intolérance bornée.
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Petit lexique histoire de s'y retrouver :
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Armatura : arme sous laquelle combat un gladiateur : rétiaire, mirmillon, thrace, hoplomaque...
Doctor : entraîneur.
Familia : Famille, groupe, troupe.
Jugula : égorge !
Laniste : propriétaire de gladiateurs, il les achetait, les formait puis les louait ou les revendait à des numéraires. Le métier était désavoué. Pourtant de riches patriciens et l'Empereur lui-même exerçait cette fonction. La seule différence est que peut-être il n'en faisait pas profession.
Ludus : caserne de gladiateurs. Elle pouvait être privée ou municipale. Les ludus municipaux accueillaient pour le temps d'un munus les gladiateurs loués à cette occasion.
Manica : protection en tissus en cuir, ou en métal (parfois aussi en cuir et en métal) qui recouvre le poignet, le bras et l'avant bras de certains gladiateurs (thrace, rétiaire...)
Munéraire, éditeur : personnage qui commandite, paie et organise un munus.
Munus : jeux publics, combats de gladiateurs.
Ocréa : protection généralement en métal portée par les gladiateurs. Elle peuvent ne recouvrir que la jambe ou monter plus haut et protéger aussi la cuisse. Seuls le thrace et l'hoplomaque sont équipés de deux ocréas. Le rétiaire n'en porte pas et les autre n'en porte qu'une.
Palus : pieu de bois sur lequel les gladiateurs s'entraînent à frapper.
Parma : petit bouclier. En général de forme carré pour le thrace, et rond pour l'hoplomaque, mais la règle n'est pas absolue.
Parmularius (parmularia) : amateur de combat de gladiateurs dont la préférence va aux porteurs de petits boucliers, la parma.
Scutarius (scutaria) : amateur de combat de gladiateurs dont la préférence va aux porteurs de grands boucliers, le scutum.
Scutum : Grand bouclier rectangulaire porté en autre par le mirmillon ou le secutor.
Sica : épée recourbée plus ou moins longue, portée par le thrace. Aeshma est armée d'une sica très courte lors de son combat contre Atalante.
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