— Dites les gars. Ce n'est pas que je me lasse. Mais vous pourriez choisir autre chose pour me flamber. Du pétrole. C'est d'une vulgarité ! Non franchement, du rhum, du grand marnier ? Non ? Ne me dites pas que ça ne vous a même pas effleuré l'esprit ! Allez un effort, de l'armagnac ! Du cognac ! Non ? Vous me décevez. Oh ! Si vous saviez à quel point. Même pas une petite liqueur de fraise. Vous savez, j'adore ça, la fraise.
— Hé, t'es un p'tit rigolo, toi ! Ça fait pas cinq minutes qu'on t'a attaché au bûcher et déjà tu veux nous apprendre not'e métier. Z'avez entendu, vous autres ! Monsieur a des goûts de luxe. Vous vous souvenez de ce qu'on fait aux bourgeois ?
— Ouais !
Le cri jaillit d'une douzaine de poitrines.
— On les flambe, et pas au pétrole, mais au sable bitumineux ! Ah, ah, ah, ah ! s'époumone celui qui ressemble au chef de la troupe ; un gaillard, croisé d'un troll et d'une géante, la mine redessinée à la barre à mine, une crête de coq sur le crâne.
— Vous êtes sérieux, les gars. C'est que c'est salissant vot'e truc et j'ai mis un costume neuf.
— Ça tombe bien ! ricane Crête rouge. T'auras pu à payer la note du teinturier.
Il se retourne vers ses subalternes, dont quelques-uns tuent le temps en reluquant quelques-unes des prisonnières.
— Ça ! C'est pour après ; leur aboie le chef. En attendant, allez donc me chercher le foudre, not'e client s'impatiente.
— Oui, oui ! Faites ce qu'il vous dit. J'ai le dos qui me gratte. En plus, vous avez trop serré les nœuds pour que je puisse me frotter contre votre poteau. Vous savez, c'est désagréable de sentir toutes ces bestioles xylophages vous courir le long des articulations.
Crête rouge s'approche de son prisonnier.
— Tu m'en vois navré, mon gars, lui répond-il hilare. Mais t'en fais pas. C'est comme pour ton costume, d'ici quelques instants tu n'en auras plus à rien à carrer.
— Oh ! si tu savais combien de fois je l'ai entendu celle-là, soupire-t-il. Je ne les compte même plus. Ta dernière heure par-ci, ton avant-dernière minute par-là.
— Ben, désolé de te l'avouer. Mais je crois bien que cette fois, ce sera la minute de trop.
— Oh, ils disent tous ça !
— Et tu vas me dire que ça foire à chaque fois ? glousse Crête rouge.
Un immense sourire se dessine sur les lèvres de l'homme de bois.
— Oui.
— C'est ça ! Je suis le Décadion et j'attends ma Lenteur.
Crête rouge fait volte-face à la recherche de ces hommes qui, à sa grande surprise, ont tous disparu.
— Aurais-tu perdu quelque chose ?
— Où sont-ils ? Où sont passés mes hommes ? rugit-il.
— Tes hommes ? demande benoîtement le prisonnier. Enfin, pourquoi t'adresser à moi ? Je te rappelle que tu m'as attaché à ce poteau. Ensuite, tu m'as menacé de me faire flamber. Attends que je me souvienne... avec du sable bitumineux. Ah, oui ! C'est ça ! Du sable bitumineux ! Quelle honte, un si beau costume !
— Et alors ? gronde l'intéressé.
— Et alors, grand couillon. Ce n'est pas ma faute si tes gars n'ont d'yeux que pour cette pauvre créature que vous avez enfermée dans cette cage. Tiens, c'est étrange, on dirait qu'elle est ouverte. Je me demande bien pourquoi.
— Bande de larves ! éructe Crête devenue mauve. Revenez ici et flambez-moi cet imbécile !
Cependant, aucun des intéressés ne répond à son appel, fascinés qu'ils sont par le spectacle qui leur ait offert. De la cage, encore close quelques instants auparavant, a jailli une mulouve au pelage de bronze et de feu, aux yeux azur et au déhanché ravageur. Hélas si une troupe de loups-garous n'a d'yeux que pour elle, il n'en va pas de même pour un bâtard de troll mêlé de géant. Renonçant pour quelques minutes à casser quelques têtes ou à les raccourcir, il se précipite vers le foudre, dont il s'empare comme s'il ne pesait pas plus lourd qu'un sac de plumes.
— Enfin ! s'exclame le prisonnier, comme il le voit débouler, telle une locomotive en furie. Je commençais à m'ennuyer tout seul accroché à mon poteau. Oh...
Mais il n'a pas le temps d'achever sa phrase que son bourreau chute, tandis que le fût se fracasse sur son crâne, répandant sur lui son contenu poisseux.
— Ah trop tard ! J'allais te dire : fais gaffe à la peau de banane qui traîne sur les marches, j'ai eu un creux. Tant pis, soupire-t-il, tandis que ses liens tombent sur le sol avec un bruit mou.
Englué dans un liquide noir, encore plus poisseux que de la poix, Crête mauve peine à se débattre.
— Qu'est-ce que je t'avais dit ?
— Hum, grmbln mbll.
— Non ! Articule ! Je ne comprends rien de ce que tu ânonnes. Tu as des remords ? C'est ça ?
— Hum, grmbln mbll, recommence-t-il.
— Ah, inutile de poursuivre ce dialogue de sourds. Cependant, maintenant c'est nous qui allons te poser les questions et tu vas y répondre bien gentiment.
Malgré le ton lourd de menaces, Crête mauve lui lance des regards furibards.
— C'est fort simple. Soit, tu me dis pourquoi vous m'avez enlevé...
Il s'interrompt un instant, puis glisse un regard vers la mulouve, dont les contours deviennent de plus en plus flous. Lascive, elle s'avance d'un pas chaloupé vers la flaque noire.
— Soit, je te confie à ses bons soins, lui susurre-t-il à l'oreille. Est-ce que tu la reconnais ?
Englué dans le sable collant, Crête mauve ouvre des yeux terrorisés à mesure que s'avance la créature originaire du royaume maudit de Melnibonnée, la princesse Ophélia.
— Soyez maudit, crache-t-il en même temps que le sable entré dans sa bouche.
— Oh ! Mais c'est qu'il parle, l'animal ! jubile Ophélia.
Elle darde sur lui un regard empreint de cruauté et de sadisme, tandis qu'elle passe sa langue sur ses lèvres. La bouche en cœur, l'ex-prisonnier se penche vers la masse informe.
— Comment envisages-tu les choses à présent ? murmure-t-il à Crête Engluée. Au fait, navré de te décevoir. Mais, il n'y a que deux méchants, ici : Ophélia et moi. Tes hommes, comment dire ? Je crains qu'ils ne te soient plus d'aucun secours.
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