« L’on raconte qu’un démon, le diable en personne, avait été fait prisonnier jadis, par un roi-sorcier, et qu’il était retenu dans les oubliettes d’un château. Des sceaux, des runes, des croix et des reliques l’empêcheraient de sortir. Mais ne s’est-on jamais posé la question de savoir pourquoi il en avait été ainsi ? »
« Du fond de sa prison, le démon ricanait et moquait ceux qui l’avaient enfermé. D’un seul mot, il aurait pu souffler n’importe lequel de ses barreaux. Pourtant, il demeurait là, dans cette oubliette, perdue dans les sous-sols de ce château, un sourire charmeur sur ses lèvres. »
Étrange comme sa voix donne vie à ce récit. Autour de nous, quelques habitués déambulent ; au passage, je salue quelques connaissances. Sur scène, un orchestre chimérique interprète le Songe d’une Nuit sans Lune, de Johann Gunter Zart.
— Je ne te connaissais pas ce talent, Skätten.
Étonné, il me dévisage sans comprendre.
— Rien. Bon ! sinon, t’en penses quoi ?
Son verre à cocktail à la main, il me jette un regard de biais.
— De ce que je viens de lire, ou de cette bibine qui se boit comme du petit-lait, malgré un aspect pour le moins repoussant.
Sûr, selon les canons humains, servir un apéritif fumant dans un crâne de nicorne, même propre, ce n’est pas des plus engageant. Je lui renvoie mon plus beau sourire, tandis qu’à mon tour je lève mon verre bien haut.
— Les deux !
— À une condition !
Surprise, je hausse un sourcil, bien que je doute que sa proposition soit de nature charnelle, quoique. Je dois bien avouer qu’il est, et depuis un temps certain, à mon goût.
— Vas-y ! Je te mets au défi de me mystifier.
— Qui est l’homme de bois ?
— Hé, hé, hé. Mais c’est qu’il en sait des choses, cet humain, ricane une voix dans ma tête.
Je me retiens de lui envoyer une bordée d’injures bien pesées, en même temps que j’ai le plus grand mal à retenir la fureur qui m’envahit. Mais je ne devrais pas, car depuis le temps que nous nous connaissons, Skätten aurait pu, en de nombreuses occasions, me trahir et me vendre pour un plat de lentilles.
— Ne te méprends pas, Abélia ! s’il te plaît.
Aussitôt, ma colère retombe. Rares sont les personnes à qui je permets de m’appeler par mon prénom.
— J’étais seulement derrière la porte, lorsque tu t’es mise à jurer comme une charretière après un certain homme de bois.
Si je ne suis pas meilleure que les humains au jeu du Siang Mien. En revanche, je possède quelques tours capables de délier bien des langues, ou encore de me dire si l’on vient de me servir un mensonge éhonté ou non. En la matière, les battements de cœur de l’homme qui me fait face sont aussi réguliers que ceux d’un métronome, de même que je ne remarque aucune dilation de ses pupilles. Comment aura-t-il pu surprendre cette conversation, alors même que je discutais avec ma plus mauvaise moitié ?
— Parle pour toi !
— Ah oui ! Alors, explique-moi pourquoi il a pu m’entendre parler de l’homme de bois. Je ne suis pas amnésique que je sache !
— À cela, ma chère, je ne vois qu’une explication. C’est un télépathe latent. En l’instant, je doute qu’il puisse percevoir notre conversation. Mais tu étais si énervé…
— Ça va !
En face de moi, Skätten me fixe d’un air mi-figue mi-raisin. Au fond, cela expliquerait bien des choses : notre entente mutuelle, la distance qui se maintient entre nous, malgré l’attirance que j’exerce sur lui, ainsi que cette ouverture d’esprit, si rare chez ses semblables.
— L’homme de bois ? Ah ! Si je devais le résumer en quelques mots, je dirais que c’est un nid à emmerdes. Un chic type, mais qui te portera toujours la poisse. Pourtant il avait bien rattrapé le coup et soldé ses erreurs de jeunesse. Hélas, il semblerait qu’une personne, que je ne nommerai pas, ne lui ait pas pardonné un certain écart de conduite. Enfin, je ne fais que rapporter ce qui s’est dit après son retour. Cependant, je crois que vous le connaissez déjà, un vieil écrivain italien a écrit sa biographie ; un peu fantaisiste sur les bords, mais pas si éloigné de ça de la vérité. Marlo Boldodi, un truc comme ça.
— Carlo Collodi ! s’écrie Skätten, qui manque de s’étouffer avec sa chute de nécropole. L’auteur des Aventures de Pinocchio !
— Un prêté pour un rendu, mon cher, lui rétorqué-je dans un sourire.
Malgré tout, je ne suis guère enthousiaste à l’idée de le retrouver après toutes ces années passées en exil entre la Frontière et ici. Le nez plongé dans mon borsamino, je m’efforce de refouler ces ressentiments, pour mieux me concentrer sur le nouveau morceau interprété par l’orchestre : la Marche au Supplice de la symphonie fantastique de Melchior Manchoz. J’ignore ce qui me contrarie le plus : retrouver Pinocchio, ou bien avouer à Skätten la vérité à propos de son talent. J’en viens même à me demander s’il n’a vraiment que du sang humain dans les veines. Les cieux savent combien j’en ai croisé au cours de mon existence, fort longue au demeurant, et jamais je n’ai découvert chez le moindre d’entre eux, ne serait-ce qu’un embryon, de l’un de nos talents.
— Bien ! Maintenant que j’ai satisfait ta curiosité, me répondras-tu ?
— Ma foi, je peux bien puisque tu as satisfait la mienne ! s’esclaffe-t-il.
Le nez penché sur les deux fragments du parchemin, je vois ses sourcils vert bouteille se froncer de plus en plus, ce qui n’est pas sans m’inquiéter.
— Les écritures sont différentes. Ce sont deux mains de deux individus distincts qui les ont rédigées ; deux possessions puisque le style est le même.
Mal à l’aise, il se tait. Je pourrai presque compter les plis soucieux sur son front, quand soudain il exhibe son portefeuille de sa veste et en extrait un petit sachet de plastique transparent, qu’il me tend.
« Sous une prison de verre et de terre demeurait un démon. Nul autre qu’un cœur pur ne pourrait en défaire le royaume… »
— Où l’avez-vous trouvé ?
— Dans une bibliothèque en ruine, posé sur l’accoudoir d’un fauteuil Voltaire.
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