Nous n'avons pas assisté à la cérémonie. Non parce que Pan nous l'avait défendu, mais par pudeur. Nous avons amené son corps jusqu'à la pointe, où les nymphes avaient dressé une ardente chapelle au milieu de laquelle trônait un immense bûcher, puis nous nous sommes retirés. J'ignorai que Raphaël fut aussi haut placé dans la hiérarchie des faunes.
— Vous ne désirez pas assister à ses funérailles, me demande une jeune dryade, comme elle s'approche avec timidité de nos personnes.
Je secoue la tête en signe de dénégation. Skätten en fait tout autant, sans toutefois pouvoir dissimuler son intérêt pour la plastique de cette jeune personne ; enfin, jeune selon nos critères.
— Nous préférons rester à l'écart. Je n'ignore pas que le seigneur Pan ne goûte guère notre présence et je ne souhaite pas la lui imposer plus que de raison.
— Comme vous le désirez, murmure-t-elle en se retirant.
Encore une fois, mon compagnon ne peut s'empêcher de goûter le chaloupé de ses hanches. Néanmoins, je lui déconseillerai volontiers de ne pas trop s'y attacher. Mais rien ne vaut une nuit avec ces créatures, pour comprendre à quel point elles ne sont pas des plus fréquentables en certaines circonstances. Pourtant, sitôt disparue, je sens son regard pesé sur moi, d'une manière que je ne lui connaissais pas. Je n'y suis pas insensible, loin de là. Mais j'ai ma vie et m'embarquer dans une croisière passionnelle, à défaut d'amoureuse, n'est pas dans mes projets immédiats. Comme la cérémonie se prolonge, j'avise un banc taillé dans le tronc d'un chêne. Assise, j'invite Skätten à se joindre à moi, mais il préfère demeurer debout.
— Où vas-tu ? lui lancé-je.
— Nulle part et partout à la fois, me répond-il, énigmatique.
Pensive, je le regarde s'éloigner puis disparaître. Au fond, il a très certainement ressenti mon besoin de solitude. Mon paquet de cigarettes à la main, j'hésite un instant puis le range. Ce serait mal vu et mal venu de ma part, d'autant plus que nombreuses sont les créatures qui ont une peur bleue du feu.
— Ben lors, t'as pas envie de t'envoyer Pan à défaut de ton copain. Tu sais celui qui cache son jeu. Bon, c'est vrai, il doit pas savoir lui-même. Mais tout de même, ça te titille pas un peu ? Hein ? T'as vraiment pas envie de découvrir ce qui se dissimule sous cette défroque humaine.
Si ce n'était sa vulgarité et sa grossièreté coutumière, nous ne nous disputerions pas aussi souvent. Mais je suis trop accablé pour le moment pour le relever, encore plus pour lui envoyer l'une de ses piques qu'il déteste tant. Les yeux tournés vers le ciel azur, mes pensées dérivent vers ce crétin de Pinocchio. Je suis tout de même assez curieuse de savoir ce qu'il est advenu de lui depuis toutes ces années, malgré l'envie furieuse de lui en coller une au milieu.
— Pourquoi tu dis rien ? D'habitude, tu répliques au quart de tour. Et là, rien. Même une petite insulte. Me dis pas que t'étais amoureuse de c'type dont l'odeur naturelle aurait suffi à mettre en déroute un régiment de trolls. Bon, j'avoue qu'il avait un minimum d'hygiène pour le coup. Mais bon, ça m'explique pas ton apathie.
— C'est à cause de la musique.
— Quoi ! Mais enfin de quoi tu parles ? Quelle musique ?
Les mots sortent de mes lèvres. Quelque chose s'est emparé de moi et fait de mon corps sa marionnette. Je ne tente même pas de résister, tant sa pression psychique m'écrase.
— Oh ! tu m'entends. Hé, ho ! Y a quelqu'un là-haut ? Bordel ! et on va encore m'accuser, à tous les coups.
— La musique du diable ! m'écrié-je avant de m'effondrer
— Bon sang de bonsoir et l'autre qui est sûrement allé conter fleurette à cette pépée. Bah, il ne sait pas ce qu'il attend. De toute façon je n'ai aucun goût pour la chair féminine. En attendant, j'apprécierais qu'on me relève. Je suis dans son esprit, pas plus. Tant qu'on n'aura pas résolu nos différents, on ne s'harmonisera pas. Fais chier ! En plus, c'est pas pour dire, mais on se pèle les miches ici. Ah ! Bah, enfin c'est pas trop tôt !
— Putain, qu'est-ce qui s'est passé, maugréé-je, alors que je découvre le seigneur Pan penché sur ma personne.
— Hum, je ne relèverai pas le bas niveau de votre langage. Mais remerciez plutôt votre ami. Il a couru chercher l'un des nôtres, car vous vous êtes mises soudain à délirer.
Les mots se frayent un chemin jusqu'à mon esprit encore engourdi par l'expérience.
— Mes excuses, seigneur Pan. Néanmoins, plutôt que de délire, je crois qu'il s'agissait d'une possession, répliqué-je, un index pointé en direction du bûcher.
— Raphaël ? murmure le dieu.
J'acquiesce.
— Il a fait preuve d'une grande témérité alors que son âme se dirigeait vers l'Hadès.
— En effet, il a risqué la damnation afin de nous confier ces quelques mots : La Musique du Diable, soupiré-je, le corps encore secoué par l'orage psychique. Pardon de vous demander cela aussi abruptement, seigneur. Je doute que Raphaël eût vu le véritable visage de celui qui aura voulu me menacer, néanmoins il dut entendre sa voix. J'ai ouï que les mémoires de vos défunts étaient conservées dans leurs arbres dédiés. Est-ce vrai ?
Dans les yeux du dieu, je lis le désarroi, en même temps que de la méfiance.
— Fort bien ! Suivez-moi jusqu'au temple. À l'intérieur, vous irez voir ma prêtresse et vous lui adresserez votre demande. Contre trente derniers, elle vous offrira ses services.
Estomaquée, j'ouvre des yeux ronds. Depuis quand les dieux font-ils payer le service après-mort ?
— Mais arrête, enfin ! Tu vas quand même pas donner trente derniers à une vieille toupie à moitié folle qui respire des vapeurs d'hellébores toute la journée, se récrie une voix dans ma tête.
— Tu vois une autre solution.
— Non ! Mais n'empêche que les dieux ne sont plus ce qu'ils étaient.
— Je te corrige. C'est la prêtresse qui me facture le service.
— Gna, gna, gna.
Toujours prompt à avoir le dernier mot, je me tourne vers Skätten dont le visage reflète une inquiétude certaine, peut-être autre chose.
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