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tome 1, Chapitre 5 « Quelques Bruns de Folie » tome 1, Chapitre 5

— On se gare où ?

Machinalement, je lui indique un passage à deux pas de l’entrée. Je connais les muloups du coin, ils ne feront pas de grabuge ; aucun risque, non plus, d’entourloupe. D’une main sûre, Skätten se glisse entre des rangées de véhicules tous plus improbables les uns que les autres. Déjà, j’aperçois la silhouette de l’un des deux frères à l’entrée, un sourire aux lèvres ; les affaires marchent bien on dirait. Devant lui s’étire une file interminable de noctambules de toutes espèces ; j’espère que nous aurons une place. Soudain, la voiture s’arrête. Skätten s’est rangé entre une Voshka coupée orange et un Chameau à deux chas, face à une muraille haute de plus d’une dizaine de pieds.

— Votre carrosse est avancé, Princesse, s’exclame-t-il comme il coupe le moteur.

En d’autres circonstances, je lui aurais balancé le fond le plus limpide de ma pensée à propos de sa remarque. Mutique, je scrute la pénombre. Dissimulé dans un recoin plein d’obscurité, un ogre de Barbarie attend.

Que fait-il par ici ?

Ce n’est pas dans les habitudes de ses semblables de traîner par ici. Inquiet, je fais signe à Skätten de m’attendre et je sors du véhicule sans lui laisser le temps de protester. Par précaution, je vérifie tout de même toutes les coutures de mon imperméable ; j’ai horreur des mains baladeuses.

Fais gaffe ! Je n’aime pas la présence de cet ogre par ici, gronde un murmure dans mon esprit.

— Moi non plus. Je pensais qu’il traînait plutôt du côté du parc de Chronomachi.

Sur mes gardes, je m’avance dans sa direction. Mais l’ogre m’a déjà devancé, car je le vois qui s’avance vers moi, avant de me dépasser sans rien dire. Circonspecte, je le regarde s’éloigner, jusqu’à ce qu’il eût disparu au coin de la rue, quand mon regard est attiré par une chose sur le sol : un fragment de parchemin.

— Est-ce que tu l’as vu ?

Oui. Toi tu ne pouvais pas, mais il a bel et bien lâché ce foutu morceau de papier.

— À mon attention, cela va sans dire.

Bien sûr chérie ! À ton intention !

Chérie… avait-il vraiment besoin de le rajouter ?

De toute façon, il est inutile de tenter de le poursuivre, il sera déjà loin, voire carrément évaporé. Soucieuse, je ramasse le fragment de parchemin, avant de m’en retourner chercher Skätten ; pas la peine qu’il s’inquiète plus longtemps. En chemin, je jette un coup d’œil à ma trouvaille :

« Du fond de sa prison, le démon ricanait et moquait ceux qui l’avaient enfermé. D’un seul mot, il aurait pu souffler n’importe lequel de ses barreaux. Pourtant, il demeurait là, dans cette oubliette, perdu dans les sous-sols de ce château, un sourire charmeur sur ses lèvres. »

Je glisse le billet dans ma poche et m’approche de la voiture, puis toque à la fenêtre. Un instant plus tard, Skätten est dehors, une paire de lunettes noires sur les yeux. Deux précautions valent mieux qu’une. Hélas, il y en a, heureusement peu nombreux, à qui les gueules d’humains ne reviennent pas. Entre-temps, la file a un peu rétréci ; nous ne devrions avoir aucune peine à entrer. En fait, si je comprends entre deux échanges hachés, il y a un concert donné par les Chocking Chairs, un groupe de rock zombie. Voilà qui explique la foule aperçue un peu plus tôt.

— Viens, Skätten ! On va guincher du côté du Mausolée, ils ont une cave qui vaut le détour. Tu peux me croire. Mais tu préfères un concert de métal somnolent, dis-le moi !

Mais mon compagnon décline l’offre. Aussi, tandis que nous sommes engagés dans la file, une foule de petits vendeurs à la sauvette s’en vient tenter de nous fourguer leur camelote contre quelque monnaie sonnante et trébuchante. Néanmoins, il est en, pour ceux dont l’œil est exercé, qui sont d’une tout autre valeur, comme ce faune que j’aperçois à l’écart des autres ; lui ne vient que si on lui fait signe. Preste, je trace dans les airs une rune, symbole des bacchantes, et lui souffle.

— Que puis-je pour toi, ma douce ? me susurre une voix.

— Prends garde au ton que tu emploies, grincé-je. Tu ne voudrais tout de même pas qu’il arrive un accident malencontreux à ta troisième jambe.

Inquiet, son visage se contracte en une grimace comique. Il connaît ma réputation ; il sait que je n’hésiterai pas s’il se montrait un peu trop entreprenant.

— Je vous demande pardon…

— Et pas de nom ! Tu connais la règle.

Je le sens qui se raidit.

— Tu as quoi ce soir ?

Soudain détendu, un sourire entendu se dessine aussitôt sur son visage, tandis qu’il exhibe un petit sachet de papier brun ; de la fumeterre mélangée à quelques brins de folies ordinaires.

— Combien ?

Extatique, il m’annonce son prix.

— Trop cher ! décrété-je.

— Comme tu veux, mais tu sais que je suis le meilleur en mon domaine.

— Dix de moins, alors !

— Cinq ! me rétorque-t-il.

— Sept !

Je l’ai piégé ; aussi absurde que cela puisse paraître, il est fou amoureux des nombres premiers ; une histoire d’atomes crochus, je n’ai pas vraiment compris de quoi il retournait.

— Tope là !

Furtives, nos mains s’effleurent, puis nous nous écartons, tandis qu’il retourne dans son trou d’ombre.

— Qu’est-ce que c’est ? m’interroge Skätten, comme il pointe du doigt ma poche.

— De quoi passer une meilleure soirée, lui susurré-je. Cependant, j’ignore les effets que cela peut avoir sur la neurochimie humaine. Désolé, j’ai un peu séché les cours d’exobio au bahut.

Mon compagnon sourit tout en secouant la tête.

— Je ne parlais pas de ça. Je ne suis, sans doute, qu’un humain, mais notre espèce est assez douée pour déchiffrer le langage des signes corporels.

— Plus tard, si tu veux bien, lui soufflé-je, comme nous arrivons devant le plus jeune des Lunaires, Ernest.

Je le salue, puis lui présente mon compagnon comme le veut le non-usage.

— Enchanté, monsieur Skätten. J’espère que vous saurez apprécier les lieux. Parfois, certains clients ont des réactions imprévisibles. Cependant, je ne me fais guère de souci pour votre santé. De plus, vous ne sauriez être mieux accompagné.

L’instant d’après, nous pénétrons dans un catafalque à l’atmosphère lourde, néanmoins chaleureuse ; La Chartreuse ne reçoit que des clients dont la réputation ne souffre aucun défaut. Pas de bagarres, pas d’insultes, seulement le calme et le raffinement. Au comptoir, je nous commande un borsamino crème et une chute de nécropole. Assis dans un recoin, à l’ombre d’un pilier, j’exhibe les deux fragments de parchemin.


Texte publié par Diogene, 18 septembre 2017 à 18h37
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