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tome 1, Chapitre 10 « Le Bal des Ombres » tome 1, Chapitre 10

Ainsi fut-il décidé et Amaël s’en alla rejoindre Circé et sa nièce Médée. Quelques heures plus tard, ce fut en digne Prince des Enfers qu’il se présenta dans l’immense salle de bal. De velours et de brocard, ses habits, d’un anthracite rougeoyant, rehaussaient à merveille le bleu profond de ses yeux et son teint mate. Quelque peu intimidé, il n’osait franchir le seuil de l’arche monumentale. De l’autre côté, richement décorés, les lieux brillaient de mille feux bleutés et argentés. Où que se posât le regard, c’était une féerie, un enchantement merveilleux ; un palais à nul autre pareil. En tant que maître de cérémonie, Lucifer accueillait jeunes hommes et jeunes filles lorsque, soudain, il l’aperçut.

– Ah, mon garçon ! Entre donc ! Nous n’attendions plus que toi ! s’exclama-t-il comme Amaël hésitait.

Élégant, séduisant, son charme en était décuplé.

– Voici ! Le bal commencera dans quelques minutes. Tu as jusqu’à minuit pour retrouver la princesse Judicaëlle.

– Amuse-toi bien, ajouta-t-il en s’éclipsant.

Inquiet, Amaël franchit le seuil et s’avança dans la salle de bal. Il n’eut pas fait plus de quelques pas que l’incongruité de la situation lui sautât aux yeux. Alors qu’il dévisageait quelques-uns des invités, il découvrit avec horreur toute la cruauté et la perversité dont était capable son père, le maître des Enfers : Cavaliers, cavalières, serveurs, gouvernantes, cuisiniers, valet, grand chambellan, tous étaient la princesse Judicaëlle. Ainsi allait-il échouer, car il serait incapable de la distinguer, même à l’aide de la broche et de son diamant de sang. À peine l’eut-il tenue entre ses mains, que des milliers de murmures envahirent son esprit et le mirent à genoux. Hélas, le maître goupil n’était pas, lui aussi, en mesure de lui apporter un quelconque secours. Seule une lumière véritable serait à même de dissiper l’illusion de son père, Lucifer. N’était-ce point ce que lui avait confié la vieille camériste ?

À ce point, le bal battait son plein et Amaël se réfugia dans un recoin à l’abri de toute source lumineuse. La musique de l’orchestre lui parvenait toujours, en sourdine. Au fond de sa besace brillait l’âme enchâssée dans le cristal. Néanmoins, il ne pourrait l’utiliser sous peine d’éventer la supercherie. Tout à ses sombres ruminations, son regard s’égara sur un objet sur lequel il n’avait jamais, jusqu’ici, porté la moindre attention. De la taille d’une petite lanterne, il en avait la couleur et l’aspect, bien que tous les côtés fussent clos. Étonné, il s’en saisit pour l’examiner, mais la lâcha aussitôt. Douze hommes se dressaient devant lui, en cercle.

– Toi qui marches dans les ténèbres. L’avenir s’éclaire à la lueur du passé. Parce que tu nous as délivrés, nous t’avons récompensé. Nous avons enfermé un peu de cette lueur primitive dans cette lanterne magique. Elle seule sera capable de dissiper les ombres présentes en ces lieux. Adieu, Amaël !

Il n’eut point le temps de les remercier qu’ils avaient déjà disparu. Ce fut alors qu’il remarqua le minuscule crochet sur l’un des côtés. Si son père spirituel était le porteur de lumière alors, en ce soir, il serait son digne héritier. Il déchira avec soin un morceau de tissu de sa chemise, puis le noua autour de son front, afin de préserver ses yeux du violent éclat. Quand il fut prêt, il retourna dans la salle de bal. Il ignorait si Lucifer serait ou non présent ; sans doute l’attendait-il plutôt sur son trône d’où il savourait son triomphe imminent. En effet, lorsqu’il y pénétra il n’y découvrit que la foule des jeunes femmes, toutes semblables. Il rabattit ensuite le bandeau sur ses yeux et souleva le crochet qui retenait la porte. Au travers du tissu, il distinguait une assemblée de démons, lémures, succubes, gorgones et autres créatures des profondeurs. Elles ne semblaient aucunement incommodées par la lumière primale qui s’échappait de sa lanterne. Amaël s’arrêta quelques instants ; l’horloge indiquait onze heures. Calme, il examina les hauteurs de la pièce jusqu’à ce que son regard découvre un magnifique lustre qui flottait dans les airs. Personne ne lui prêtait la moindre attention, car ils étaient pour le tromper, non surveiller ses faits et gestes. Il avisa alors une gigantesque hallebarde qu’il décrocha, non sans mal, du mur. Il plaça à son extrémité la lanterne qu’il emporta alors en direction du lustre, avant de la suspendre en son cœur. Ainsi placée, la lanterne éclaboussait la salle du bal dans son entièreté et en révéla toute la laideur. Puis, il courut vers un escalier qui le mènerait au promontoire, d’où il surplomberait l’assemblée. C’est alors qu’il la découvrit ; tache numineuse perdue dans une foule d’ombres démoniaques.

