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tome 1, Chapitre 19 « Voyage au Bout du Soir » tome 1, Chapitre 19

— Abélia, puis-je te poser une question ?

Accoudée au bar j’avais, une fois n’est pas coutume, revêtue une robe de soirée, taillée dans un tissu infroissable de couleur nuit, piqué d’étoiles blanches. Moulante, elle met en valeur des formes dont il me semble avoir oublié l’existence, qui me valent de recevoir bon nombre d’œillades grivoises, de la part de bien des consommateurs dans la salle. Qu’ils gardent leurs mains à leur place et il ne leur arrivera rien ; un accident est si vite arrivé. En face de moi, Skätten s’est mis lui aussi sur son trente-et-un. Vêtu d’un costume anthracite, un élégant haut-de-forme posé sur le comptoir, il esquisse un sourire pour le moins énigmatique.

— Bien sûr, lui rétorqué-je. Mais avant, dis-moi plutôt ce qui te met autant en joie.

— Fais donc l’innocente ! s’esclaffe-t-il à demi-voix. Je ne t’avais jamais vue dans un semblable appareil. Si je puis me permettre, tu es rayonnante.

Je rougis presque sous l’effet du compliment. Depuis, que j’ai quitté la Frontière et que je me suis fondu dans la marée humaine, je n’ai jamais ressenti le besoin de me révéler.

— Ophélia, marmonné-je.

— Tu as dit quelque chose ? m’interroge Skätten comme je m’abîme dans mes pensées.

— Non ! affirmé-je d’une voix moins assurée que je ne l’aurai désiré, troublé par des sentiments que je ne pensais jamais connaître de nouveau.

Dois-je feindre l’indifférence ou lui avouer ces étranges sensations qui m’agitent depuis que nous voyageons ensemble ? Espèce de crétine.

Dans le fond, un orchestre joue en sourdine.

— Comme c’est étrange. Nous nous trouvons dans l’un des pires lieux de ce fichu monde et nous pourrions nous croire au milieu d’un jardin d’Éden. À croire que les plus belles fleurs demeurent toujours dans les plus profonds puits de noirceurs, murmure-t-il.

Comme je le fixe, son regard se trouble, quelque chose d’enfoui semble ressurgir, une chose noire et douloureuse.

— Hiérominus ?

Ses lèvres s’étirent en un étrange sourire, pourtant il hésite. Il me fixe, puis soudain me tend la main.

— M’accorderais-tu cette danse, Abélia ?

Abasourdie par la proposition, je n’en laisse rien paraître, tandis que je lui glisse, la main dans la sienne :

— Rapide.

— Jamais avec une dame de votre qualité, me rétorque-t-il d’un ton empreint de gravité.

Au gré de l’orchestre, nous évoluons dans un clair-obscur de toute beauté. Comme je m’en étonne, Hiérominus, pointe un index dans les airs, puis m’indiquent les capteurs photo-électriques responsables de l’artifice.

— Pourquoi ainsi gâcher la magie ? murmuré-je en enfouissant ma tête dans le creux de son épaule.

Pour toute réponse, il m’entoure de son bras et me réconforte. J’aperçois non loin de nous, sur la piste de danse, Armand et Ophélia enlacés l’un et l’autre. Soudain, elle m’adresse un discret clin d’œil, puis s’en retourne à son amant. Schwartztotenkopf est une ville étrange. Jadis florissante, elle a vu éclore les passions les plus vénéneuses qui ont alors semé les graines de sa chute. Hantée par les démons, elle est en réalité un lieu de vie d’une richesse que personne n’oserait soupçonner, tel est le secret bien gardé de cette cité. Que l’on me batte, que l’on blesse, que l’on me lèse, je sais jusqu’au plus profond de moi-même que jamais je ne la trahirai, comme tous ceux qui nous entourent. Ils ont appris à aimer la ville et ils feront tout pour la préserver, quitte à affronter tous les dangers. Plongée dans une transe dont rien ne semble vouloir me tirer, je m’abandonne à mes passions.

Hierominus, tu n’es pas humain. Je le sais, je le sens. Mais pourquoi alors te cacher parmi eux ? Pour oublier ? Pour t’oublier ? Quel fardeau pèse donc sur tes épaules au point de préférer l’exil à la fuite ! Et pourquoi me troubles-tu ainsi ? Pourquoi ai-je eu envie de te plaire ?

Les pensées se bousculent dans ma tête, semblables à la boule dans un jeu de billard. Spectateur, créateur, accordeur, bretteur, nous voici tous réunis ici dans un but qui nous dépasse tous. Armand et Ophélia ont failli rôtir tout vif, dans un brasier digne des enfers elles-mêmes et l’un de mes amis s’en est allé, victime des mêmes flammes. Je n’oublie pas ce pauvre Raphaël fauché un soir au détour d’une rue ; lui aussi l’avait entendu.

— Ne prononce pas ce nom, me souffle Hiérominus. Les murs possèdent des oreilles, c’est l’internet des murailles comme il l’appelle par ici.

Surprise, je lève le nez vers mon compagnon, dont l’air grave me surprend. Mais son inquiétude s’efface, pour arborer de nouveau ce si singulier sourire qui me rend toute chose.

— Profitons de ces instants ! Qui nous dit qu’ils dureront ?

Personne ! Personne n’est en mesure de le savoir ou de le deviner. Je ferme les yeux et m’abandonne. Hiérominus guide mes pas, je le suis sans mot dire, pour mieux savourer ce moment de paix et de tendresse. Il y a trop longtemps que j’ai enfermé mon cœur, trop longtemps que je muselle mon âme, trop longtemps que je m’interdis de laisser libre cours à mes joies et à mes chagrins.

— Pleure Abélia, me chuchote-t-il. Ton cœur saigne, car tu ne l’as pas écouté. Laisse-moi le raccommoder.

Bien que j’ignore beaucoup à son sujet, je ne peux m’empêcher de lui accorder ma confiance. Ne suis-je pas le spectateur ?

— Rêve ! Observe ! me glisse soudain quelqu’un.

Je coule un regard vers Hiérominus, mais il feint de ne pas comprendre, ou alors est-il tout à fait innocent. En cet instant, je m’abandonne et approche mon visage du sien. Je sens son souffle chaud sur ma peau.

Osera-t-il faire le premier pas ?

À moins… Nos lèvres s’effleurent. Humains, non humains. Quelle importance ! Seuls comptent les sentiments, ce sont eux qui nous rendent vivants. Quand bien même, tu serais le diable en personne, Hiérominus, peu m’importe. Je te jugerai à tes actes présents, non à tes pêchés passés. Dans le fond, les musiciens se sont tus, mais non les danseurs dont la ronde se poursuit jusqu’au bout de la nuit.


Texte publié par Diogene, 4 février 2018 à 20h40
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