Parvenu auprès d’elle, Amaël l’invita à danser avec lui :

– Mais je ne suis qu’une souillon, répliqua-t-elle comme il formulait son souhait. De plus, vous êtes un prince !

– Un prince aveugle n’est rien s’il ne peut lire le visage de ses sujets. Accordez-moi cette danse, s’il vous plaît.

Contrite, la jeune accepta néanmoins. Cependant, il n’avait pas esquissé quelques pas qu’ils furent aussitôt transportés dans le palais du maître des Enfers.

– Ainsi donc, tu as fait ton choix, mon fils !

Mielleuse, sucrée, ainsi était la voix délicieuse de Lucifer. Seulement, elle n’avait aucune prise sur lui et, les yeux plantés dans les siens, il soutenait avec aisance son regard arrogant.

– Tiendras-tu ta promesse, père ? l’interrogea, Amaël.

– Je n’ai qu’une parole, Amaël ! Donne-moi cette âme que tu dissimules dans ce sac et je vous laisserai tous les deux partir.

– Fort bien… père, susurra Amaël dans un sourire, tandis qu’il plongeait la main dans sa besace.

Enveloppée dans un mouchoir de soie noire, l’âme brillait de mille éclats. D’un pas sûr, il s’avança vers lui et lui remit l’objet de sa convoitise.

– Maintenant père, laisse-nous partir !

– En effet, murmura ce dernier, les yeux perdus dans la contemplation de cette âme si parfaite.

Il claqua soudain des doigts et surgit, des entrailles chthoniennes, un portail. De l’autre côté, ils pouvaient apercevoir la plaine et le moulin dont les pales tournaient avec paresse. Mais alors qu’Amaël et la princesse Judicaëlle le franchissaient, Lucifer interpella son fils :

– Amaël, n’as-tu point le moindre doute quant à l’identité de celle que tu as libérée ?

Ce dernier se retourna et soutint son regard.

– Non, père ! Je n’en ai aucun. Mais toi…

– Amaël ! rugit Lucifer.

Mais ils avaient déjà passé le seuil et la porte se refermait.

– Comment as-tu pu oser !

En son palais, les tours, les murs, tout s’effondrait et engloutirait bientôt le maître des enfers qui hurlait.

De l’autre côté, les deux jeunes gens couraient vers le moulin où les attendaient leurs parents. Hélas, qu'elle ne fut leur surprise lorsqu’ils aperçurent leurs cheveux grisonnants et leur visage dévoré par les ans et c’est en larme qu’ils se serrèrent dans les bras ! Presque dix ans s’étaient écoulés depuis qu’il était parti.

– Hélas ! Nous voilà bien punis, jura, amer, Amaël lorsqu’il découvrit la vérité au sujet de toutes ces années disparues.

– Qu’allons-nous devenir ? pleurait Judicaëlle. N’y a-t-il rien que nous ne puissions faire et rompre le sortilège.

Cependant, son père s’approcha.

– Amaël, Judicaëlle. J’ignore tout du lien qui vous unit au maître des enfers, même si j’en devine à présent la nature. Voici : peu de temps après ton départ, j’ai ouï dire que le roi, devenu fou de douleur, avait ordonné ton exécution dès lors que tu fouleras de nouveau le sol de son royaume. Or il est mort, il y a quelques mois de cela. Un homme sage a pris sa suite ; il a aussitôt invoqué le pardon pour toutes les erreurs commises dans le passé par son souverain.

À ces mots, Amaël comprit et serra Judicaëlle tout contre son cœur. Peu lui importait les ans disparus, ils seraient désormais libres et heureux.


Texte publié par Diogene, 3 octobre 2017 à 14h58
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